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Afrique australe : le problème du Sud-Ouest africain ou « Namibie »
Il est vraisemblable que si, lors d’un sondage populaire, on demandait aux personnes interrogées de définir et de localiser la « Namibie » sur un planisphère, on enregistrerait des réponses surprenantes et quelque peu erronées. L’explication d’une telle confusion réside dans le fait, qu’aujourd’hui encore, le pays en question porte officiellement le nom du Sud-Ouest africain.
Mais déjà les nationalistes du continent noir ont adopté cette appellation de « Namibie », dont la résonance est à leur gré plus « authentique » ; ils l’ont imposée dans les réunions internationales et largement diffusée par la voie de la presse au point de lui faire éclipser l’ancienne dénomination.
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Le Sud-Ouest africain, ce vaste territoire d’une superficie de 835 000 km2, aux limites conventionnelles fixées arbitrairement par les puissances coloniales, est donc condamné, dans un avenir plus ou moins proche, à changer de nom pour prendre celui, tout aussi factice, de « Namibie ». Géographiquement en effet, le nouveau vocable dérive de celui de la partie la plus désolée du Sud-Ouest africain, le Namib, désert filiforme bordant l’océan Atlantique, et pratiquement inhabité ; un massif montagneux, culminant à 2 421 m d’altitude aux abords de la capitale Windhoek, le domine tout au long sur près de 1 500 km et constitue l’ossature médiane du pays. La frontière, calquée au Sud sur le cours de l’Orange, seul grand fleuve sud-africain, passe à l’Est par le désert de Kalahari qu’elle franchit à la verticale suivant une ligne droite idéale, curieusement brisée en son milieu par le redent de Rietfontein ; elle « grimpe » ainsi jusqu’à cette longue et étroite bande de terre dite le « Caprivi Strip », étrange pédoncule qui, naissant sur les rives du Zambèze à la pointe extrême de la Rhodésie, sépare le Botswana de la Zambie et de l’Angola ; de là le pointillé repart plein Ouest, à travers le pays Ovambo, aux confins du Sud Angolais et s’en va jusqu’au fleuve Kunéné et l’océan, selon un tracé trop rectiligne pour ne pas paraître également bizarre.
Une autre singularité de ce territoire, aux noms et aux contours pareillement artificiels, est « l’enclave » de Walvis-Bay, ancienne possession britannique cédée en 1884 à l’Afrique du Sud, dont le port, tête de ligne de la voie ferrée centrale, est la plus importante ouverture du pays vers le monde extérieur non africain.
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Protectorat allemand en 1884, pacifié juste avant la Grande Guerre, le Sud-Ouest africain fut pratiquement intégré à l’Afrique du Sud dès la victoire du général Botha en 1915. En 1920, la Société des Nations (SDN) confia officiellement à Pretoria le mandat d’administrer le territoire qui fut alors doté d’une certaine autonomie.
En 1945, l’ONU décida d’octroyer aux pays sous mandat un régime de tutelle prévoyant la mise en place d’une administration autonome, étape transitoire avant l’accession à l’indépendance. Le gouvernement sud-africain, fort de ses droits, dénia toute compétence en la matière à l’ONU et refusa de se plier à la règle générale ; l’affaire fut portée devant la Cour internationale de La Haye laquelle décida que Pretoria, tout en continuant d’exercer son mandat, « rendrait compte à l’ONU de sa gestion et des pétitions des populations ». Dès l’admission à l’ONU des États africains nouvellement promus à l’indépendance, le problème passant du plan strictement juridique à celui politique et passionnel, s’envenima. Ainsi en 1966, sous la pression du Tiers-Monde, l’ONU abrogea le mandat confié par la SDN à l’Afrique du Sud et, dès lors, les pays de l’OUA cherchèrent à évincer le pays « protecteur » et à le remplacer à Windhoek par une administration internationale. Mais Pretoria, qui considère le maintien d’États tampons entre ses frontières et l’Afrique noire comme une garantie indispensable pour sa survie, ne veut en aucun cas céder le gouvernail à des fonctionnaires « irresponsables » qui laisseraient s’instaurer à ses portes un régime porteur de germes idéologiques jugés contagieux.
