Outre-mer - Afrique de l'Ouest : le rapprochement entre le président Senghor (Sénégal) et le président Houphouët-Boigny (Côte d'Ivoire) - Ghana : coup d'État militaire
Afrique de l’Ouest : le rapprochement entre le président Senghor et le président Houphouët-Boigny
Les tentatives de regroupements régionaux et d’entente en tous genres n’ont pas manqué en Afrique noire depuis une dizaine d’années. Selon l’ambition de leurs promoteurs, elles ont pu prétendre à la réalisation de mythes, comme « l’intégration politique continentale » rêvée par M. N’Krumah (Ghana), ou viser, plus modestement, à la création d’ensembles moins vastes, fondés sur des unions économiques ou des solidarités d’ordre géographique, ethnique ou linguistique.
Mais il est tout aussi vrai que la dernière décennie a été riche en intrigues, querelles idéologiques et rivalités de prestige entre dirigeants politiques. Au demeurant, ces luttes, toujours stériles, provenaient plus souvent de malentendus, dramatisés par l’ignorance des masses passionnées, que de dissensions sérieuses ; elles ne pouvaient que nuire, cependant, aux relations entre États, souvent compromises au grand dam des intérêts réels des populations.
Une remarquable illustration des fâcheux effets de ces discordes a été donnée par la récente désagrégation de l’Organisation des États riverains du Sénégal – OERS –, constituée par la Guinée, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal, à des fins politiques et économiques.
* * *
Par ailleurs, dans les années 1950, des dissentiments personnels entre chefs d’État entretenaient un climat de tension dans les relations entre la Côte d’Ivoire et le Sénégal. Dès leur entrée dans l’arène politique MM. Senghor et Houphouët-Boigny s’étaient affrontés. En 1957 notamment, lors de la création de la communauté franco-africaine, alors que M. Senghor, partisan d’un système fédéraliste centralisateur ayant pour capitale Dakar, pensait voir triompher sa conception, « la loi-Cadre » instituait des exécutifs pour les Territoires d’outre-mer, mais non pour l’Afrique occidentale française (AOF), par conséquent des exécutifs locaux mais non fédéraux. On sonnait ainsi le glas de l’AOF mais aussi celui de la prépondérance sénégalaise.
En 1959, le président ivoirien constituait avec la Haute-Volta [NDLR 2021 : futur Burkina Faso], le Dahomey [futur Bénin] et le Niger, le « Conseil de l’Entente » auquel venait s’ajouter le Togo, tandis qu’en 1960 la Fédération du Mali, née sous l’égide de Dakar, éclatait après avoir réuni pendant 18 mois seulement le Sénégal et le Soudan.
Par la suite, les conceptions des deux chefs d’État étaient fréquemment divergentes tant sur des problèmes de développement économique que sur diverses questions de politique extérieure. En particulier Dakar ne suivait pas le président ivoirien dans son initiative en faveur de l’ouverture d’un dialogue avec Pretoria (Afrique du Sud). Néanmoins, ces dernières années, les relations entre les deux pays connaissaient une certaine amélioration.
* * *
Venant après tant de froideur passée, la visite officielle du président Senghor au président Houphouët-Boigny confirme la volonté de rapprochement qui anime aujourd’hui les deux hommes d’État : « Nos deux peuples sont faits pour s’entendre, s’aimer, coopérer et s’entraider. Il n’y a pas le moindre contentieux entre nous » a pu déclarer le président Houphouët-Boigny à son invité.
