Défense dans le monde - États-Unis : conception américaine d'une association États-Unis–Europe - Union soviétique : les répercussions du conflit indo-pakistanais sur les relations de l'URSS avec la Chine et les États-Unis - Première traversée hivernale par la route maritime du Grand nord
États-Unis : conception américaine d’une association États-Unis–Europe
À plusieurs reprises, au cours de l’année 1971, les orientations nouvelles de la politique des États-Unis ont suscité l’inquiétude des pays de l’Alliance atlantique. C’est ainsi que pour une grande partie de l’opinion européenne, les négociations de Pékin en février 1972, et de Moscou en mai 1972, semblent déboucher à terme sur un désengagement américain en Europe et sur une politique économique soucieuse des seuls intérêts des États-Unis. En définitive la tranquillité et le bien-être du peuple américain sembleraient ne pouvoir être assurés qu’au détriment des autres nations du monde libre.
C’est afin de rassurer ses alliés que le président des États-Unis a estimé nécessaire d’informer les chefs d’État européens de ses intentions exactes de négociation avec les deux grands pays socialistes. Par la recherche d’un modus vivendi avec l’Union soviétique et l’amorce du dialogue avec la Chine, il entend promouvoir un nouvel équilibre mondial basé sur des critères réalistes. Conscient de la nécessité, pour négocier en position de force, d’obtenir au cours de ses conversations avec les leaders occidentaux l’appui de ses alliés, il devait aussi s’efforcer de dénouer la crise monétaire et économique qu’il avait ouverte le 15 août 1971 en annonçant la suspension de la convertibilité du dollar et l’application d’une surtaxe de 10 % sur les importations américaines.
À cet égard chacune des rencontres qui ont eu lieu en décembre a été soigneusement préparée. Concessions à faire et garanties à fournir par Washington ont été adaptées aux intérêts particuliers des interlocuteurs respectifs. C’est ainsi que le président Nixon :
– a donné à M. Pierre Elliott Trudeau, Premier ministre canadien, l’assurance que le Canada ne serait pas réduit à une colonie économique des États-Unis ;
– a annoncé au président Georges Pompidou que le dollar serait dévalué préalablement aux négociations commerciales entre les États-Unis et la Communauté économique européenne (CEE) ;
– a plaidé auprès du Premier ministre britannique, M. Edward Heath (1) pour le maintien de certaines relations particulières entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, malgré les inévitables changements qu’entraînera l’entrée de Londres dans le Marché commun ;
– a donné l’assurance au Chancelier allemand Willy Brandt que les troupes américaines seraient maintenues en Europe et qu’aucun accord militaire ne serait conclu à Moscou au détriment des nations alliées.
Ces concessions, bien que ne réglant pas le fond des problèmes qui affectent l’Alliance et la CEE, se situent bien dans la ligne de la politique américaine à long terme vis-à-vis de l’Europe, qui est définie avec précision par la doctrine Nixon.
Selon cette doctrine, le président des États-Unis voit dans l’Europe unie un « centre de puissance » dont les intérêts sont inséparables de ceux des États-Unis. Ces derniers doivent favoriser l’unification européenne et offrir une association (partnership) étroite à l’ancien continent. Les objectifs de cette association sont le maintien de la paix, la sauvegarde des valeurs occidentales et l’affranchissement des peuples opprimés. La conception qu’en ont les Américains doit être examinée aux trois plans de l’économie, de la défense et de la politique étrangère. Elle se résume ainsi :
– Sur le plan économique, contrairement à l’intention qui leur est souvent prêtée d’exploiter la situation actuelle pour diviser l’Europe, les États-Unis souhaitent l’unité et la cohésion d’une communauté européenne de plus en plus élargie et ouverte vers l’extérieur, qui prendra à terme un poids économique équivalent à celui de l’Amérique du Nord. Pour ce faire, la libéralisation des échanges commerciaux devra être obtenue par l’harmonisation des réglementations tarifaires ainsi que par l’édification d’un nouveau système monétaire international. Enfin, la nécessaire concurrence entre les deux économies ne devra revêtir qu’un caractère stimulant.