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Peuplé par 730 000 habitants comprenant environ 85 % de Noirs et 15 % de Blancs et de Métis, le Sud-Ouest africain vit sous le régime de l’apartheid.
Les Blancs reçoivent la nationalité sud-africaine depuis 1924 avec, cependant, certaines restrictions destinées à limiter l’influence de la colonie d’ascendance allemande représentant plus d’un tiers de la population blanche ; en tant qu’élément intégré, celle-ci désigne des représentants qui siègent au Parlement sud-africain tandis que l’administration locale est confiée à un Conseil exécutif et à une Assemblée législative installés à Windhoek. La population noire présente une grande diversité ethnique et se partage en deux grandes familles, les Bantous au Nord, et les Hottentots au Sud ; à l’intérieur de ces familles, divers groupes ont conservé leur identité, et tout particulièrement les Ovambos groupant 50 % de la population totale.
Les Noirs sont dotés, selon les régions, de deux statuts particuliers ; lorsqu’ils sont minoritaires au sein d’une forte communauté blanche ils sont regroupés dans des « foyers nationaux » administrés par Windhoek ; dans les régions où ils constituent un groupe ethnique homogène, où ils vivent en somme, « entre eux » suivant un mode tribal ancestral, ils font partie d’un Homeland qui est à la fois une réserve et une sorte d’embryon d’État disposant de Conseils exécutif et législatif, au sein duquel ils gèrent eux-mêmes leurs affaires intérieures, encore assistés par des représentants du Gouvernement sud-africain. Parmi les six Homeland prévus, deux fonctionnent déjà : Ovamboland et Okanvangoland ; deux autres sont en voie de création : Damaraland et Hereroland et les deux derniers : Kaokoland et Capriviland sont encore en projet.
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L’économie, fondée sur l’élevage, la pêche et les mines, dépend totalement de l’Afrique du Sud et des grandes compagnies internationales qui exploitent le sous-sol : 90 % des importations et 92 % des exportations transitent par Walvis-Bay.
En dehors des Homeland, les colons blancs, souvent d’origine allemande, détiennent les meilleures terres et pratiquent l’élevage à grande échelle, notamment celui de l’agneau caracul qui fournit l’astrakan et constitue une des principales sources de richesse du pays bien que, depuis 1950, la pêche et les conserveries aient pris une importance considérable. Mais plus de la moitié des revenus du Sud-Ouest africain est assurée par la production minière ; les diamants représentent 46 % de cette valeur, puis viennent le zinc, en nette augmentation, le cuivre et le plomb, l’étain, le germanium, le lithium et, enfin, l’uranium dont l’exploitation devrait être rentable en 1975.
Un plan de développement qui comprendra notamment l’aménagement du fleuve Kunéné par un système de barrages, de stations de pompage et d’usines hydro-électriques, intéresse tous les Homeland du Nord et aussi l’Angola ; il a d’ailleurs fait l’objet d’un accord de base, signé en 1969, entre Lisbonne et Pretoria. L’ensemble permettra de couvrir les besoins du territoire en eau et en électricité et favorisera du même coup l’expansion agricole et l’élevage dans les zones frontalières et les activités minières dans le Kaokoveld où les réserves se révèlent prometteuses.
Le gouvernement de Pretoria manifeste ainsi sa volonté de mener à bien le développement économique du pays. Mais, dans le même temps, soucieux de contrôler l’évolution politique des aborigènes noirs, il cherche à freiner le processus de décolonisation.