Cette démarche doit entraîner dans l’immédiat, au niveau bilatéral, un renforcement des relations Sénégal-Côte d’Ivoire ; elle devrait déboucher à plus long terme sur une Communauté économique de l’Ouest africain. D’ores et déjà, les « deux parties sont convenues de multiplier les contacts, les concertations ainsi que les échanges à tous les niveaux : parti, gouvernement, cadres, hommes d’affaires, enseignants, étudiants… ». La conclusion d’un traité d’amitié et de coopération, visant à « consolider les relations d’amitié entre les deux pays et à développer, entre eux, la coopération politique, économique, culturelle et technique » marque le commencement d’une ère nouvelle. En outre « les deux parties s’engagent à préserver, à raffermir les liens d’amitié et de fraternité, à tout mettre en œuvre en vue de la sauvegarde de leurs intérêts mutuels ». Une « Grande commission mixte de coopération » est créée afin de « veiller à la réalisation des buts et principes contenus dans le traité d’amitié et à l’application des accords conclus ».
La Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest, « au frigidaire » depuis sa création en 1970, sera réactivée dans les prochains mois par la signature du Traité constitutif ; dès maintenant, « afin que ce projet réussisse, l’axe Abidjan-Dakar, ou Dakar-Abidjan, sera approfondi et consolidé ». Enfin, les deux présidents ont adopté des positions sensiblement concordantes à l’égard des grands problèmes africains, qui devront être résolus « par le dialogue pour une Afrique neutre, libre, prospère et fraternelle » et par la manifestation de « l’esprit d’indépendance à l’égard des idéologies étrangères au continent ». En ce qui concerne plus précisément le dialogue avec l’Afrique du Sud, le président Senghor a précisé, dans un de ses discours, qu’il « devait être précédé d’un dialogue entre Ouest-Africains ».
* * *
La réconciliation de deux chefs d’État est généralement bénéfique à tous égards ; mais lorsqu’il s’agit d’hommes politiques aussi prestigieux que MM. Senghor et Houphouët-Boigny, elle a un retentissement et une portée encore plus considérables. Vue sous l’angle du renforcement des relations bilatérales, la visite du Premier Sénégalais est un succès incontestable. Sur le plan de la coopération régionale, la relance de la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest arrive à point pour atténuer le fâcheux effet produit par l’éclatement de l’OERS et compenser la stagnation relative de l’Entente.
Pour ce qui est des relations interafricaines, nous noterons que M. Senghor n’a pas abandonné l’idée d’un vaste regroupement régional allant de la Mauritanie au Zaïre compris et englobant les États anglophones, mais qu’il ne compte envisager sa réalisation que lorsque « les difficultés résultant des différences de monnaies et de langues officielles auront été surmontées ».
Quand on sait le temps que l’Europe occidentale a mis pour accoucher d’un marché commun, les initiatives des deux dirigeants africains paraissent des plus louables.
Quant au problème des relations avec l’Afrique du Sud, sujet délicat entre tous, il fait l’objet d’un compromis habile qui permet aux deux interlocuteurs de rester sur leurs positions tout en acceptant une formule intermédiaire assouplie : M. Senghor estime que le dialogue ne peut être entamé qu’après la concertation, mais M. Houphouët-Boigny garde l’espoir de mettre à profit celle-ci pour gagner à sa cause d’autres chefs d’État africains. Dans la partie qui va s’engager, il est certain qu’un geste de bonne volonté de Pretoria ouvrirait la voie à ceux qui, courageusement, cherchent une solution politique au problème racial.
En tout état de cause, la rencontre d’Abidjan mérite d’être enregistrée comme un événement important dont les conséquences fructueuses influeront sur le sort des pays intéressés et l’avenir de l’Afrique.
Ghana : coup d’État militaire
Il est encore vrai que, dans le Tiers-Monde et en Afrique plus qu’ailleurs, un soldat « a son bâton de maréchal dans sa giberne ». C’est ce qui explique sans doute, que les coups d’État militaires y soient fréquents. En effet, rares sont les pays qui y ont échappé, depuis leur accession à l’indépendance.
Au Ghana notamment, après une période relativement stable, dominée par la forte personnalité de Kwamé N’Krumah, et correspondant à la phase de décolonisation, suivie de la marche vers le pouvoir du Convention People’s Party et de la dictature de « l’Osagyéfo », la vie politique du pays a été contrôlée, voire dirigée par l’Armée.
