Institutions internationales - Les agriculteurs et l'Europe - Une politique agricole commune - Préparatifs et réticences britanniques - La Livre sterling et l'Europe - Difficultés de l'Europe monétaire
Tandis que la guerre du Vietnam devient chaque jour davantage une donnée permanente de la situation internationale, à la fois cause et expression de certaines tensions, la crise du Moyen-Orient (où la « mission Jarring » a été provisoirement mise en sommeil) paraît évoluer vers une situation qui, si elle n’est pas la paix, n’est pas pour autant la guerre ouverte. Sans doute une telle situation est-elle comparable à l’équilibre instable des physiciens, et hypothéquée par le risque constant d’incidents qui, s’aggravant eux-mêmes par la logique de la violence, aboutiraient à une nouvelle conflagration. Mais les passions demeurent telles (encore que d’un côté et de l’autre certains s’efforcent de les « désamorcer ») et l’on conserve un tel souvenir des inquiétudes suscitées à de nombreux moments par les risques d’« escalade », que l’on a tendance à se satisfaire de cette absence de guerre ouverte, un peu comme, à l’époque de la guerre froide, on estimait que l’absence de conflit ouvert entre les États-Unis et l’Union soviétique devait combler les vœux.
Mais un autre drame a éclaté : le Pakistan oriental a sombré dans une guerre civile qui, même si une solution est trouvée dans les prochaines semaines, aura non seulement fait des dizaines de milliers de morts, mais créé un nouveau foyer d’instabilité en Extrême-Orient, car il serait surprenant que l’Union soviétique et la Chine ne se trouvassent pas rivales dans cette région, cependant que les États-Unis ne pourraient guère se désintéresser du golfe du Bengale. À dire vrai, cette explosion a été le résultat de l’accumulation des antagonismes et des méfiances entre les deux ailes du Pakistan, depuis sa création en 1947 (et qui ne se souvient de la guerre du Cachemire ?). Mais il a fallu l’intervention d’un élément « naturel » pour précipiter les événements. En novembre 1970, un ouragan s’abattit sur les côtes du Bengale oriental, où plusieurs centaines de milliers de personnes trouvèrent la mort. Le manque de rapidité des secours venus de l’Ouest, le peu de moyens mis en œuvre par le gouvernement firent que cette catastrophe donna lieu à une reprise de la campagne antigouvernementale. Les élections de décembre confirmèrent le mécontentement : la ligue « Awami » remporta une éclatante victoire, véritable plébiscite en faveur du leader autonomiste, le cheik Mujibur Rahman, qui enleva tous les sièges de l’assemblée régionale du Bengale oriental, et 163 sièges de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire la majorité absolue. L’apolitisme qui avait caractérisé la vie au Pakistan oriental fit place à une relance des revendications autonomistes de Dacca, qui tient « le grand capital » de la région occidentale pour responsable de son état de sous-développement. C’est tout le continent hindou qui est affecté par cette crise, dont on imagine mal qu’elle pourrait trouver une autre solution que basée sur la force.
Ressentiments économiques et sociaux, mais aussi heurts ethniques : ces diverses causes illustrent la fragilité de certaines constructions politiques. Alors que l’on parle de raison, les passions l’emportent dans certaines régions, des passions ancestrales, où réapparaissent parfois les antagonismes raciaux et religieux. Paradoxalement, c’est au Vietnam que le conflit est le plus dégagé de ces causes, qu’il est le plus « politique ». Sans doute a-t-on pu parfois enregistrer certaines manifestations du ressentiment du « Jaune » à l’égard du « Blanc », mais les passions se sont surajoutées à des motivations politiques, alors qu’en d’autres régions les arguments politiques se sont surajoutés aux passions raciales et religieuses.
Mais le Pakistan est lointain… Il faut faire un effort pour insérer son drame dans les préoccupations quotidiennes. D’autant que celles-ci sont marquées par les conséquences, déjà acquises ou prévisibles, de certaines décisions prises à Bruxelles, en matière de prix agricoles.
Les agriculteurs et l’Europe
Il y a trois ans, deux mille agriculteurs des six pays de la Communauté européenne avaient défilé dans les rues de Bruxelles pour réclamer un relèvement du prix du lait. Certains avaient vu dans cette manifestation la preuve que la Communauté avait cessé d’être une affaire d’experts. Selon eux, les paysans européens, en prenant conscience de leur destin commun, quitte à le faire de façon bruyante et désordonnée, portaient témoignage de la naissance d’une opinion publique européenne, sans l’existence de laquelle il serait vain d’envisager une union politique. Or, par son ampleur et par sa violence, la manifestation du 23 mars 1971 a suggéré des réflexions moins optimistes : cent mille paysans, ignorant les frontières nationales, se réunissant pour peser sur le conseil des « Six », ne montraient-ils pas que l’Europe était à la veille d’éclater ?