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Depuis quelques années, effectivement, l’Afrique du Sud fournit un effort sérieux sur le plan économico-social en vue d’améliorer la vie matérielle des autochtones. Il semble néanmoins que les travailleurs noirs utilisés dans les mines soient décidés à exiger une révision profonde de leurs conditions d’emploi qu’ils jugent inhumaines et inacceptables ; ils sont soutenus par des voix venant du sommet des hiérarchies religieuses qui s’élèvent pour s’indigner contre le sort injuste réservé aux non-blancs. La lettre, adressée conjointement au Premier ministre, par l’évêque Auala et le pasteur Gowaseb, proclame combien est regrettable la situation d’infériorité dans laquelle on maintient leurs ouailles, dont les droits fondamentaux sont bafoués et les libertés aliénées… « le gouvernement dépense de l’argent pour notre développement et nous lui en sommes reconnaissants, mais nous ne sommes pas reconnus comme des êtres humains et ceci nous blesse ».
Par ailleurs, outre ces atteintes à la dignité des individus, les deux ecclésiastiques déplorent la haine qui risque de creuser un fossé entre les deux communautés et lancent un appel pressant à la concorde et au respect de la personne.
De leur côté les nationalistes « namibiens » s’agitent ; de l’intérieur ils font connaître à l’ONU la condition lamentable de leurs compatriotes et organisent une résistance ouvrière contre les abus commis par la South West African Native Labour Association (SWANLA), organisme privé jouissant impunément du monopole de recrutement. De cette activité naît le principal mouvement nationaliste, le South West African People’s Organisation (SWAPO) dont les dirigeants, réfugiés à Dar es Salam, en Tanzanie, dirigent sans grand résultat la subversion à la frontière de Zambie ; néanmoins ils obligent les autorités de Pretoria à maintenir un dispositif policier important dans le diverticule Est de l’appendice caprivien. Mais c’est la grève « sauvage » dans les mines qui attire l’attention de l’opinion mondiale sur ce coin perdu de l’Afrique. En novembre 1971, à la suite du décès accidentel du chef coutumier des Ovambos, président du conseil exécutif de l’Ovamboland, des remous survenus au sein de son ethnie trouvent un prolongement chez les ouvriers miniers ; un mouvement de revendication, qui s’étend rapidement à tous les secteurs d’activité, y compris ceux du port de Walvis-Bay, paralyse d’un seul coup la vie économique de tout le pays.
Le Gouvernement sud-africain pris de court commence par réagir brutalement et annonce le « rapatriement massif » dans leur homeland des grévistes Ovambos. Mais cette mesure, qui signifie le départ de plus d’un tiers des 35 000 travailleurs porte la tension à l’extrême et provoque des affrontements sévères entre la population noire et la police.
Alors les dirigeants de Pretoria conscients du « potentiel explosif de la grève » adoptent une attitude plus « libérale » et acceptent d’aborder le fond du problème, à savoir les conditions d’emploi de la main-d’œuvre noire. Grâce à l’intervention de M. Botha, ministre sud-africain des Affaires bantoues, un accord est conclu entre le patronat et les ouvriers et, le 20 janvier, la réforme de la législation du travail contractuel est adoptée ; la SWANLA abhorrée est supprimée et remplacée par des bureaux dépendant désormais des autorités locales de l’Ovamboland et les ouvriers obtiennent le droit au changement d’emploi et la promesse que le problème de l’installation des familles à proximité des lieux sera abordé et réglé. Malgré l’accord et les promesses, la situation continue à se détériorer et les troubles se propagent à la fraction angolaise de l’ethnie Ovambo. La grève se transforme en révolte qui dégénère parfois en jacquerie.
Ce regain de violence, dû aux actions conjuguées des leaders grévistes et du SWAPO, atteint son paroxysme lorsque, pour la première fois de son histoire, le Conseil de sécurité s’installe à Addis-Abeba en vue d’y traiter les grands problèmes africains.