Ainsi, après la destitution du « Rédempteur », le 24 février 1966, et son remplacement par le général Ankrah, on a vu se succéder diverses initiatives des militaires, allant dans un premier temps de la tentative de putsch avortée du lieutenant-colonel Assase à l’élimination du général Ankrah par le général Afrifa, et dans un deuxième temps de l’organisation d’élections, gagnées par le Progress Party du docteur Kofi Busia, à l’éviction de ce dernier, le 13 janvier 1972, lors d’un coup d’État organisé par le lieutenant-colonel Achampong, commandant la 1re Brigade de l’Armée ghanéenne.
* * *
Les circonstances de la déposition de M. Busia rappellent étrangement celles de la destitution de M. N’Krumah, son illustre prédécesseur, du fait que l’une et l’autre intervinrent au moment où les deux Chefs d’État se trouvaient en voyage à l’étranger : le « père de l’indépendance » connut sa disgrâce à Pékin ; le Dr Busia apprit son infortune à Londres où il séjournait pour des raisons de santé !
Ces similitudes ne concernent en réalité que les modalités du coup d’État ; les motivations, elles, sont totalement différentes. Mais déjà, sans pousser plus avant l’analyse des événements, on peut en tirer de salutaires enseignements portant à la fois sur la fragilité des hommes d’État et des régimes, et sur l’importance qu’il convient d’accorder en Afrique, à l’Armée et à ses représentants. Dans un pays comme le Ghana, sans structures politiques viables, où les rivalités de personnes et de vains combats entre les partis ne font qu’aggraver d’anciennes inimitiés tribales, où l’économie non diversifiée et les maigres finances sont à la merci d’une chute des cours du cacao, les difficultés se multiplient à plaisir pour les gouvernants qui sont inévitablement confrontés, un jour ou l’autre, à des problèmes insolubles engendrant une situation inextricable. C’est alors que se présente un militaire plus perspicace, plus audacieux, plus ambitieux ou plus populaire que ses camarades, qui, tel un nouvel Alexandre, tranche le nœud gordien… et confisque le pouvoir !
* * *
Le président N’Krumah s’est retrouvé brutalement sur le chemin de l’exil parce qu’on lui reprochait son excès d’autorité, ses gaspillages et ses rodomontades. Le président Busia a dû prendre la même voie, victime du même esprit « rénovateur » et accusé d’être, au contraire, trop libéral, trop austère, trop modeste et discret. Les manifestations outrancières de sa volonté de puissance rendirent l’un insupportable, tandis que l’autre devenait vulnérable par sa faiblesse.
Pourtant le docteur Busia a voulu gouverner ; mais le pédagogue qu’il était n’a pas su devenir l’homme d’action que le Ghana attendait pour remettre de l’ordre dans les affaires de l’État où régnait la gabegie ; tant et si bien qu’en deux ans de pouvoir, pour paradoxal que cela puisse paraître, il a réussi à mécontenter aussi bien ceux qui l’avaient aidé à s’emparer du pouvoir que ses ennemis traditionnels. Dépourvu de l’auréole du « Messie » qui avait fait de M. N’Krumah l’idole des foules ghanéennes, ne disposant pas à l’étranger du rayonnement et de l’audience dont bénéficiait celui-ci, M. Busia, malgré ses belles qualités morales et intellectuelles, était condamné à l’échec et, partant, à l’impopularité.
À l’intérieur, on peut dire que le libéralisme manifesté par cet universitaire distingué ne lui avait guère rapporté ; le mécontentement allait grandissant et se généralisait jusqu’à pénétrer l’ethnie Ashanti, au sein de laquelle se recrutaient ses plus anciens partisans ; certains même en étaient arrivés à éprouver une certaine nostalgie de la grande époque.
