Institutions internationales - La Chine populaire et les Nations unies - Pékin et Formose - Les déséquilibres monétaires - L'Europe et le rôle international du Sterling - La négociation européenne et les exigences politiques
Le projet de création de l’« Union des Républiques arabes » (fédération Égypte-Syrie-Libye) s’inscrira-t-il dans la série des échecs de ceux qui ont depuis longtemps rêvé d’unifier le monde arabe ou, au contraire, sera-t-il l’amorce d’un mouvement qui donnerait à cette partie du monde une structure politique à la mesure du monde moderne ? Pour l’heure, ce projet ne s’inscrit pas encore dans cette perspective et il paraît surtout destiné à coordonner la politique des trois États dans la crise du Moyen-Orient, laquelle peut, dans une certaine mesure, être influencée par le fait que l’Égypte d’El Sadate n’est pas celle de Nasser.
L’amorce d’un « dégel » dans les relations sino-américaines (mieux vaut employer cette formule que le mot « détente ») peut, elle-aussi, modifier sensiblement les relations internationales qui, l’admission de la Chine populaire aux Nations unies étant maintenant probable, perdraient une part de la fixité qu’elles ont conservée en dépit de la substitution de la coexistence pacifique à la guerre froide.
Les Nations unies sont dans l’attente des prochaines manifestations de ce changement dans les rapports Washington-Pékin, et l’attention se porte ainsi vers l’organisme international qui, depuis longtemps, paraissait vivre sa propre existence, à l’écart des grands problèmes du monde, dont il ne pouvait qu’enregistrer l’évolution.
La Chine populaire et les Nations unies
En reprenant à son compte la formule de Chou En-Laï, « Une page est tournée dans les relations sino-américaines », le président Nixon a voulu placer dans une perspective plus largement politique la décision qu’il venait de prendre en matière commerciale. En soi, pourtant, celle-ci était déjà politique, puisque la levée de l’embargo sur les produits dits non-stratégiques mettait fin au blocus économique imposé au régime communiste depuis 1950. Dans ses relations commerciales avec les États-Unis, la Chine populaire se trouve maintenant placée dans une position voisine de celle de l’Union soviétique et des autres pays communistes.
L’encerclement diplomatique de la Chine communiste était en train de s’effriter, et beaucoup pensaient qu’elle serait admise aux Nations unies lors de la prochaine session de l’Assemblée générale, à la fin de l’année. Son encerclement militaire était en voie de desserrement, avec la « doctrine Nixon » de désengagement en Asie (même si, comme l’a indiqué M. Melwyn Laird, les États-Unis y maintiennent une présence militaire), avec la perspective de retrait du Vietnam et la prochaine rétrocession d’Okinawa au Japon. Son encerclement psychologique a été brisé par la décision du président Nixon : c’est donc un tournant de la politique asiatique des États-Unis, la fin de la politique d’endiguement de la Chine populaire, inaugurée en 1950, pendant la guerre de Corée. A-t-elle été utile, ou est-ce son échec qui justifie aujourd’hui sa liquidation ? On en discutera, mais il est certain que le containment est terminé, au moins sous la forme qu’il a eue pendant vingt ans, celle d’un affrontement « à deux », États-Unis–Chine, celle d’une séquestration de celle-ci par certains pays non-communistes, séquestration à laquelle les communistes chinois contribuaient d’ailleurs eux-mêmes très largement. C’est d’autant plus certain que la décision américaine, pour limitée qu’elle soit dans ses possibilités de concrétisation en raison de la faiblesse des échanges américano-chinois, va fournir à certains pays (par exemple le Japon) le prétexte qu’ils attendaient à une « normalisation » qu’ils souhaitaient.
