Institutions internationales - Les États-Unis, l'Amérique latine et l'OEA (Organisation des États américains) - La Session de l'Assemblée générale de l'ONU - La crise monétaire et les institutions internationales
Une nouvelle fois, l’été a été fidèle à une tradition : alors que la vie politique paraissait devoir s’assoupir, des événements graves l’ont affectée. Sans doute les décisions annoncées par le président Nixon en matière monétaire n’ont-elles pas totalement surpris : on ne pensait toutefois pas, en dépit de l’aggravation de la situation du dollar, qu’il déciderait la non-convertibilité de celui-ci. Sans doute le coup d’État bolivien est-il moins tragique que l’intervention soviétique à Prague en août 1968, mais il survient à un moment où paraît devoir se poser le problème des relations entre les États-Unis et certains pays latino-américains. Sans doute aussi savait-on que le prochain départ des troupes britanniques du golfe Persique (ou Arabique) poserait de sérieux problèmes politiques, mais on estimait que Bahreïn ne proclamerait pas son indépendance avant octobre. Dans le cadre de cette chronique consacrée aux institutions internationales, et envisageant les événements sous l’angle de ce que représente l’importance de ces institutions dans le monde moderne, ces événements présentent un intérêt considérable.
Les États-Unis, l’Amérique latine et l’Organisation des États américains (OEA)
Pour la 181e fois en 145 ans d’histoire, la Bolivie a, dans les derniers jours d’août, changé de régime : le général Hugo Banzer a en effet remporté la bataille qu’il avait engagée contre le général Juan Torrès. Ce pourrait n’être qu’une péripétie. L’explication du mouvement met en cause l’imbrication des diverses tendances politiques qui, castristes, pro-soviétiques, maoïstes, opportunistes et nationalistes, se mêlent à des aspirations également diverses des clans militaires, « Nationalisme » et « révolution » se mêlent en des formules contradictoires. Déjà, les « ouvertures à l’Est » multipliées suscitaient de nombreuses réserves, cependant que la perspective d’un « pouvoir ouvrier » provoquait de vives inquiétudes dans les fractions conservatrices de la population. En réclamant un gouvernement « populaire anti-impérialiste » (c’est-à-dire dirigé contre les États-Unis), les partisans du général Torrès ont déterminé le général Banzer à l’action.
La défaite du général Torrès affaiblit le camp des « socialistes » latino-américains, la victoire du général Banzer renforce celui des anticommunistes. Cette nouvelle révolution bolivienne peut aider les États-Unis, mais elle peut, en même temps, « durcir » l’opposition de leurs adversaires. Le problème devrait se poser dans des délais rapprochés au sein de l’OEA.
Le 17 août, arrivant à Santiago en visite officielle, le ministre cubain des Affaires étrangères, M. Paul Roa, prit violemment position contre le principe de l’indemnisation en cas de nationalisation. Le même jour, le Parti socialiste chilien (auquel appartient le président Allende, élu en septembre 1970 à la tête d’une coalition de type « front populaire ») proclama son refus de verser des indemnités aux compagnies cuprifères [NDLR 2021 : qui exploite le cuivre] nord-américaines nationalisées quelques semaines auparavant. Or, après avoir subi les « coups de patte » du gouvernement péruvien contre l’International Petroleum Company en 1968, puis, en 1969, du gouvernement bolivien contre la Gulf Oil, les États-Unis ne paraissent pas décidés à accepter ce refus de l’indemnisation. C’est à un accord sur les indemnisations des biens américains nationalisés que Washington a décidé de subordonner l’octroi de tout nouveau prêt au Chili. La « bataille du cuivre » est engagée, et les intérêts américains au Chili sont beaucoup plus importants que ne l’étaient ceux représentés par l’IPC au Pérou ou par la Gulf en Bolivie : dans le secteur cuprifère, les investissements dépassent un demi-milliard de dollars.
Déjà, le refus de l’Import-Export Bank d’accorder des crédits au Chili pour l’achat de 3 Boeing peut être considéré comme la première manifestation d’une nouvelle politique des États-Unis à l’égard des pays qui nationalisent les biens américains. Il s’est agi là d’une extension de l’« amendement Hickenlooper » [du nom du sénateur Bourke B. Hickenlooper] sur l’aide américaine à l’étranger. Cet amendement interdit toute assistance aux pays qui nationalisent les biens américains, s’ils n’engagent pas dans les six mois des négociations pour l’indemnisation. En principe, il ne devait pas s’appliquer aux prêts de l’Import-Export Bank. Désormais, tout crédit pourra être refusé par Washington dès lors qu’une « indemnisation convenable » ne sera pas prévue, et le porte-parole du Département d’État, M. Robert J. MacCloskey, a lui-même souligné la nécessité d’un « accord équitable et rapide sur les indemnités à verser ».