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Sous l’impulsion des représentants des pays africains, deux résolutions, d’une importance capitale quant à l’avenir de l’Afrique australe tout entière, sont votées ; l’une donne mandat au Secrétaire général des Nations unies pour entreprendre en Namibie une mission exploratoire en vue de résoudre le problème de l’administration du territoire ; l’autre, prévoyant l’échec de M. Kurt Waldheim, charge le Conseil de sécurité d’arrêter les « mesures pratiques » en vue d’obtenir la fin de « l’occupation illégale » de la République sud-africaine. C’est donc dans une ambiance tendue que le Dr Waldheim entreprend sa mission « de contacts et d’investigation ». Sur place, il rencontre de nombreuses personnalités, prend contact avec des représentants de diverses ethnies, voit des officiels et des « contestataires », reçoit des délégations de leaders religieux, entend l’évêque Colin Winter, chef de l’Église anglicane locale, qui lui remet des pétitions de non-blancs. À l’issue de son voyage, M. Waldheim peut déclarer en toute simplicité que : « bien qu’il n’ait pas pu tout voir… la situation en Afrique du Sud-Ouest lui est devenue plus claire » ; pour le reste, avare de commentaires, il réserve la primeur de son rapport au Conseil de sécurité et se refuse à porter publiquement un jugement favorable ou critique sur ce qu’il a pu constater et enregistrer.
Malgré cette discrétion et la « satisfaction » exprimée par M. Vorster au lendemain de ces « franches » conversations, on imagine aisément que la mission du Secrétaire général, véritable tournée d’inspection, n’a pas dû plaire à Pretoria. Il est cependant permis, en dépit des réserves qui s’imposent, de partager l’optimisme prudent du Dr Waldheim ; estimant que sa démarche est une « ouverture dans l’impasse où se trouvait engagée l’ONU, il espère qu’elle va contribuer à la recherche d’une solution » ; en ce qui le concerne il compte poursuivre les contacts établis au cours de son voyage.
Ainsi sans prétendre présager de l’avenir, on peut dire que le dialogue est engagé entre l’ONU et l’Afrique du Sud et que les deux parties ont commencé à marcher côte à côte sur le chemin de la discussion sinon de la conciliation.
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Il serait illusoire de croire qu’une solution rapide au problème de la Namibie sortira des conversations engagées entre l’ONU et l’Afrique du Sud.
L’hypothèse d’une Namibie indépendante a peu de chances d’être vérifiée dans un proche avenir : l’opinion publique n’est guère préparée à cette idée en Afrique du Sud, où même les plus libéraux rejettent toute suggestion impliquant l’abandon. Un accord de tutelle, sous contrôle de l’ONU, consacrerait le droit à l’autodétermination des populations du Sud-Ouest africain et permettrait d’aboutir, à plus long terme, à la mise en place d’un pouvoir autonome. Mais, dans l’immédiat, le Gouvernement sud-africain paraît mal disposé à l’égard de tout régime susceptible de déboucher sur une autonomie de la totalité du pays et sur l’installation à Windhoek d’un gouvernement dominé tôt ou tard par des Africains hostiles à l’apartheid.
La préférence des Afrikaners va sans doute à une formule fondée sur la division du territoire et visant à la création, au Nord, d’une Fédération des « Unités nationales » indépendante à terme et au rattachement à l’Afrique du Sud de la moitié sud du pays.
Quoi qu’il en soit, le statu quo ne saurait être maintenu trop longtemps. Les événements récents ont montré que le processus en vue de la transformation des conditions de vie des Noirs se déroule de manière irréversible.
À l’avenir la situation ne peut qu’évoluer vers une émancipation, lente certes mais inéluctable, de la population noire. Le Gouvernement sud-africain sera amené à s’engager, volontairement ou non, dans l’ère de la libéralisation ; selon qu’il en aura l’initiative ou qu’elles lui seront arrachées par la force, les concessions lui paraîtront supportables ou inacceptables. Mais, à Pretoria, on veillera certainement à ne pas laisser allumer au cœur des hommes la haine, « cette colère des faibles », capable de déchaîner les passions et de déclencher le mécanisme d’un affrontement racial.