Le problème ne se pose pas en ces termes. Une erreur psychologique fut commise : en 1968, le peuple des campagnes s’était tenu à l’écart du mouvement de grève et de contestation qui s’était étendu sur une partie de la France et avait affecté d’autres villes des « Six ». Sans doute a-t-on eu tort d’en conclure que l’attachement à l’ordre était une donnée intangible de la vie rurale. Le désordre que l’inflation apporte dans la société a fini par avoir raison, dans ce domaine comme dans d’autres, des traditions les mieux établies. Mais, alors que le nom de M. Mansholt, vice-président de la Commission des « Six », était vilipendé par les paysans, et son image pendue en effigie, force était de rappeler que la Commission avait eu le mérite de mesurer à l’avance le sérieux de la question agricole et de proclamer la nécessité d’un programme commun pour accompagner les mutations nécessaires. Cependant le « Plan Mansholt » aggravait par certains côtés la politique suivie à Bruxelles, en se donnant pour modèle l’agriculture du Nouveau Continent, et pour instruments d’intervention des méthodes qui avaient été appliquées pendant trente ans, parfois sans grand succès, aux États-Unis. Face à la protestation des agriculteurs contre les idées « technocratiques » de Bruxelles, les États n’ont pas fait d’autres propositions : aucune décision d’envergure n’a été prise depuis deux ans par le Conseil des ministres des « Six ».
Alors que l’on pensait que le Conseil se bornerait à fixer en hausse les prix pour la campagne s’ouvrant le 1er avril, il a répondu aux paysans en posant le problème de l’ensemble de la politique agricole. Il est à première vue paradoxal que, pour apaiser la colère des agriculteurs, le réflexe des « Six » ait été de hâter l’adoption d’une partie, même minime, du programme proposé par M. Mansholt. Cependant, un examen à grands traits de la situation de l’économie agricole suffit à montrer que le conseil n’avait guère le choix des moyens. La politique suivie depuis plusieurs années est fondée sur le maintien des prix. Étant donné l’inflation ambiante, cette stabilité a eu pour effet de peser sur les revenus des agriculteurs. Une autre conséquence a été que les prix européens, d’abord fixés à un niveau qui dépassait de beaucoup l’équilibre des marchés, s’en sont rapprochés au point que les excédents ont à peu près disparu.
Ces excédents vont-ils réapparaître ? C’est une question qui a été posée, à la suite de la décision du Conseil de relever les prix garantis pour les céréales et les produits laitiers, les deux secteurs qui avaient connu de gros surplus. On risque, en effet, de voir la production de lait et de céréales se développer plus vite que la demande en France et aux Pays-Bas, tandis que celle des céréales pourrait faire un nouveau bond en avant en Allemagne et en France, où les majorations de prix consenties à Bruxelles vont s’ajouter à celles qui devaient intervenir cette année au titre du « rattrapage » rendu nécessaire par la dévaluation d’août 1969. Si les agriculteurs peuvent espérer voir augmenter leurs recettes, il reste que la majoration sera encore insuffisante pour assurer à la grande masse d’entre eux un pouvoir d’achat leur assurant la parité avec le niveau de vie moyen de la population. C’est pourquoi s’impose une politique visant à compenser la relative stagnation des revenus agricoles par un arsenal de subventions directes destinées les unes à encourager le progrès économique, les autres à accroître l’assistance de caractère social. À dire vrai, les conséquences pratiques du programme arrêté en commun varieront beaucoup d’un pays à l’autre. En France, elles seront quasiment nulles, étant donné qu’un dispositif, en général plus perfectionné que celui qui est prévu, fonctionne déjà : Indemnité viagère au départ (IDV) à un taux double du taux européen pour les agriculteurs âgés, prêts bonifiés d’installation et de modernisation. De même, la République fédérale d’Allemagne (RFA) applique le « Plan Ertl ». C’est en Italie, où la population rurale est la plus importante, puisqu’elle représente 21 % du total, et où se trouvent les régions les plus pauvres, que les décisions de Bruxelles auront le plus grand effet, mais il faudra un certain temps pour les appliquer.
