Institutions internationales - De la Conférence de Messine à celle de Paris - Accord monétaire - Londres et Paris, pôles financiers de l'Europe
La nouvelle amplification de la guerre du Vietnam a mis en lumière certaines des contradictions les plus dramatiques auxquelles aboutit le « jeu à trois » – Washington-Moscou-Pékin – qui, entre le séjour du président Nixon à Pékin (février 1972) et son voyage à Moscou (mai), a pris de nouvelles dimensions, chacun des trois protagonistes étant un partenaire-adversaire des deux autres. Il était bien évident qu’aucune institution internationale ne pouvait influer en quoi que ce fût sur ces luttes terrestres (qui dépassent le stade de la guérilla) et sur ces bombardements.
La guerre du Vietnam est – hélas ! – devenue l’une des pièces essentielles de la toile de fond de la vie internationale, et auprès d’elle le « Procès » de Kafka n’est qu’exercice littéraire. Dans le même temps, la conférence de Santiago du Chili [NDLR 2021 : 3e Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, Cnuced] a, sinon apporté des solutions, du moins rappelé l’ampleur des problèmes posés par les disparités entre pays riches et pays pauvres, entre pays industrialisés et pays « en voie de développement » (euphémisme utilisé avec quelque hypocrisie pour ne pas parler de « pays sous-développés »). Dans le même temps encore, le nouveau Secrétaire général des Nations unies, Kurt Waldheim, a laissé entendre qu’il pourrait présenter de nouvelles suggestions pour tenter de rassembler les premiers éléments d’une solution à la crise du Moyen-Orient.
Ainsi donc, guerre du Vietnam, misère d’une partie du monde, crise du Moyen-Orient continuent à dominer notre horizon, au point que beaucoup s’y habituent, de même qu’ils se sont habitués aux opérations Apollo. Le monde s’habitue à tout, même à l’horreur et à l’injustice, surtout lorsqu’il n’a à affronter que des problèmes de répartition, non de subsistance, d’organisation, non de survie…
Aussi bien le référendum français du 23 avril perd-il une part de sa signification si l’on songe qu’il avait pour but de donner une nouvelle impulsion à l’organisation de l’Europe – une Europe qui ne sait pas ce qu’est la faim et qui vit dans la paix. Pourtant, aux yeux de l’histoire, il restera inscrit dans les annales comme une date importante. Les commentateurs politiques oublieront vite leurs discussions sur les diverses motivations des « oui », des « non » et des abstentions, et ils ne conserveront que le souvenir de l’impulsion que ce référendum a donnée à la relance du processus d’unification européenne. Il apparaîtra que ce référendum n’a rien réglé, mais qu’il a permis beaucoup. Ce n’est pas porter atteinte à l’institution législative que faire appel directement aux citoyens lorsqu’est en jeu un problème aussi important que l’élargissement de la Communauté européenne, c’est simplement tirer une des conséquences de l’élection du président de la République au suffrage universel. Au surplus – et c’est un aspect important de cette consultation qui n’a pas été relevé – pour la première fois, des citoyens étaient appelés à donner directement leur opinion sur l’Europe. À défaut de l’élection au suffrage universel des membres du Parlement européen – une des échéances de la marche vers l’unification – il était bon que l’Europe fût l’objet d’une consultation directe. L’Europe apparaissait comme celle des citoyens.
Ce référendum appartient maintenant au passé, mais c’est à partir de lui que se sont déjà amplifiées les conversations qui doivent préparer la conférence « au sommet » qui, en octobre prochain, réunira à Paris les chefs d’État et de gouvernement des « Dix ». Celle de La Haye, les 1er et 2 décembre 1969 s’était, à l’initiative du président Pompidou, tenue à un tel niveau. Il s’agissait alors, après plusieurs années d’incompréhensions, d’intransigeances et de maladresses mutuelles, de « se retrouver » pour aborder deux problèmes-clés, qui conditionnaient tout nouveau départ : le financement de la Politique agricole commune (PAC) et la candidature britannique, c’est-à-dire le renforcement et l’élargissement de la Communauté. Pour des raisons psychologiques l’un ne pouvait être réglé sans l’autre : ils le furent simultanément, le règlement du premier ayant permis la solution du second dès lors que s’était cristallisé un consensus. À Paris en octobre, il va s’agir de définir de nouvelles orientations, en fonction de l’acquis du Marché commun d’une part et, de l’autre, des enseignements tirés de la crise monétaire. Donnera-t-on une expression institutionnelle à cette relance ? Formuler cette question équivaut à poser celle de la nature des prérogatives du « Secrétariat politique » qui, suggéré par M. Pompidou et accepté dans son principe par MM. Heath et Brandt, respectivement Premier ministre britannique et Chancelier allemand (RFA), doit être mis à la disposition des ministres – et, indirectement, celle de ses relations avec la Commission des Communautés, organe et symbole de l’ordre communautaire. En cela, cette conférence de Paris se rapproche plus de celle de Messine que de celle de La Haye. C’est dans ce rapprochement historique qu’apparaissent les vrais problèmes politiques.