Ceci est d’autant plus important que divers indices permettent de penser que le président Nixon souhaiterait améliorer les relations américano-cubaines, comme il a mis en route un processus de normalisation avec Pékin, encore qu’à Washington et à La Havane on proclame qu’il n’y aura pas une « partie de volley-ball » comparable à la désormais historique « partie de ping-pong ». Le 2 août, le secrétaire d’État William Rogers rappelait qu’en octobre 1969, Richard Nixon avait déclaré, à propos de l’Amérique latine, que « nous devions traiter avec les gouvernements d’une façon réaliste, c’est-à-dire les considérer pour ce qu’ils sont ». Cela revient à accepter le castrisme, après avoir accepté la réalité du pouvoir communiste à Pékin. Le contentieux américano-cubain est lourd : aux ressentiments psychologiques et politiques s’ajoutent des considérations économiques, et la décision de l’Import-Export Bank, dans la mesure où elle préfigure une politique, n’est pas de nature à l’alléger.
Quoi qu’il en soit, c’est au sein de l’OEA que le problème paraît devoir se poser dans un premier temps. Voilà une organisation dont on parle peu, et dont la signification aurait pu être considérable. À ses origines (mais il ne s’agissait pas encore de l’OEA) la politique de solidarité continentale américaine a été pratiquée par les États-Unis au cours des guerres d’indépendance entreprises par les colonies espagnoles et portugaises entre 1809 et 1826. Puis elle fut poursuivie non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan institutionnel, le rôle principal étant joué à ce point de vue par Simon Bolivar alors qu’il se trouvait à la tête du gouvernement de la Grande-Colombie, qui groupait alors la Colombie, l’Equateur, le Panama et le Venezuela d’aujourd’hui. Après bien des péripéties, ces efforts devaient aboutir à la formation de l’« Union panaméricaine » en 1889. À intervalles réguliers, des conférences consultatives réunissaient les représentants des États américains. À Bogota en 1948, la conférence panaméricaine transforma l’« Union panaméricaine » en « Organisation des États américains ». Celle-ci était prévue comme devant, avec l’aide d’organes institutionnels, donner une forme concrète aux solidarités américaines. Mais, très vite, les considérations politiques l’emportèrent. À Santiago, en août 1959, se marqua le conflit entre les régimes « populaires » et les régimes dictatoriaux du Nicaragua, de la République dominicaine et de Haïti. À San José en août 1960, l’OEA adopta des sanctions contre le gouvernement Trujillo [République dominicaine] accusé d’avoir organisé un complot contre le gouvernement du Venezuela, et adopta une déclaration qui, sans viser expressément Cuba, concernait cet État à qui le gouvernement soviétique avait promis l’appui éventuel de fusées. Le texte condamnait toute ingérence ou menace d’ingérence dans les affaires des Républiques américaines, et il déclarait : « une menace d’intervention occidentale met en danger la solidarité et la sécurité américaines ». Cuba, précisément, se trouva au centre des préoccupations de la réunion de Punta del Este (Uruguay) en janvier 1962. Votée par 14 voix contre 1 (Cuba) et 6 abstentions (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Equateur, Mexique) une résolution déclarait : « l’actuel gouvernement de Cuba, qui s’est lui-même qualifié de marxiste-léniniste, ne répond pas aux principes ni aux objectifs du système interaméricain ». La conférence posa le problème de la compatibilité de la participation de Cuba aux organismes du système interaméricain, et invita le Conseil de l’Organisation à se prononcer : exclue du Conseil interaméricain de défense, Cuba fut ensuite exclue de l’OEA
Depuis, Castro n’a jamais cherché à reprendre place dans une organisation dont il déclare qu’elle est un instrument « au service de l’impérialisme ». L’accusation, ainsi formulée, est très excessive, mais il n’en demeure pas moins que Washington semble parfois considérer que les États latino-américains doivent soutenir la politique des États-Unis, et que l’aide économique heurte parfois les exigences de l’indépendance nationale. Mais, si le problème du retour de Cuba au sein de l’OEA ne se pose pas dans l’immédiat, l’Organisation peut être affectée, dans des délais relativement proches, par l’attitude de plusieurs pays à l’égard de Cuba. C’est ainsi que le Pérou envisage de