Une Politique agricole commune (PAC)
Selon certains, et notamment M. Mansholt, ces décisions de Bruxelles sont le début d’une Politique agricole commune. Le financement des mesures prises sera réalisé en majeure partie par les États. Ainsi en sera-t-il pour l’indemnité versée aux agriculteurs âgés de 55 à 65 ans. Pour l’ensemble de la Communauté, l’aide « européenne » qui leur sera versée n’atteindra que 25 % de 3 300 francs. Il est vrai qu’elle s’élèvera à 65 % de cette somme dans les régions défavorisées. Chaque État pourra d’ailleurs augmenter sa part, s’il le désire, ce qui va demander un sérieux effort à ceux qui n’ont pu encore bâtir une politique structurelle, et notamment à l’Italie. Et cet effort ne sera pas uniquement pécuniaire. Il faudra en effet que l’administration italienne accomplisse une tâche énorme : depuis cinq ans, elle s’est montrée incapable de présenter à Bruxelles des projets d’investissements pour lesquels la Communauté avait dégagé des crédits qui se trouvent ainsi encore inutilisés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les ministres des autres pays craignaient que les fonds dégagés pour les mesures structurelles soient mal employés dans les régions défavorisées et que cet échec ne porte préjudice à l’idée de régionalisation. Le Marché commun, pour sa part, consacrera entre 5,5 et 8 milliards de francs à ces mesures durant quatre années. Mais si ces crédits – qui ne sont officiellement pas plafonnés, mais qui, en fait, sont limités par l’enveloppe budgétaire, ce qui revient au même – sont entièrement utilisés, la Communauté ne pourra plus, à partir de 1972, aider comme elle le fait actuellement certains investissements, notamment ceux des industries agricoles et alimentaires, ce que d’aucuns jugent regrettable. Enfin, l’attribution des indemnités communautaires permettant aux agriculteurs âgés de 55 ans d’abandonner la terre devant prendre fin lorsqu’ils atteignent 65 ans, il faudra que les États qui n’ont pas encore adopté ce type d’aide dégagent de nouveaux crédits, puisqu’il serait impensable qu’arrivés à l’âge de la retraite les agriculteurs se voient supprimer l’équivalent de l’IDV française.
D’innombrables problèmes apparaissent ainsi derrière ces décisions de Bruxelles. C’est ainsi, par exemple, que constatant que la Grande-Bretagne avait augmenté ses prix agricoles de 11 % cette année, et qu’elle devrait le faire encore de 30 % (et de 70 % pour la viande bovine) pour rejoindre les niveaux communautaires, certains craignent un possible blocage des prix communs après 1973. Compte tenu de l’inflation, la seule possibilité pour améliorer la situation des agriculteurs serait alors l’évolution des structures et la mise en place d’un système de compensation directe des revenus aux exploitants. Système qui devrait peut-être même être associé à des « deficiency payments » afin de franchir la période de cinq ans qui reste à courir avant l’entrée éventuelle dans la Communauté des pays candidats. La situation ainsi créée serait donc paradoxale puisque la Grande-Bretagne a décidé de supprimer progressivement son propre système de « deficiency payments » pour adopter celui qui est appliqué dans le Marché commun.
Préparatifs et réticences britanniques
Les dirigeants britanniques sont conscients de l’ampleur de ces problèmes. Aussi bien restent-ils partagés entre le désir de devenir membres du Marché commun et les réticences devant les conséquences de cette adhésion.
Le chancelier de l’Échiquier, M. Anthony Barber a, dans une très large mesure, ignoré les conseils de prudence que lui donnait l’aile droite du parti conservateur en déposant aux Communes – le 30 mars – un projet de loi de finances résolument expansionniste et qui reflète avant tout l’espoir du gouvernement Heath que l’Angleterre trouvera sa place dans la Communauté européenne en 1973. Le grand argentier britannique, en effet, a annoncé pour cette date l’abolition de la Taxe sélective à l’emploi (TSE) qui avait été introduite par le gouvernement Wilson, et celle des taxes à l’achat, qui seront remplacées progressivement par la TVA, selon le modèle de la Communauté qui, on le sait, a adopté le principe français. Il a d’autre part décidé une massive injection de crédits (plus de 500 millions de livres d’ici la fin de l’année) dans l’économie britannique : 290 proviendront de la réduction de moitié de la TSE, qui entrera en vigueur à partir du 5 juillet. Bien qu’insuffisante pour réduire sensiblement le nombre des sans-emploi, cette décision devrait permettre à la Grande-Bretagne d’atteindre un taux de croissance de 3 %. Selon M. Barber lui-même, la stratégie dont s’est inspiré son budget correspond à deux préoccupations essentielles :
– mettre fin au marasme, vieux de plus de vingt ans déjà, qui laisse la Grande-Bretagne très en arrière de ses éventuels partenaires du Marché commun ;
– préparer le terrain à une véritable refonte du système fiscal britannique, qui commencera à prendre effet à partir de 1973.