Depuis la fin de la Révolution culturelle, la Chine de Mao Tsé-Toung ne cachait pas sa volonté de prendre place dans la communauté internationale. Dans le même temps, le désir de « normaliser » les relations avec Pékin s’est exprimé, dans un nombre croissant de pays, par la reconnaissance du régime communiste qui contrôle la Chine continentale et par la rupture avec le régime nationaliste qui contrôle Formose. La reconnaissance de la Chine populaire entraîne en effet, automatiquement, la rupture avec Taipeh, puisque les deux monstres sacrés, survivants de la guerre civile, s’accordent sur un point : il ne peut y avoir deux Chine. Si Mao Tsé-toung représente la Chine, Tchang Kaï-Chek ne la représente plus. Mais ceci n’implique pas le zèle ! Rien n’empêche les échanges commerciaux avec Formose, dont la croissance économique se poursuit au taux annuel de 10 %, ou la permanence de liens culturels. Le Japon ne dédaigne pas le commerce avec la Chine continentale, que sa diplomatie doit encore ignorer. Un jour, se produira un renversement : ses diplomates ignoreront Formose, que ses industriels continueront de fréquenter. Le problème est infiniment plus complexe pour les États-Unis, liés à Formose par un traité d’alliance qui a pris une valeur symbolique.
Le 26 avril, la Maison-Blanche a rendu public le rapport établi par une commission d’étude présidentielle, dirigée par M. Henry Cabot-Lodge, à laquelle le président Nixon avait demandé de lui faire des recommandations sur les modalités concevables d’une admission de la Chine populaire aux Nations unies. Ce rapport se déclare partisan de cette admission « le plus vite qu’elle se révélera praticable », au nom du principe de « l’universalité » de l’ONU. Ce principe, précise le rapport, « signifie que tous les gouvernements qui contrôlent effectivement un territoire déterminé, même s’ils ne contrôlent pas tous les territoires qu’ils revendiquent » doivent légitimement faire partie de l’organisation internationale. L’allusion au régime de Pékin est manifeste. Mais, cela acquis, le rapport rappelle que, « en aucune circonstance, le gouvernement des États-Unis ne devrait accepter que l’admission de la Chine populaire à l’ONU se fasse au prix de l’expulsion de ta Chine nationaliste ». La commission Cabot-Lodge s’est donc, une fois de plus, réclamée du principe des « deux Chine », que rejettent toujours catégoriquement Pékin et Taipeh.
Dans leur ensemble, d’ailleurs, ces conclusions témoignent d’un certain manque de réalisme, puisqu’elles recommandent également une réforme de la charte des Nations unies, qui permettrait au Japon et à la République fédérale d’Allemagne (RFA) de prendre place, alternativement, au sein du Conseil de sécurité. Il est bien évident que ces deux pays – les deux grands vaincus de 1945 – ne pouvaient pas, lors de la conférence de San Francisco, être considérés comme des « Grands ». Il n’est pas moins évident qu’ils figurent aujourd’hui parmi les grandes puissances du monde. Mais si, en ce qui concerne le Japon, la suggestion de la commission Cabot-Lodge ne met en question que le fonctionnement de l’ONU, en ce qui concerne la RFA, elle met en question l’ensemble du problème allemand, et l’on voit mal comment la RFA siégerait au Conseil de sécurité, alors que la République démocratique allemande (RDA) ne serait même pas membre de l’ONU.
Si cette suggestion relative au Japon et à la RFA n’a pas de chance d’être discutée, celle relative à l’admission de la Chine populaire est un élément nouveau dans le problème.
Pékin et Formose
Le président Nixon n’est pas obligé de faire siennes les conclusions de la commission Cabot-Lodge. Le fait que la Maison-Blanche ait décidé de les rendre publiques n’en est pas moins une indication supplémentaire de son désir de n’avancer qu’avec une extrême prudence dans la voie nouvelle qu’elle s’est tracée, et de payer le moins cher possible un éventuel rapprochement avec Pékin. Mais le problème Pékin-Formose apparaît comme la pierre d’achoppement, du moins en ce qui concerne l’admission de la Chine populaire aux Nations unies.