– Sur le plan de la sécurité, les charges qu’impliquent la défense de l’Alliance doivent être réparties équitablement. En effet, si les États-Unis garantissent à l’Europe le bouclier nucléaire et lui apportent le soutien permanent de forces conventionnelles importantes, ils entendent recevoir des Européens une compensation suffisante en échange. D’autre part, les Européens doivent renforcer et améliorer leurs propres forces afin que le système défensif de l’Alliance ait une efficacité suffisante face à la menace croissante des forces du bloc de l’Est (2). Enfin, les Européens doivent savoir que les États-Unis n’entrevoient une réduction des forces en Europe que dans le cadre d’une négociation avec l’Est pour une réduction réciproque et équilibrée des forces du Pacte de Varsovie.
– Sur le plan de la politique étrangère, le président Nixon, refusant le retour à l’isolationnisme (3), propose une association de plus en plus étroite à mesure que l’Union politique européenne deviendra une réalité. En un premier temps, la recherche d’une telle association devra aménager les susceptibilités nationales et tenir compte des lignes politiques, souvent divergentes, des pays européens. L’interdépendance se manifestera principalement par la consultation continue des alliés. C’est pour répondre à ce souci que le gouvernement américain a régulièrement informé les Européens de l’évolution des Conversations sur la limitation des armements nucléaires (SALT), et a tenu avec eux des consultations suivies sur l’éventualité d’une Réduction mutuelle et équilibrée des forces en présence (MBFR). La même préoccupation se manifeste à propos de la préparation de la Conférence européenne de Sécurité (4).
Pour réaliser l’association qu’il juge désirable, le président Nixon mise sur la bonne volonté des Européens, qui ont déjà accepté une plus grande part de responsabilité dans le domaine de la défense. Il semble aussi compter avec la dynamique d’un mouvement vers l’unité de l’Europe, avec la démonstration de la puissance américaine et avec les possibilités de manœuvre nouvelles offertes par l’amélioration des relations des États-Unis avec l’Union soviétique et la Chine (5).
Union soviétique : les répercussions du conflit indo-pakistanais sur les relations de l’URSS avec la Chine et les États-Unis
Le soutien actif apporté à l’Inde par l’Union soviétique a provoqué une nouvelle détérioration des relations sino-soviétiques.
Les motivations de la politique soviétique dans l’océan Indien n’ont évidemment pas échappé aux dirigeants de Pékin qui accusent les Soviétiques de visées impérialistes. Les Chinois se rendent parfaitement compte que Moscou cherche avant tout à leur interdire l’accès du golfe du Bengale et à freiner leur pénétration en direction de la côte orientale d’Afrique. Cette politique de « containment », qui s’inspire des mêmes méthodes que celles employées il y a vingt ans par les États-Unis contre l’URSS, ne peut évidemment que renforcer les griefs de Pékin contre Moscou.
C’est pourquoi la partie qui se joue actuellement dans l’océan Indien est sans doute loin d’être terminée. Les Soviétiques ont gagné la « première manche » et ils se sont procuré des avantages importants sur le terrain ; mais ils doivent craindre les conséquences d’un éventuel rapprochement entre Pékin et Washington et éviter que la guerre reprenne entre l’Inde et le Pakistan, ou entre l’Inde et la Chine lorsque les cols du Tibet seront praticables.
Cette hantise d’une action commune sino-américaine, même limitée à cette partie du monde, apparaît dans les commentaires de la presse soviétique. Le 28 décembre, la Pravda dénonçait dans un article fleuve « le rôle peu reluisant des dirigeants chinois qui, pour satisfaire leurs intérêts nationalistes, n’avaient pas hésité à s’allier avec les impérialistes américains et avaient trahi les intérêts légitimes du peuple bengali ». Deux jours plus tard, les Izvestia reprenaient le même thème en accusant Pékin « de faire en Asie le jeu du CENTO (Central Treaty Organization) et de l’Otase (Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est) afin de s’y assurer à l’avenir une position d’hégémonie ».