Mais cette orientation « pré-européenne » de ce budget ne répond pas à un sentiment général. D’après un sondage d’opinion publié début mars, 63 % des Anglais sont contre l’entrée de leur pays dans le Marché commun, 19 % seulement y sont favorables, 18 % restent indécis. Car les estimations financières ne plaident pas en faveur de l’adhésion. Les Anglais savent que la plupart des produits alimentaires augmenteraient de prix, puisque l’Angleterre les paierait plus cher au Marché commun qu’au Commonwealth ou au marché mondial – sans compter les subventions à verser aux agriculteurs européens, au détriment de ses propres agriculteurs, infiniment moins nombreux. Cela ne plait pas à la ménagère qui, son panier sous le bras, s’en va manifester à Trafalgar Square avec le « Mouvement des Femmes contre le Marché commun »… « L’adhésion constituerait un désastre national », écrit dans le New Statesman le professeur Nicholas Kaldor, qui fut le conseiller financier de M. Harold Wilson. Faisant le compte, globalement, pour toutes les ménagères du royaume, il calcule qu’elles devraient dépenser 700 M £ (9,1 milliards de francs) de plus par an. Sensibles aux inquiétudes populaires, les parlementaires sont de plus en plus divisés : de 25 à 30 députés du propre parti de Heath voteraient contre l’adhésion, actuellement. Ce chiffre correspond à celui de la majorité dont dispose le Premier ministre, qui devrait donc demander des voix à l’opposition travailliste, chez ce même M. Wilson qui, en son temps, n’avait formulé ses engagements européens que du bout des lèvres. Les jeux s’éclairciront d’ici juillet à Bruxelles, mais il n’est pas exclu que l’adhésion puisse alors être remise en cause à Westminster.
La livre sterling et l’Europe
Plus se poursuivent les négociations, et plus les difficultés prennent leurs véritables dimensions. La position française – qui n’a jamais cherché à masquer ces difficultés – a été définie par M. Maurice Schumann le 25 mars devant la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale.
À propos de la candidature britannique, le ministre des Affaires étrangères a affirmé :
« Il n’est pas question d’un veto français contre l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, la France s’est contentée de reprendre certains arguments de la Communauté, qui avait estimé dès 1967, et surtout en 1969, que le problème de la livre sterling était capital et qu’il fallait le résoudre. Il y a une contradiction entre l’appartenance à la Communauté, qui a ses réserves monétaires propres, et le devoir de soutenir les monnaies de ses adhérents, et le fait de posséder une monnaie de réserve internationale, ce qui est le cas de la Grande-Bretagne. La France ne demande pas qu’il soit mis fin à cet état de choses dès le début, mais elle souhaite qu’au cours de la période transitoire les balances sterling diminuent ».
Il a assuré alors :
« Le gouvernement britannique n’a pas mal accueilli l’initiative française. Il avait d’ailleurs été question du problème du sterling lors de la dernière discussion que M. Rippon a eue avec la Communauté ».
M. Schumann a ensuite rappelé les conditions à respecter pour réaliser un élargissement de la Communauté :
– « Il faut que la Grande-Bretagne fasse son choix. Si elle veut se joindre à la Communauté, il faut qu’elle accepte les règles communautaires » ;
– « L’entrée dans la Communauté signifie l’acceptation de la préférence communautaire » ;
– « Il faut admettre le principe de la solidarité financière, que la Grande-Bretagne a d’ailleurs accepté. Cependant, pour ce qui est des modalités d’application, la proposition britannique de participer à concurrence de 3 % de charges communautaires n’est pas réaliste ».
– « Il faut que la Grande-Bretagne accepte la politique agricole commune ».
En conclusion, M. Schumann a déclaré : « Je suis sûr que le Parlement, comme le gouvernement, veut l’élargissement de la Communauté, mais refuse la contradiction qui consisterait, pour élargir la Communauté, à sacrifier ce qu’elle a de communautaire ».