rétablir des relations diplomatiques avec La Havane, comme l’a fait le Chili au lendemain de l’élection du président Allende. Une dizaine de pays latino-américains seraient prêts à lever les sanctions économiques votées en juillet 1964 à la demande du Venezuela. Cette décision engage les membres de l’OEA Si un nombre important de pays-membres sont prêts à ne plus en tenir compte, l’OEA perdra une bonne part de sa représentativité et de sa respectabilité. Or ces pays sont d’ores et déjà nombreux : le Chili, la Bolivie, la Colombie, l’Equateur, le Pérou, le Mexique, l’Uruguay, la Jamaïque, Trinidad-et-Tobago et, ce qui est plus surprenant, l’Argentine. Le Venezuela et le Costa-Rica restent hésitants, tandis que le bloc pro-USA regroupe le Paraguay, Haïti, le Guatemala et le Brésil. Pour que le problème des sanctions contre Cuba soit réexaminé au sein de l’OEA, il faut que la moitié des pays-membres en fassent la demande (donc 12 au moins, puisqu’ils sont 23), tout renversement politique exigeant la majorité des deux tiers. La position officielle des États-Unis n’a pas varié : Cuba doit rompre tout rapport militaire avec l’Union soviétique et renoncer à « exporter » la révolution pour être admis de nouveau dans la communauté américaine, représentée par l’OEA Que l’éventuel retour de Cuba au sein de l’OEA ait plus de signification que n’en avait eue son exclusion, voilà un signe sensible de l’évolution des esprits : une nouvelle fois, une institution internationale se comporte comme un « révélateur » .
La session de l’Assemblée générale de l’ONU
Ces manœuvres interaméricaines peuvent avoir des répercussions aux Nations unies, lors de la prochaine Assemblée générale, qui s’ouvre fin septembre. Washington ne peut pas ne pas essayer d’obtenir de ses alliés sud-américains qu’ils approuvent et appuient de leurs votes l’évolution de la politique américaine à l’égard de Pékin. Mais la question chinoise ne paraît pas devoir être posée durant la première phase de la session. Aussi bien selon les prévisions actuelles, ces premières réunions seront dominées par le drame du Bengale [NDLR 2021 : ou Pakistan oriental, région du Pakistan en pleine guerre de libération, futur Bangladesh]. Étant donné que la Chine communiste, si elle était admise cette année, n’occuperait pas son siège parce que Formose [Taïwan] ne serait pas expulsé, l’année 1971, pour l’ONU sinon pour les États-Unis, ne sera pas celle de la Chine. Elle sera celle du Bengale. Mais il est plus facile, à l’ONU, de condamner vingt fois l’Afrique du Sud ou le Portugal que de mentionner désagréablement le Pakistan même une seule fois.
Le Pakistan a néanmoins été en cause, à la mi-août, mais seulement dans une sous-commission chargée de la « protection des minorités » : les représentants de quelques organisations non-gouvernementales, soutenues par le représentant de l’Inde, ont dénoncé la transgression par les forces armées pakistanaises de quelques-uns des principes les plus fondamentaux de la Convention internationale des droits de l’Homme. Devant l’authenticité irréfutable des faits invoqués, le représentant du Pakistan ne nia pas tout, mais expliqua que « dans le contexte de la situation qui s’était fait jour dans le Pakistan oriental, certains principes étaient inapplicables », et il ajouta qu’il n’appartenait pas à la sous-commission de se prononcer sur la « légitimité d’une action entreprise par un État pour sauvegarder son existence ». Le représentant des États-Unis resta muet : la realpolitik du président Nixon est tellement influencée par l’évolution des relations avec Pékin qu’il doit ménager le Pakistan. C’est ainsi que le département d’État s’est déclaré incapable « de confirmer ou de démentir » les informations selon lesquelles 2 avions commerciaux Boeing 707, affrétés aux États-Unis le 18 juin dernier, avaient été utilisés par le gouvernement du général Yahya Khan à des fins militaires. Des témoignages précis, y compris de source américaine, confirment cependant que des Boeing 707 ont été vus au Pakistan oriental en train de débarquer des troupes. On peut donc s’attendre à ce que, les intérêts politiques et les passions aidant, l’attention de l’Assemblée générale se concentre sur le grand problème jusqu’alors « non mentionnable » du Bengale. Au-delà de ce problème, c’est le continent indo-pakistanais qui se trouvera porté au premier plan de l’actualité.