L’opposition politique et personnelle de Mao Tsé-toung et de Tchang Kaï-Chek complique ce problème, chacun d’eux s’estimant seul représentant – mieux, dépositaire – de « la Chine », alors que Mao Tsé-toung n’a guère de droits historiques sur Formose, et que Tchang Kaï-Chek n’a plus de droits politiques sur la Chine. Peut-être serait-il bon de songer à l’histoire… Formose est très peu chinoise, sauf si l’on accorde une valeur absolue aux incursions des pirates chinois… Les traités de Tien-T’sin (1860) l’ouvrirent à l’influence des missionnaires catholiques et protestants. À la suite du massacre de pécheurs japonais en 1871, un corps japonais, commandé par Saigö Yoromichi, débarqua dans le sud de l’île en 1874 puis, après quelques faciles victoires, l’évacua après versement d’une indemnité. Lors de la guerre du Tonkin, l’amiral Courbet, pour le blocus du riz, occupa Ki-Long [NDLR 2021 : Keelung], mais Lespès échoua devant T’an-Soui [Tamsui]. Lors de la paix de 1885, la France renonça à l’île, que les Japonais conquirent en 1894, puis annexèrent par la paix de Shimonoseki en avril 1895. Durant la seconde guerre mondiale, ils en firent une base d’invasion. À la conférence du Caire, en 1943, Tchang Kaï-Chek se vit promettre la « restitution » de l’île. Celle-ci eut lieu en septembre 1945, avant d’être officiellement acceptée par le Japon au traité de San Francisco en septembre 1951. Mais ce renoncement japonais n’a pas établi une « nature » chinoise pour l’île, et le problème se trouve ainsi faussé par des fictions. Si, en 1945, Tchang Kaï-Chek (alors soutenu par les États-Unis et par l’Union soviétique) a pu légitimement être considéré comme le représentant de la Chine, et si c’est la Chine nationaliste qui a été considérée comme l’un des « Grands » siégeant à titre permanent au Conseil de sécurité, depuis la victoire de Mao Tsé-toung, Tchang Kaï-Chek peut prétendre représenter Formose, mais non la Chine – cependant que Mao Tsé-toung peut prétendre représenter la Chine – mais non Formose.
Les jeunes générations formosanes ne s’estiment pas concernées par ce duel Mao Tsé-toung–Tchang Kaï-Chek, et elles n’imaginent pas qu’elles pourraient être amenées à entreprendre la reconquête de la Chine continentale. Elles se sentent infiniment plus « formosanes » que « chinoises », et Taipeh regarde plus vers Tokyo que vers Pékin. On voit mal comment les « deux Chine » pourraient cohabiter au sein des Nations unies. Il n’y a d’autre solution que fondée sur une double renonciation : celle de Taipeh à prétendre incarner la Chine, celle de Pékin à prétendre intégrer Formose dans une Chine à laquelle elle n’a jamais appartenu. Formose serait alors un État, siégeant en tant que tel. On n’en est pas là !
Les déséquilibres monétaires
Si cette évolution des relations sino-américaines est un événement susceptible d’amples développements (encore qu’il faille rester très circonspect) elle ne doit pas conduire à négliger l’évolution des problèmes et des situations dans les autres parties du monde, et notamment en Europe.
La Communauté économique européenne (CEE) est devenue la première puissance commerciale du monde, mais elle ne bénéficie pas pour autant de la tranquillité monétaire, victime qu’elle est de ce que, dans un excellent livre, M. Jacques Rueff vient d’appeler Le péché monétaire de l’Occident – péché consistant, pour l’essentiel, dans la non-convertibilité de fait du dollar depuis la substitution de l’étalon de change-or à l’étalon-or. Devant le Parlement européen, M. Raymond Barre, vice-président de la Commission de Bruxelles a, une nouvelle fois, attiré l’attention sur la gravité du problème posé par l’existence des euro-dollars et par le déficit chronique de la balance des paiements des États-Unis. « Personne ne souhaite une crise du dollar, qui serait la crise du système monétaire international tout entier, mais à force de laisser s’installer la violation des règles fondamentales de ce système, le moment viendra où il ne sera plus possible de reprendre le contrôle des événements ». M. Barre n’a pas caché son inquiétude devant l’évolution de la balance des paiements des États-Unis : « Le déficit extérieur, calculé sur la base des règlements officiels, a atteint en 1970, 9,8 milliards de dollars. Les balances-dollars détenues par les banques centrales d’Europe occidentale, du Canada et du Japon, se sont considérablement accrues. La baisse rapide des taux d’intérêt aux États-Unis et sur le marché de l’euro-dollar a encore accéléré l’afflux de capitaux dans les pays européens, qui peut être estimé à près de 2 Md $ au cours des deux derniers mois ».