Au plan proprement politique, la position du leader du Progress Party, ébranlée par les attaques incessantes du Justice Party, contrôlé par les Ewe, décidés à se débarrasser d’un partenaire occasionnel par trop oublieux des services rendus et qui les frustrait de leur victoire sur M. N’Krumah, allait se dégradant chaque jour davantage.
Dans les domaines économique et financier, le gouvernement renversé n’a pas su redresser une situation désastreuse due à la mégalomanie et aux prodigalités du « Rédempteur », aggravée par la chute catastrophique des cours du cacao et compliquée récemment par une dévaluation de 40 % de la monnaie nationale, le « Cédi » ; on doit cependant reconnaître à sa décharge, qu’ayant hérité d’un Trésor ruiné et d’une économie dans le marasme, il avait pratiquement rééquilibré le budget et la balance commerciale. Cette amélioration tardive de la situation économique et financière s’avérait toutefois insuffisante et l’on décelait des indices inquiétants de dégradation, notamment sur le plan social où le conflit avait pris l’allure d’une véritable épreuve de force entre le gouvernement et les syndicats. Mais c’est surtout en matière de politique étrangère que M. Busia avait déçu. Le rapprochement avec la Côte d’Ivoire, rivale de toujours, et l’alignement du Ghana sur la thèse de M. Houphouët-Boigny, préconisant l’ouverture d’un dialogue avec l’Afrique du Sud, amplifiait le ressentiment des adversaires du Dr Busia et indisposait une fraction importante de son propre gouvernement et la majorité de l’élite intellectuelle, précipitant ainsi sa chute. Il ne restait plus à M. Busia qu’à s’aliéner l’appui des militaires pour réaliser l’unanimité contre sa personne. Le fait d’avoir laissé se répandre la rumeur relative à une éventuelle réduction des forces armées semble avoir joué le rôle de la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
* * *
Bien que le pays n’ait pas connu de crise aiguë préalable, il est clair que les conditions d’un coup d’État étaient réunies. C’est donc grâce à un concours de facteurs particulièrement propices que le LCL Achampong a pu mener à bien son entreprise ; en l’occurrence il a agi avec une hardiesse et un sang-froid remarquables, faisant occuper par la troupe, à l’aube du 13 janvier, les principaux édifices publics d’Accra et se rendant maître de la capitale sans coup férir.
Après avoir annoncé la destitution de M. Busia, la démission d’office du président de la République, M. Akufu Addo, et la dissolution de l’Assemblée nationale, le nouvel « homme fort » du Ghana proclamait son intention de former un gouvernement d’union nationale et de rénovation composé de militaires, d’hommes politiques, de syndicalistes, de paysans, voire de religieux, soucieux de procéder à la révision des mesures économiques et autres prises par le précédent gouvernement.
* * *
À quelques semaines de l’événement, les perspectives d’avenir sont encore difficiles à définir. Un régime militaire détenant tous les pouvoirs est maintenant installé ; il comprend, d’une part un « Conseil national de rédemption » composé de douze membres dont onze militaires, d’autre part un gouvernement au sein duquel les militaires détiennent douze portefeuilles sur treize ; le colonel Achampong assure la présidence de ces deux organismes tout en assumant personnellement les fonctions de ministre de la Défense, des Finances et des Affaires économiques. De toute évidence, le gouvernement n’aura pas la tâche facile. Après le coup d’État, les obstacles, multiples et démesurés, qui ont arrêté le Dr Busia dans sa marche vers l’assainissement des affaires de son pays et qui ont, en définitive, entraîné sa perte ne sont pas écartés pour autant.
Le LCL Achampong devra, sans tarder, imposer son autorité au sein de l’armée, apaiser d’une manière ou d’une autre les syndicats et les partis, mettre une sourdine aux rivalités tribales, enfin, comme il l’a précisé lui-même, « penser sérieusement à la reconstruction de l’économie » mise désormais « sur pied de guerre ». Le moins qu’on puisse dire est qu’il a du pain sur la planche, puisque de son propre aveu « le pays fait face à la crise la plus sérieuse de son histoire ». ♦