Par ailleurs, les États arabes ont commencé dès fin juillet une campagne sur le sort des réfugiés de la zone de Gaza – ce à quoi le représentant israélien, M. Tekoah, répond inlassablement que les conditions de vie et de travail de ces réfugiés sont bien supérieures à ce qu’elles étaient sous le régime égyptien. Si, comme on le prévoit, les délégations arabes entendent amplifier leur campagne à la tribune de l’Assemblée, elles feront surgir l’ombre des millions de réfugiés du Pakistan oriental en train de mourir de faim et de maladie.
Il va sans dire que si cette 26e Assemblée générale accueillera comme 128e membre l’État souverain de Bahreïn (200 000 habitants), il ne saurait être question d’indépendance pour le Pakistan oriental. M. Ricardo Alançon Quesada, au nom de Cuba, a demandé l’inscription à l’ordre du jour de « l’indépendance de Porto-Rico ». Lors des dernières élections, le parti « indépendantiste » portoricain avait obtenu 3 % du total des voix. Lors des élections du 7 décembre 1970 au Pakistan oriental, la ligue Awami du Cheikh Moujibur Rahman avait réuni la quasi-totalité des voix : elle est aujourd’hui interdite, et l’on ignore le sort qui sera réservé à son chef. Mais, quand, le 29 mars 1971, un représentant du secrétariat général de l’ONU omit d’écarter catégoriquement une question sur l’indépendance éventuelle du Pakistan oriental, il dut s’excuser par la suite en précisant qu’il avait « agi sans autorisation ».
L’admission de l’État de Bahreïn paraît de peu d’importance à côté de ce drame du Bengale et de l’importance politique et stratégique du continent indo-pakistanais. Elle n’est cependant que le premier acte d’une évolution qui, avec le départ des troupes anglaises du golfe (qui doit être effectif avant le 31 décembre) s’ouvre sur de graves inconnues. Bahreïn… Côte des Pirates… Abou Dhabi… ces noms qui sonnent comme des titres de Henry de Monfreid peuvent devenir autant de foyers de troubles. C’est le 14 août que le Cheikh Issa Ben Salmane El Khalifa a proclamé l’indépendance de Bahreïn, sur qui il règne par la grâce d’Allah et avec le secours du pétrole, et, le 21, il a posé la candidature de son pays à la Ligue arabe.
Pendant des siècles, les 9 émirats de la Côte des Pirates ont vécu comme dans les romans de Monfreid, de piraterie et de trafic d’esclaves. Les booms, samboucks, djalbouts et autres boutres guettaient les navigateurs imprudents qui s’aventuraient dans les parages du Golfe. D’autres vaisseaux allaient jusqu’à Zanzibar et Pemba, où les cheikhs arabes avaient installé des marchés d’esclaves. Puis, au début du siècle dernier, les Anglais, désireux d’assurer la sécurité de leur route des Indes, commencèrent à s’installer dans le Golfe, imposant leur protection aux souverains. La piraterie cessa d’être à la mode, mais le trafic des esclaves ne disparut jamais complètement. On remplaça la dénomination de « Côte des Pirates » par celle de « Côte de la Trêve ». Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, « Côte du Pactole » conviendrait mieux, car la découverte du pétrole a bouleversé la vie de plusieurs de ces micro-États. Mais tous n’ont pas la chance d’Abou Dhabi, où l’on ne sait que faire de l’argent. On espère trouver du pétrole à Ras el Khayma (20 000 habitants), mais en attendant on y vit encore de la pêche et des émissions philatéliques… Jusqu’à la fin de 1967, cette situation paraissait devoir se prolonger. Mais en janvier 1968 les Anglais annoncèrent leur décision de quitter les parages avant la fin de 1971, dans le cadre de leur « dégagement à l’est de Suez ». Lorsqu’ils s’y étaient installés, ce n’étaient que sables et rochers. Aujourd’hui, il y passe autant de navires que dans le Pas-de-Calais. Le pétrole consommé en Europe vient pour 47 % des pays riverains du Golfe, qui possèdent 62 % des réserves mondiales connues. Toutes les 12 minutes, un pétrolier franchit le détroit de Ormuz, verrou du Golfe, large de 40 km seulement. Au-delà de l’indépendance du Bahreïn et de son admission à l’ONU se pose le problème dans le Golfe après le départ des troupes britanniques, problème dont on reparlera, dans des situations qui pourraient ne pas être calmes.