Le 27 avril 1971, M. Giscard d’Estaing [ministre d’État, ministre de l’Économie et des Finances] a suggéré une augmentation du prix de l’or. C’est la thèse de M. Rueff. Celui-ci écrit en effet :
« Il n’est pas douteux que le remboursement, par les autorités monétaires américaines, d’une partie importante des balances-dollars existantes réduirait à néant leur réserve d’or ou de disponibilités internationales. Pareille solution est proprement inimaginable. Aussi faut-il obtenir d’autres ressources pour l’accomplissement des remboursements qui seront tenus pour indispensables. Ces ressources ne peuvent pratiquement être trouvées, sans déflation mortelle pour l’activité économique, que dans l’augmentation du prix de l’or ».
Cette constatation (car il s’agit bien d’un fait d’observation) irrite certains. Mais, poursuit Jacques Rueff, « il faut trouver des ressources ». Il ajoute : « Au surplus, la hausse du prix de l’or ne peut être tenue pour illégitime si l’on observe que les balances-dollars sont venues simplement remplacer, dans les encaisses des banques d’émission, les suppléments de valeur nominale qu’eussent trouvés leurs stocks d’or, et notamment celui des États-Unis, si le prix de l’or avait été maintenu à sa place dans la hiérarchie des prix. Utiliser ces suppléments de valeur nominale au remboursement des balances-dollars serait simplement remplacer un avoir précaire par les actifs implicites dont il était l’imparfaite représentation. Quant aux critiques d’ordre moral dont une éventuelle revalorisation des stocks d’or est l’objet, je rappellerai que la plus-value donnée aux stocks de métal par un éventuel doublement de son prix serait très inférieure à celle qu’ont trouvée nombre de terres, d’immeubles ou de valeurs mobilières, du fait des hausses de prix auxquelles seuls les stocks d’or monétaire ont été soustraits. Mais il est bien entendu que l’on ne saurait envisager une hausse du prix de l’or sans remboursement des balances-dollars ».
Mais que l’on ne s’y trompe pas. Face à un stock de 10 Md d’or il y a – en ordre de grandeur – 40 Md de dettes. Il faudrait donc porter le prix de l’or à 140 $ l’once (il est actuellement de 35). C’est invraisemblable. Réévaluer les autres monnaies ? Aucun pays, et surtout pas la RFA, n’y est disposé. Il faudrait une réévaluation simultanée de plusieurs monnaies, mais comment mettre d’accord plusieurs États ? Dévaluer le dollar serait plus facile, mais les Américains excluent cette solution. Ce problème monétaire hypothèque la communauté atlantique, parce qu’il crée des tensions psychologiques et politiques, et parce qu’il prive la CEE d’une véritable autonomie financière. Il n’est pas question de se dresser contre les États-Unis, de vouer le dollar aux gémonies, mais aussi longtemps que n’auront pas été réglés les problèmes posés par le déficit chronique de la balance des paiements des États-Unis et par le gonflement des balances-dollars en Europe, toute l’activité européenne sera hypothéquée par la situation malsaine du dollar (1).
L’Europe et le rôle international du sterling
Après les prises de position politiques sur la légitimité de l’éventuelle adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun, et sur les conditions auxquelles cette adhésion peut être réalisée, sont venues les discussions sur les problèmes techniques. Une nouvelle fois, apparaît la question du rôle international de la livre sterling, rôle incompatible avec les exigences communautaires.