Ouganda : évolution de la politique étrangère ; rupture avec Israël
Un an de pouvoir aura suffi au général Amin [Dada] pour assurer son autorité à l’intérieur et l’inciter à prendre des initiatives dans le domaine de la politique étrangère. En ce qui concerne les grandes puissances la diplomatie ougandaise pratique le « non-alignement » et s’efforce de maintenir de bonnes relations tant avec le monde occidental qu’avec le monde communiste.
L’aide accordée par les États-Unis est certainement appréciée, encore qu’elle soit jugée insuffisante, mais elle n’exclut pas celle qui pourrait venir de Londres, voire de Moscou, où le général Amin a fait visite en 1971. La Chine, non plus, n’est pas tenue à l’écart et le président Mao a été invité à se rendre à Kampala.
En Afrique, après des débuts difficiles, le général Amin a réussi à inspirer confiance à ses voisins (1), au sein de la Communauté est-africaine, grâce à l’entremise du Kenya, ses relations se sont normalisées avec la Tanzanie ; la mission zaïro-ougandaise née de sa rencontre avec le général Mobutu, s’est réunie en janvier à Kinshasa ; ses rapports avec le Soudan du général Nemeiry se sont améliorés depuis la signature de l’accord d’Addis-Abeba mettant fin à la rébellion des « Sudistes » ; enfin, reprenant en partie les thèses de son prédécesseur, le Dr Oboté, et s’alignant sur ses voisins, il s’est déclaré opposé à tout dialogue avec les tenants de l’apartheid et a proposé d’entraîner chez lui l’armée qui pourrait être mise sur pied par les pays désireux de libérer l’Afrique australe.
Mais l’événement le plus notable pour ne pas dire le plus surprenant, enregistré dans la politique étrangère de l’Ouganda, a été la rupture avec Israël ; celui-ci fut pourtant le premier État à recevoir la visite du général Amin, fraîchement installé dans le fauteuil laissé vacant par M. Oboté le 25 janvier 1971. À ce moment-là, préoccupé par les troubles frontaliers avec la Tanzanie et le Soudan, le nouveau maître de Kampala insista pour obtenir une augmentation de l’aide financière et militaire de Tel Aviv. Or depuis longtemps les Israéliens s’intéressaient à la rébellion des provinces méridionales du Soudan, cette épine plantée au pied d’un État susceptible de se ranger aux côtés des Nations ennemies et de participer un jour au conflit israélo-arabe ; exploitant habilement une situation favorable ils purent ainsi, à travers une assistance technique renforcée à la demande de l’Ouganda, apporter un soutien efficace aux rebelles du Sud-Soudan combattant un ennemi commun, le monde arabe.
Peut-être déployèrent-ils, ce faisant, un zèle excessif qui finit par porter ombrage à des hôtes chatouilleux ? Ce qui est sûr c’est qu’en juillet 1971, déjà, certaines personnalités ougandaises manifestaient leur inquiétude au sujet de l’importance grandissante des Israéliens dans l’instruction de l’armée nationale. Les premiers signes d’une mésentente apparurent avec les prémices de la négociation du Sud-Soudan. Mais les relations se tendirent réellement au lendemain du voyage du président Amin en Égypte et en Libye, après la publication d’un communiqué où il affirma son soutien au peuple arabe dans sa lutte contre le sionisme et l’impérialisme.
De prime abord les dirigeants de Tel Aviv ne s’émurent pas outre mesure de ce revirement et portèrent, en public tout au moins, un jugement serein sur une affaire que l’on interprétait comme une manifestation du désir du président Amin de se dégager de son isolement en Afrique ; personne ne voulut y voir la remise en cause des accords de coopération israélo-ougandais. Mais lorsqu’on apprit que le général Amin ne renouvellerait pas le contrat des experts militaires et qu’Israël décidait de les rapatrier, il fallut bien convenir qu’il s’agissait d’une crise grave.