Avec Washington, les relations de Moscou ont été moins affectées apparemment qu’avec Pékin, dans la mesure sans doute où les initiatives soviétiques ne mettaient pas en cause les intérêts vitaux de l’Amérique. Toutefois, on peut penser que l’atmosphère de suspicion provoquée aux États-Unis par la politique soviétique aura des effets durables et rendra moins crédibles les professions de foi pacifistes des Soviétiques.
Par contrecoup, cette méfiance retrouvée à l’égard de l’URSS pourrait contribuer à rendre plus difficile la préparation de la Conférence de sécurité européenne et l’étude des problèmes qui s’y rattachent.
Première traversée hivernale par la route maritime du Grand Nord
Le 31 décembre 1971, une flottille soviétique, composée de trois brise-glace et six cargos, est arrivée à Dudinka, à l’embouchure de l’Ienisseï. Cette flottille était partie au début de décembre du port d’Arkhangelsk en mer Blanche. C’est la première fois que la « route maritime du Nord » est empruntée en plein hiver par une flottille commerciale. Les navires ont traversé sans difficultés le « pack » des trois mers arctiques : mer Blanche, mer de Barentz, mer de Kara.
Il faut noter que Dudinka n’est autre que le port de transbordement de Norilsk, qui est un centre de production de métaux ferreux, lui-même situé à proximité des gisements de cuivre et de nickel de Talnach. Ces produits constituaient le fret de retour des cargos qui ont repris la mer ces jours-ci. À défaut de la voie ferrée, inexistante dans ces régions, la voie maritime est le seul moyen de liaison entre la Russie d’Europe et ces riches gisements de la Sibérie du Nord. Cette liaison est normalement interrompue pendant 8 à 9 mois de l’année.
La mise en œuvre de liaisons hivernales constitue donc un important progrès. La prochaine mise en service d’un nouveau type de brise-glace à propulsion nucléaire (type Artika, 25 000 tonnes, 130 000 CV, longueur 160 mètres, largeur 25 m, tirant d’eau 8,8 m, vitesse maximale 25 nœuds, alors que le premier brise-glace « atomique » type Lenin représentaient « seulement » 16 000 t et 44 000 CV) est susceptible de permettre le maintien de la route maritime pendant 6 mois de l’année. En 1878, la première expédition de trois navires scandinaves et d’un navire russe, partie le 1er août de la mer Blanche, avait dû s’arrêter dès septembre, après avoir dépassé l’embouchure de l’Ienisseï. ♦
(1) M. Heath avait été passablement irrité de n’avoir pas été averti suffisamment tôt de la visite du président Nixon en Chine.
(2) À cet égard, l’annonce faite le 9 décembre par les pays de l’Otan de consacrer un milliard de dollars supplémentaires en 1972 à l’équipement des forces armées a été une première satisfaction pour les États-Unis.
(3) Un fort courant isolationniste se dessine très nettement dans l’opinion américaine ; celle-ci estime souvent avoir payé trop cher la sécurité et le redressement de l’Europe et envisagerait avec sérénité le retrait total des forces américaines de l’ancien continent, ce que cherche à obtenir le sénateur Mansfield [NDLR 2021 : leader des démocrates au Sénat].
(4) Les Américains estiment que la préparation détaillée d’une Conférence sur la sécurité et la coopération européenne (CSCE) est prématurée. Selon eux l’objectif de l’URSS est de faire accepter aux nations européennes ses frontières actuelles, la division de l’Europe en deux blocs et la coexistence de deux Allemagne et d’autre part de semer la discorde dans l’Alliance et la Communauté européenne. À cette conception les Américains opposent une vision dynamique : désarmement, libération des échanges commerciaux, libre circulation des populations, des idées et des informations, protection du milieu naturel.
(5) La perspective d’accords économiques entre les États-Unis et l’URSS au détriment de l’Europe peut en effet inciter les nations de la CEE à accepter une pénétration américaine accrue sur leurs marchés.