De la Conférence de Messine à celle de Paris
Bâtie sur le « plan Schuman » du 9 mai 1950, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la CECA, se définissait moins par ses mécanismes techniques que par sa finalité politique. Il s’agissait moins d’intégrer les industries charbonnières et sidérurgiques de la France, de l’Allemagne et des pays qui adhéreraient à l’entreprise (ce furent les « Six ») que de préparer, à partir de cette intégration économique, une intégration politique. La CECA était conçue comme le premier pilier d’un édifice politique : il était entendu que, du fonctionnel, on arriverait à l’institutionnel, d’un fédéralisme fonctionnel à un fédéralisme institutionnel. C’est dans cet esprit que furent élaborées les deux communautés qui devaient constituer la seconde étape : la Communauté européenne de défense (CED) et la Communauté politique, la seconde englobant la première. Peu importent maintenant les passions que soulevèrent ces deux projets, peu importe qu’en octobre 1954, les Accords de Paris permirent le réarmement de la République fédérale d’Allemagne et son entrée à l’Otan alors que beaucoup d’adversaires de la CED s’opposaient à ce réarmement. Sans doute commit-on l’erreur de considérer la défense comme un secteur fonctionnel, au même titre que le charbon ou l’acier, alors qu’elle touche aux fondements mêmes de l’État, et qu’une défense « européenne » suppose une autorité elle aussi « européenne ». L’essentiel est que les deux projets furent rejetés, le second par l’échec du premier, le 31 août 1954. Seule la CECA émergeait des ruines de l’Europe communautaire.
Aussi bien ses principes furent-ils repris comme lignes directrices. Sans doute prit-on grand soin de ne rien dire ou faire qui pût rallumer les controverses sur la supranationalité, mais l’intention était de reprendre l’œuvre interrompue. À Messine le 1er juin 1955, les ministres des Affaires étrangères des « Six » mirent en chantier une entreprise qui devait devenir la Communauté économique Européenne, la CEE, le Marché commun, au terme des négociations de Val-Duchesse. Une nouvelle fois, l’économique devait préparer le politique, le fonctionnel devait ouvrir la route de l’institutionnel, de l’intégration économique on devait passer à l’intégration politique, celle-ci signifiant le fédéralisme, donc des aliénations des souverainetés nationales.
Mais la situation politique avait changé. Le premier effort d’unification fut entrepris sous la pression de deux séries de forces. Les unes, internes, étaient liées aux nécessités objectives de « faire l’Europe ». Les secondes l’étaient à ce que pouvait représenter l’unification comme facteur de défense face à la politique stalinienne. Unification et défense étaient considérées comme les deux aspects d’une même exigence, cependant qu’en raison du rapport mondial des forces, nul ne mettait en cause l’influence des États-Unis. À cet égard, l’Union occidentale créée par le Traité de Bruxelles du 15 mars 1948, l’Otan créée par le Traité de Washington du 4 avril 1949 et l’Union de l’Europe occidentale (UEO) créée par les Accords de Paris du 23 octobre 1954 s’inséraient dans une même perspective, celle de l’Europe occidentale recherchant son unification dans le cadre de la communauté atlantique, cette dernière étant le cadre psychologique donné à la nécessité de placer la défense européenne dans les horizons stratégiques de l’espace atlantique.
Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Les pressions externes se sont atténuées. Il n’est pas question, ici, de savoir si la politique soviétique a modifié ses objectifs, ou simplement ses tactiques, l’essentiel étant de constater qu’aux yeux des Européens, les raisons externes de « faire l’Europe » ne sont plus aussi pressantes. L’incitation à la défense ne joue pas, à l’époque de la coexistence pacifique, comme elle jouait à celle de la guerre froide. Au surplus, le développement des armements nucléaires, notamment en matière de miniaturisation des engins, a profondément affecté l’Otan, et la spécificité d’une défense européenne se pose dès lors en termes nouveaux, plus « européens » qu’« atlantiques ». Les ressorts internes se sont, eux aussi, détendus. Sans doute, en rejetant les finalités politiques du Traité de Rome (1957) qui, à ses yeux, allaient à l’encontre du principe même de l’État, le général de Gaulle a-t-il contribué au ralentissement de l’effort communautaire, les organismes de Bruxelles se trouvant réduits à un rôle technique. Mais ses partenaires ne souhaitaient plus l’intégration, dont ils faisaient un simple argument. Que l’on ne s’y trompe pas : les partenaires de la France se déclaraient d’autant plus en faveur de l’intégration qu’ils savaient que celle-ci n’était pas possible. Mais seul le général de Gaulle disait tout haut ce que « les autres » pensaient tout bas. Aujourd’hui, la RFA est plus préoccupée par ses relations avec l’Est et par le réaménagement de ses rapports avec les États-Unis que par un fédéralisme européen. L’Italie est affrontée à des problèmes intérieurs trop sérieux pour se sentir une vocation européenne aussi intense que celle dont elle témoignait il y a quelques années. Quant à la Grande-Bretagne, elle n’a jamais imaginé une aliénation de sa souveraineté, et ceux qui réclamaient son entrée dans le Marché commun, notamment les trois pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg), ne peuvent aujourd’hui que se rallier aux formules qui n’impliquent pas d’aliénations des souverainetés nationales. L’élargissement de la Communauté a condamné les formules sur lesquelles certains avaient rêvé de bâtir l’Europe, mais il n’a été possible que parce que les idées de supranationalité et de fédéralisme avaient perdu leur dynamisme. Cet élargissement se situe ainsi à la convergence de deux séries de forces : l’atténuation des pressions externes et l’affaiblissement de la dynamique communautaire. L’Europe des Robert Schuman [ministre des Affaires étrangères français], Alcide de Gasperi [Premier ministre italien], Konrad Adenauer [Chancelier allemand], n’est pas oubliée, mais elle n’est plus qu’un souvenir.
C’est sur certaines des réalisations inspirées par ces « pères de l’Europe » que le président Pompidou propose aujourd’hui de bâtir l’édifice. Mais quel édifice ? Telle est la question qui domine d’ores et déjà la conférence de Paris. Le président Pompidou a parlé de confédération. La formule devra être précisée, et il semble bien que l’on ne pourra pas se contenter de rechercher l’harmonisation des politiques nationales. Au surplus, à partir de 1974 entrera en vigueur une mesure à caractère supranational, à savoir l’affectation à la Commission, sous le contrôle de l’Assemblée parlementaire, du premier « budget européen », alimenté par les droits de douane perçus aux frontières de la Communauté, ce qui représentera des sommes considérables. La confédération sera-t-elle conçue comme une fin en soi, ou comme un point de départ vers des structures plus étroites ? Peut-on attendre une nouvelle dynamique communautaire de réalisations techniques ? L’architecture n’est pas accumulation de pierres, mais, d’abord projet et plan d’architectes. Ce sont ces architectes de l’Europe qui, à l’invitation du président Pompidou, se réuniront en octobre à Paris.
Cette conférence de Paris, si elle succédera dans la chronologie à celle de La Haye, se rapprochera ainsi beaucoup plus de celle de Messine. Comme à Messine, il faudra fixer des principes, définir la finalité politique de l’entreprise. D’ores et déjà, au-delà des difficultés de cette confrontation, apparaît sa signification historique. La seconde génération des « Européens » est affrontée à ses responsabilités à l’égard de l’Europe. Il n’y a aucune raison de penser qu’ils n’y feront pas face comme, en d’autres temps et dans des circonstances différentes, ont fait face aux leurs les « pères de l’Europe », à la mémoire desquels la conférence de Paris ne pourra pas ne pas rendre hommage, car la continuité dans l’effort compte plus, en fin de compte, que la diversité dans les moyens.
Accord monétaire (1)
Le lendemain du référendum français – mais ce fut une simple coïncidence, sans signification particulière – est entré officiellement en vigueur l’accord conclu entre les « Six » sur le resserrement des marges de fluctuation, accord auquel ont adhéré les quatre nouveaux membres de la Communauté. La date initialement prévue pour son entrée en vigueur était le 1er juillet : c’est ainsi avec dix semaines d’avance que les « Dix » ont mis en place le système destiné à rendre possibles de nouveaux efforts en matière monétaire : aucun obstacle technique ne subsistait, et la décision était d’ordre politique. L’avance sur la date initialement prévue a eu ainsi une signification politique.