La Grande-Bretagne a amélioré sa balance des paiements, et remboursé la quasi-totalité de ses dettes à court terme, contractées pendant les années noires vis-à-vis des banques centrales étrangères. À la faveur de taux d’intérêt élevés, les dollars affluent vers la place de Londres. Les autorités monétaires anglaises s’émeuvent moins que les allemandes des conséquences inflationnistes internes de ces mouvements de capitaux car elles ont encore une dette à moyen terme à l’égard du Fonds monétaire international (FMI), et elles en profitent pour l’acquitter progressivement. En d’autres termes, la situation paraît s’améliorer, quelle que soit par ailleurs la gravité de la crise sociale. En fin de compte, il apparaît que l’Angleterre a sacrifié sa croissance économique à la préservation du rôle de devise de réserve du sterling, parce que ses gouvernements d’après-guerre ont tous cru devoir transmuer la puissance britannique du plan impérial au plan financier. La livre sterling pouvait-elle rester une monnaie internationale, et le peut-elle ? Est-elle capable de supporter un tel fardeau ? Certes, la persistance de la Grande-Bretagne à reconstituer des intérêts outre-mer dans son ancienne zone impériale et aux États-Unis, de 1958 à 1968, peut maintenant porter ses fruits. Les revenus de ces investissements directs arrivent au stade où ils peuvent être aussi rentables pour l’Angleterre qu’avant 1914, pour peu que le gouvernement décourage de nouvelles sorties de capitaux. Le paiement des intérêts sur les prêts britanniques consentis durant deux décennies aux pays en voie de développement, et le remboursement de ceux qui viennent à échéance peuvent suffire à financer l’essentiel des aides futures, à la seule condition de refuser toute extension trop forte de celles-ci. Après avoir presque doublé des années 1950 à la mi-1964, les dépenses militaires ont plafonné, puis elles ont diminué, et cette tendance devrait se maintenir. Par ailleurs, en raison de la place croissante tenue par les eurodollars et par le deutschemark aux côtés du dollar, l’intérêt que le monde porte au sterling a diminué. Le sterling devrait ainsi cesser de subir, à chaque fois, le contrecoup des événements internationaux qui, sans le concerner directement, inquiètent les détenteurs de capitaux mouvants.
Mais l’Angleterre doit cesser de jouer un rôle monétaire disproportionné à ses forces réelles et incompatible avec les exigences monétaires. Sans doute les « Six » auraient-ils tort de penser que la Grande-Bretagne souhaite imposer à l’Europe la livre sterling comme une monnaie-clé, comme leur devise de réserve. Mais, pour l’Europe, il est grave qu’elle veuille transmettre ses dettes internationales aux « Six » ou, s’ils ne les acceptent pas, au FMI. Ce problème s’avère de plus en plus crucial, et il se place au cœur des négociations sur l’éventuel élargissement de la Communauté.
La négociation européenne et les exigences politiques
C’est plus un problème politique qu’un problème technique. Cette signification politique que revêtirait l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun a été réaffirmée avec une particulière vigueur les 6 et 7 avril à Bonn par MM. Heath et Brandt. Quittant le terrain des considérations économiques, dont la complexité fait parfois perdre de vue l’objectif historique de la négociation elle-même, M. Heath a versé au débat un argument nouveau. Selon lui, l’échec de la troisième tentative de la Grande-Bretagne pour se joindre à l’Europe « réjouirait surtout le Kremlin ». Il est bien évident que l’Union soviétique n’a jamais accepté de bon gré le renforcement de l’Europe occidentale (2), mais il ne semble pas pour autant que l’échec des négociations entre Londres et les « Six » serait, à proprement parler, un succès pour elle. Au surplus, le prétendre revient à affirmer que l’unification européenne est dictée par la crainte de l’Union soviétique, alors qu’elle trouve sa justification dans les réalités européennes elles-mêmes. Sans doute la « grande peur » qui régnait dans les années 1950 joua-t-elle un rôle dans la mise en route de l’unification européenne – ce qui, en outre, explique la concomitance des mesures d’unification économique et d’organisation militaire. Il est significatif qu’en 1948 ait été signé à Bruxelles le traité qui, pour la première fois dans l’histoire, bâtissait un système de sécurité collective dès le temps de paix – et qu’ait été créée l’OECE, destinée à la mise en œuvre du Plan Marshall. En 1949 fut créée l’Otan, et mis en place le Conseil de l’Europe, première organisation politique européenne. Organisation et défense ne pouvaient être séparées. Depuis la fin de la « grande peur », le « climat » s’est modifié, et ce que l’effort européen devait à cette « grande peur » s’est évanoui, laissant la place aux seules réalités spécifiquement européennes. On comprend dès lors mal pourquoi M. Heath a cru devoir évoquer le Kremlin à l’appui de la candidature britannique, d’autant que la Grande-Bretagne refusa de se joindre à l’Europe à l’époque de la « grande peur » !