La crise monétaire et les institutions internationales
En soi, la crise provoquée par la décision du président Nixon de suspendre la convertibilité du dollar n’a pas été une surprise. Les causes de la crise étaient connues, seule était en question la date à laquelle la pyramide ne tiendrait plus sur sa pointe. Il est un aspect de cette crise qui n’a pas été mis en lumière, à savoir l’ébranlement des organismes de coopération internationaux. L’insuccès de la première conférence des ministres des Finances des « Six » le 20 août a moins surpris que sa brutalité. On s’attendait à un échec feutré, qui sauverait les apparences, ce n’est pas ce qui s’est produit. Il ne s’est pas agi là d’un revers « comme les autres », susceptible d’un de ces replâtrages si nombreux dans l’histoire du Marché commun. En effet, c’était une des dernières occasions de se mettre d’accord sur une stratégie, sinon une tactique monétaire commune à mettre en œuvre sur les marchés des changes qui ne pouvaient pas – on le savait – ne pas rouvrir quelques jours plus tard. L’Europe économique et monétaire a vécu là une expérience de régression. Il a été démontré qu’aucune institution de la Communauté économique européenne (CEE) n’avait de pouvoir – fût-ce d’arbitrage – sur les ministres techniciens. De toute façon, le Marché commun peut subsister comme une zone de libre-échange dont le bon fonctionnement est indispensable pour tous ses membres : l’importance des intérêts en jeu rassure sur sa préservation. Mais ce n’est pas l’Europe communautaire dont on avait rêvé, et à laquelle la France reste attachée, en mettant en évidence la nécessité du respect des exigences communautaires en matière de parités monétaires. La marche vers l’union économique et monétaire est arrêtée : pour provisoire qu’est peut-être cette pause, elle n’en est pas moins grave. Il est maintenant difficile de concevoir la création d’un pôle monétaire européen.
Par ailleurs, la décision du président Nixon a terni le prestige du Fonds monétaire international (FMI). Ce n’est que le 21 août que son directeur général s’est adressé aux ministres des Finances des 118 États-membres pour leur demander « une action rapide pour arriver à un accord ». Son comité directeur n’avait pas pu préserver son rôle, affaibli qu’il était par la décision unilatérale de la République fédérale d’Allemagne (RFA) de faire « flotter » le mark sans préciser d’échéance.
Les effets du Kennedy Round ont été abolis par la surtaxe américaine de 10 %, décidée sans que le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) ait été consulté, et contrairement à plusieurs de ses principes de base.
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui a rendu d’éminents services dans tant de crises et a permis de confronter fructueusement si souvent les points de vue européens, américains et japonais, a été ravalée au statut d’un simple bureau d’études, et son secrétaire général ignoré.
C’est là, pour le système international dont les institutions représentaient un élément essentiel, un échec certain, échec qui marque un recul dont on ne peut que redouter les conséquences. Ces institutions avaient pour objet non la détermination d’une volonté imposée par certains États à d’autres, mais la confrontation des intérêts et des opinions, et, en conséquence, la recherche de solutions qui, si elles ne pouvaient satisfaire tous les membres, pouvaient avoir au moins le mérite de ne léser gravement les intérêts d’aucun d’entre eux. Sans doute l’égoïsme restait-il la loi de ces « monstres froids » que sont les États, mais il était tempéré par les procédures de la consultation. La consultation intergouvernementale était, en certains domaines essentiels, devenue un facteur d’élaboration des politiques nationales, et c’était dans cette voie pragmatique que la France souhaitait que s’engageât l’effort pour l’unification européenne. Les enseignements de la crise monétaire de mai n’ont pas été retenus, et les représentants français n’ont donc pu que rappeler les exigences communautaires. Ce n’est certainement pas l’un des moindres paradoxes de la situation présente que de voir l’effort européen stoppé par ceux-là mêmes qui se prétendaient « européens », et de voir en même temps les conditions d’efficacité de cet effort défendues par le pays – la France – qui fut souvent accusée de ne pas vouloir s’associer à cet effort européen. L’Europe ne se bâtira pas sur les facilités du libre-échangisme, mais sur les difficultés des exigences et des disciplines communautaires. ♦