La question de la livre sterling est en effet fondamentale. Le rôle de monnaie de réserve de la livre tel qu’il existe actuellement est incompatible avec le fonctionnement du Marché commun. En effet, la gestion de cette monnaie de réserve conduirait inévitablement le gouvernement britannique à prendre en considération des facteurs étrangers aux exigences d’une politique économique et monétaire communautaire. Il est bien clair que, si le statut de la livre n’était pas changé, les autorités anglaises seraient très attentives à ménager les intérêts des pays tiers possesseurs de sterling, donc amenées à prendre des décisions ne concordant pas avec la stratégie économique définie par les institutions de la Communauté. Dès l’adhésion, il serait donc souhaitable que les avoirs (balance) détenus en livres sterling par des non-résidents britanniques soient progressivement réduits. Les balances sterling détenues aussi bien par des autorités monétaires que par des particuliers sont soumises à des fluctuations importantes – elles se sont accrues de 800 M £ depuis les accords de Bâle de 1967. Des accidents sont toujours possibles. Il faut bien envisager le cas où les fluctuations de ces balances menaceraient l’équilibre économique du Royaume-Uni.
En d’autres termes, on ne peut être à la fois dans la Communauté et hors d’elle. « Être ou ne pas être » : n’est-ce point un mot de Shakespeare ?
Difficultés de l’Europe monétaire
Ces problèmes monétaires représentent parfois l’essentiel des délibérations communautaires. C’est ainsi que la rencontre du « Groupe des Dix » – les nations industrielles les plus avancées – s’est terminée le 25 mars 1971 par un constat d’impuissance. L’obstacle est le refus des États-Unis de modifier leur politique économique et monétaire. Leur représentant, M. Paul Volcker, a été confronté aux reproches des représentants des autres pays, qui faisaient valoir combien il était dangereux, par une politique d’argent bas, d’inciter indirectement les banques américaines à rembourser toutes leurs dettes en euro-dollars et les sociétés des États-Unis à financer avec leurs fonds propres leurs filiales à l’étranger. Les conséquences en sont un afflux de dollars extrêmement coûteux pour les pays européens obligés de soutenir son niveau afin qu’il ne s’effondre pas. La réponse de M. Volcker a été qu’il s’agissait là de mouvements de capitaux à court terme, et qu’il n’y avait donc pas besoin de recourir à des mesures fiscales plus sévères aux États-Unis alors que l’objectif reste la relance de l’économie. La politique d’insouciance des États-Unis vis-à-vis du déficit de leur balance des paiements se manifeste également au sein du « Groupe des Dix ». Le plaidoyer américain prend la forme suivante : si les gouvernements étrangers ne veulent pas accumuler des dollars, ils n’ont qu’à réévaluer leurs propres monnaies (ce à quoi l’Allemagne et le Japon se refusent), ou bien autoriser des fluctuations des parités entre les devises telles qu’il ne deviendra plus nécessaire de soutenir des « prix plancher ».
Il ne semble pas, dans ces conditions, que l’Europe monétaire puisse éviter de se heurter au butoir américain, et les prochains travaux entre les « Six » pour diminuer la marge de fluctuation entre leurs monnaies perdent une part de leur importance. Il y a, en effet, un manque certain d’unité entre les « Six » sur le problème fondamental du dollar. Un exemple nouveau en a été donné par le discours prononcé à Naples, le 24 mars, par M. Carli, gouverneur de la Banque d’Italie. Il a commencé par faire une critique sévère du marché de l’euro-dollar, « mécanisme qui transmet en les amplifiant les tensions inflationnistes ou déflationnistes se produisant à l’ultérieur des États-Unis, une carence qui peut entraver la réalisation des politiques monétaires nationales, empêchant de rétablir l’équilibre de balance des paiements ou de tenir sous contrôle l’expansion du crédit à l’intérieur d’un pays ». Il a également déploré « les facilités qu’il donnait pour financer les opérations spéculatives ». Mais il a immédiatement exclu les mesures qui pourraient heurter les conceptions américaines, à savoir :
– freiner l’afflux des dollars de l’Amérique vers l’Europe, moyennant le rétablissement de la balance des paiements américains ;
– limiter l’offre du dollar moyennant l’institution d’un contrôle sur le mouvement avec l’étranger des capitaux à court terme et à long terme ;
– persuader les États-Unis et le Fonds monétaire international (FMI) de réabsorber les dollars introduits dans le circuit international ;
– imposer une réserve obligatoire sur les crédits en dollars octroyés par les banques des pays européens. M. Carli a fini par préconiser, faute de mieux, d’abandonner « le système actuel des changes fixes dans lequel les dollars peuvent être convertis en d’autres monnaies en quantité illimitée et sur la base de la parité déterminée à l’avance ».
Il est fort à craindre que l’Europe monétaire ne progresse pas plus rapidement lors des prochaines rencontres. Le dollar n’est pas l’ennemi de l’Europe monétaire, mais celle-ci ne progressera que lorsque le problème de celui-là aura été, non seulement posé, mais réglé. ♦