Puis on entendit le général Amin se plaindre des activités subversives des agents israéliens en Ouganda et, en écho, les commentaires de M. Abba Eban, ministre des Affaires étrangères, à propos de cette déclaration « stupéfiante » relative aux « agents secrets » d’Israël qui n’existent « ni en Ouganda ni ailleurs en Afrique ». Propos aigres-doux, prélude à une rupture !
Le ton monta brusquement le 23 mars 1972. Ce jour-là, le gouvernement de Kampala décida d’expulser tous les instructeurs israéliens de l’armée ougandaise et leur donna trois jours pour obtempérer.
À partir de cette injonction les mesures contre les ressortissants israéliens se succédèrent. Les 24 et 25 mars, le président Amin ordonna l’expulsion du premier Secrétaire de l’Ambassade d’Israël à Kampala et de tous les Israéliens « entrés illégalement dans le pays » ; il annula les commandes de matériels et arrêta tous les projets de coopération civile et militaire avec Israël. La population fut invitée à signaler « toutes les activités subversives des Israéliens » aux services de sécurité. Le 29 mars, les employés des entreprises israéliennes commerciales ou de construction opérant en Ouganda, ainsi que le personnel d’assistance technique, soit 700 personnes, reçurent un ordre d’expulsion. L’Ambassade d’Israël réduite à quatre fonctionnaires se vit interdire l’utilisation de sa radio.
À Tel Aviv, on s’efforçait encore de ménager les intérêts des uns et la susceptibilité des autres afin de ne pas compliquer davantage cet imbroglio.
Mais la crise était arrivée à un tel degré de tension que la rupture ne pouvait plus être évitée ; elle était consommée avec éclat le 30 mars par la fermeture de l’Ambassade d’Israël à Kampala.
À quelques semaines d’un dénouement aussi imprévisible on s’interroge sur les véritables motifs de ce retournement de situation. D’aucuns y voient une victoire arabe. Il est vrai qu’au Caire comme à Tripoli on avait des raisons de craindre l’influence israélienne en Afrique noire. L’Ouganda était un maillon de la chaîne d’hostilité entretenue par le jeu de la diplomatie israélienne sur les arrières des pays arabes. Vue sous cet angle, cette rupture, qui se traduit à Tel Aviv par la perte d’une position clé, peut être considérée comme un succès du clan adverse.
En Israël, on se laisse aller à des commentaires désabusés. Mme Golda Meir, Premier ministre, déclare avec quelque amertume : « Nous avons toujours eu le sentiment qu’il y avait une communauté de destin entre le peuple d’Israël et les peuples d’Afrique… Nous avons tendu la main à l’Afrique presque instinctivement et sans arrière-pensée politique. Nous voulions également que les Africains nous connaissent et sachent ce qu’Israël représente dans le monde » ; elle ajoute « qu’elle ne regrettait pas l’aide que son pays a apportée à l’Afrique »… et elle conclut « certes, l’affaire de l’Ouganda est la triste fin d’un bel effort, mais il n’y a aucune raison de croire que d’autres pays suivront l’exemple donné par le général Idi Amin ».
Les dirigeants israéliens ont appris à compter avec la possibilité de tels revirements dans leurs relations avec le continent noir. Aussi, au-delà de « l’ingratitude » de l’Ouganda, ils enregistrent l’échec et en tireront des enseignements utiles quant à la poursuite de leur politique africaine.
L’Ouganda pour sa part, fidèle à sa politique de non-alignement, va sans doute rechercher ailleurs les aides et les appuis fournis jusqu’ici par Israël. Un tournant est pris par le général Amin qui engage son pays dans une nouvelle direction. Les développements de cette manœuvre sont à suivre avec le plus vif intérêt. ♦
(1) Cf. L’article de Didier Laporte : « Ouganda, bilan d’un coup d’État » dans Revue Défense Nationale de février 1972.