Après la substitution de la coexistence pacifique à la guerre froide qui a marqué la fin de l'après-guerre, nous assistons depuis peu à une nouvelle mutation politique et économique : la crise du dollar, le « oui » de l'Angleterre à l'Europe, l'affirmation de l'« Ostpolitik » de Willy Brandt, l'entrée de la Chine populaire à l'ONU en sont la manifestation ; elles marquent la fin du monde bipolaire, celui des « deux blocs ». Mais le grand ébranlement du monde (titre du dernier ouvrage de l'auteur ; Albin Michel, 1972) issu de la Seconde Guerre mondiale pose à l'Europe des problèmes considérables – l'Europe qui se trouve, entre les deux super-Grands, affrontée envers l'un et envers l'autre à des problèmes de rééquilibre. Professeur à l'Université internationale de Sciences comparées, l'auteur y traite précisément cette année le sujet : « Le monde et l'Europe ». Dans un premier article, il analyse ici l'évolution des rapports entre les États-Unis et l'Europe occidentale. Dans un second, il étudiera celle des rapports entre l'Union soviétique et cette même Europe occidentale.
L'Europe entre les deux super-Grands (I) Solidarités et rivalités inter-atlantiques
Les décisions intervenues à Washington le 18 décembre 1971 en matière de parités monétaires n’ont apporté, certes, qu’une solution provisoire à une crise qui paraissait susceptible de conduire au renforcement des tentations protectionnistes, et dont, en dépit de profondes différences dans les causes et dans l’« environnement » général, on pouvait se demander si elle ne serait pas le prélude à une récession comparable à celle des années trente. Ces décisions n’ont pas bâti un nouveau système monétaire international, mais elles en facilitent l’élaboration, parce qu’elles ont mis fin aux incohérences accumulées depuis des mois. Or cette crise monétaire, et les décisions commerciales qui, le 15 août, avaient accompagné l’annonce de la non-convertibilité du dollar, avaient une signification politique considérable : les États-Unis se dressaient contre l’Europe (1).
Cette formule peut paraître outrancière, et elle demande à être nuancée. Après avoir aidé d’une manière décisive à la reconstruction de l’Europe, après avoir soutenu les hommes et les groupements qui œuvraient en faveur de l’unification européenne, après avoir, pour des raisons psychologiques, politiques et stratégiques, identifié dans un cadre atlantique leur sécurité à celle de l’Europe occidentale, les États-Unis ont considéré cette Europe communautaire, qu’ils avaient appelée de leurs vœux, comme une rivale. Elle l’était. Mais la contradiction n’en est pas moins apparue flagrante. Il était en effet bien évident que, par sa reconstruction, puis par son développement, puis enfin par les débuts de son unification, l’Europe occidentale atteindrait une puissance et un dynamisme qui en feraient une rivale commerciale pour les États-Unis. Ces nuances n’atténuent pas la portée d’un fait qui possède une signification considérable : un quart de siècle après la fin de la seconde guerre mondiale, les rapports entre les États-Unis et l’Europe occidentale ne se posent plus en termes d’assistance, mais en termes de rivalité commerciale.
Mais le problème ne se pose pas seulement sur ce plan-là. Il déborde même largement du cadre des relations entre la Communauté économique européenne et les États-Unis : il met en question la place de l’Europe communautaire dans un monde qui, vingt-cinq ans après la fin de la seconde guerre mondiale, paraît entrer dans une nouvelle phase de son histoire, et il la met en question parce qu’il illustre l’affaiblissement de la notion politique de communauté atlantique. Cette mise en question est d’autant plus décisive que, lors de leur rencontre des Bermudes le 21 décembre 1971, le Premier ministre Edward Heath a plusieurs fois affirmé au Président Richard Nixon que « le vaisseau de l’Angleterre a mis résolument le cap vers l’Europe ». Pour la première fois depuis très longtemps, les « relations spéciales » avec les États-Unis n’ont pas été réaffirmées comme l’un des principes majeurs de la diplomatie britannique. « Entre l’Europe et le grand large, se plaisait à dire Winston Churchill, nous choisirons toujours le grand large ». Ce temps est sans doute fini. Dans ses « Mémoires », Harold Macmillan rappelle que, comme Winston Churchill, il avait « une mère américaine », et qu’il considérait « le maintien des relations anglo-américaines comme l’œuvre de sa vie ». Edward Heath a voulu lier son nom à l’adhésion de la Grande-Bretagne à l’Europe communautaire : il a admis hautement et publiquement que le sort du Royaume-Uni n’était pas forcément lié à celui des États-Unis, et que des divergences de vues peuvent séparer Londres et Washington.
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