En fait, l’impatience du gouvernement de Londres a d’autres motifs que ce souci de l’attitude soviétique. « Le monde bouge pendant que nous nous attardons à Bruxelles », a dit encore M. Heath, mais il n’a pas caché son inquiétude devant l’effervescence de son opinion parlementaire. On n’accorde sans doute pas assez d’attention à la bataille intérieure qui se déroule en Grande-Bretagne à propos de l’adhésion à la CEE : or c’est à elle qu’il convient vraisemblablement d’attribuer la pression exercée par les négociateurs britanniques en faveur d’une accélération des travaux. Au stade actuel des négociations, il n’est pas excessif de dire que leur issue dépend de Londres et de Paris, et c’est pourquoi certains souhaitaient une rencontre Pompidou-Heath. Les positions sont pourtant simples : la France ne s’oppose pas à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté, elle demande simplement que la Grande-Bretagne accepte les règles communautaires, en d’autres termes l’architecture d’une maison dans laquelle elle veut entrer après avoir refusé de participer à sa construction. La Grande-Bretagne est irritée de cette exigence, et souhaiterait modifier l’architecture. Aucun argument ne peut être sérieusement opposé à la logique psychologique et politique de la position française.
Dans Le Monde, André Fontaine écrivait à propos de cette divergence de vues : « Rien d’étonnant… Ce sont les deux plus vieux États-nations d’Europe, les seuls de cette partie de la planète, en dehors de l’Union soviétique, qui disposent, avec les armes nucléaires, d’un siège permanent au Conseil de sécurité et d’une responsabilité particulière dans la question allemande, des attributs de la puissance mondiale ». Le poids de l’histoire apparaît : sans Jeanne d’Arc, les deux pays se seraient peut-être fondus en un seul, et nul ne peut dire laquelle des deux influences, la française ou l’anglaise, l’eût alors emporté. Mais il y a eu Jeanne d’Arc, et Michelet a pu écrire : « La guerre des guerres, le combat des combats, c’est celui de l’Angleterre et de la France ; le reste est épisode ».
Dire que les exigences rappelées par la France (plus au nom de la communauté des « Six », d’ailleurs, qu’en son propre nom) pour l’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE s’inscrivent dans cette « guerre des guerres » est bien entendu excessif : le gouvernement français ne veut pas faire payer à M. Heath la mort de Jeanne d’Arc ! Mais les souvenirs sont parfois lourds… Que l’Angleterre renonce à ce pour quoi elle s’est dressée contre la Communauté européenne, et les portes de cette Communauté lui seront ouvertes, sans la moindre arrière-pensée. La France a dominé ce qui, dans son attitude à l’égard de l’Allemagne, aurait pu s’opposer à une coopération loyale et totale. Ce qui, en tant que contentieux, existe entre la France et la Grande-Bretagne, est infiniment moins lourd que ce qui aurait pu constituer un obstacle à la coopération franco-allemande. Il ne dépend pas de la France que la Grande-Bretagne concrétise ce qu’elle considère comme sa « vocation européenne ». C’est uniquement un problème britannique. C’est ce que les représentants français s’obstinent à répéter. Sur la question des facilités d’accès à consentir aux producteurs de sucre des Caraïbes, de l’île Maurice ou des Fidji, une solution sera trouvée. Peut-on faire preuve du même optimisme en ce qui concerne la participation de l’Angleterre au budget de la Communauté ? Dès juillet 1970, le calcul du montant de la contribution anglaise aux dépenses du Marché commun a été présenté par Londres à l’opinion publique comme le nœud de la négociation. Depuis que la France a demandé que l’on se préoccupe du statut international du sterling, et que l’on examine la manière dont le Royaume-Uni pourra se plier aux indispensables disciplines de l’union économique et monétaire, la question du coût de l’adhésion a perdu une part de sa force. Du plan économique, le problème se trouve ainsi porté sur le plan politique : il y trouve ses vraies dimensions. ♦
(1) Ces lignes étaient écrites avant que ne se produisent les événements qui, dans les premiers jours de mai, ont affecté les relations entre le dollar et les monnaies européennes. Elles correspondent à la situation telle qu’elle se présentait fin avril. Elles ne sont pas démenties par les faits, dont l’analyse, sur le plan communautaire européen, fera l’objet de notre prochaine chronique.
(2) Voir à ce sujet l’excellent ouvrage de M. Zorgbibe : L’Europe de l’Est face au Marché commun. Éditions Armand Colin.