Dans la pratique, rien n’a été changé, puisque les marchés s’étaient adaptés à la nouvelle réglementation dès qu’avait été annoncé, le 7 mars à Bruxelles, l’accord des « Six » sur le rétrécissement des marges de fluctuation entre leurs monnaies respectives. L’écart entre la monnaie la plus forte (le franc belge) et la monnaie la plus faible (la lire) était, au début de février et jusqu’au 7 mars, de l’ordre de 3 %. Il tomba brusquement aux environs de 2 % dans les jours qui suivirent, c’est-à-dire un peu au-dessous de l’écart maximum désormais autorisé (2,25 %). Les opérateurs s’étaient mis, en effet, à acheter la monnaie la plus faible, la lire, puisque c’est elle qui avait les plus grandes chances de monter. Simultanément les monnaies les plus fortes s’abaissaient quelque peu vis-à-vis du dollar. La coïncidence est telle qu’il semble bien que le marché ait accueilli l’arrangement européen comme un facteur général de stabilité qui a profité à la devise américaine. Le rétrécissement s’est fait spontanément, mais l’accord prévoit les conditions dans lesquelles les banques centrales interviendront sur le marché en achetant et en vendant des monnaies européennes si les cours ont tendance à s’écarter de leurs nouvelles limites. Le cours maximum de 100 DM a été fixé par la Banque de France à 162,36 F. Si le cours du marché venait à dépasser ce cours, la Banque de France serait amenée à vendre des DM que la Bundesbank aurait mis à sa disposition (ou bien la Bundesbank achèterait des francs pour en soutenir le cours). Si, au contraire, le cours de 100 DM tombait au-dessous de 155,22 F la Banque de France rachèterait des marks pour en soutenir le cours, à moins que ce ne soit la Bundesbank qui vende des francs. Les dettes ainsi contractées dans un sens ou dans un autre devront être apurées dans un délai de trois mois.
Cet accord est d’ordre technique, et il n’a rien qui puisse sensibiliser l’opinion publique. Il n’en est pas moins extrêmement important, indépendamment même de ce qu’il doit aux enseignements retirés des remous monétaires consécutifs à la crise du dollar. On ne peut pas ne pas songer au dernier ouvrage de M. Jacques Rueff, Combats pour l’ordre financier (Éd. Plon). M. Rueff rappelle que dès décembre 1929, il avait présenté, dans le cadre de ses fonctions au Secrétariat de la Société des Nations, un plan de désarmement douanier entre les pays européens. Dès ce moment-là, les questions monétaires lui paraissaient devoir conditionner l’effort européen. Fin 1949, il publia dans la revue belge Synthèses un article dont le titre a été souvent cité : « L’Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas ». Les lignes finales méritent d’être reproduites ici : « La liberté des hommes n’est pas un don de la nature. Seul peut la rendre possible un système qui inspire aux individus la volonté d’accomplir librement les actes que l’intérêt général attend d’eux. Vouloir la liberté sans vouloir les conditions qui la rendent possible, c’est aller au-devant de graves échecs et de redoutables désillusions. Sans régulation monétaire, la liberté ne peut engendrer que le désordre. L’Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas ». Cette structuration monétaire ne postule aucune formule politique particulière, mais elle est une condition préalable à tout effort politique. Les « pères de l’Europe » auxquels nous faisions allusion plus haut le pensaient, ceux qui, aujourd’hui, songent à une Europe confédérale en sont également persuadés. Il suffit d’ailleurs, pour le comprendre, de songer à ce que représenta la monnaie dans le processus d’unification des États-Unis, de l’Allemagne ou de la Suisse.
C’est dans cette perspective que le 27 avril, devant la Commission sénatoriale des finances, M. Raymond Barre, vice-président de la Commission des Communautés européennes, a proposé la création d’un fonds européen de coopération. « La réforme du système monétaire international, a-t-il notamment déclaré, sera une œuvre de longue haleine. La Communauté élargie orientera par ses choix et par les positions qu’elle adoptera cette réforme, mais plus encore elle lui donnera sa signification : ou bien ta création d’un ordre monétaire international fondé sur la coopération et défini par des règles valables pour tous et acceptées par tous ; ou bien l’acceptation explicite ou implicite d’un étalon-dollar occidental, dont les conséquences ne seraient point seulement économiques et monétaires, mais aussi politiques…
…L’union économique et monétaire, a-t-il poursuivi, dans son sens technique précis, signifie que les taux de change entre les monnaies des pays participant à l’union sont fixes et irrévocables : la création d’une véritable monnaie commune serait la simple expression de cette réalité fondamentale. Les problèmes essentiels à résoudre ne sont pas, comme on l’a dit parfois, des problèmes de superstructures (création d’une banque centrale unique ou d’un système communautaire de banques centrales, institution d’un centre de décision de politique économique et financière), mais des problèmes d’infrastructures : quelles sont les conditions structurelles et de politique économique qui doivent être remplies pour que l’union puisse fonctionner sans tensions intolérables et ne soit pas exposée à voler en éclats à la première crise venue ? »
Le vice-président de la Commission des Communautés a tenu à souligner les importants résultats obtenus au cours des dernières semaines : la taxation à 2,25 % de l’avoir instantané maximum entre la monnaie la plus appréciée et la monnaie la moins appréciée de la Communauté ; la mise en place d’un système d’intervention des banques centrales en monnaies communautaires ; l’adoption par tous les pays membres et notamment la RFA de mesures tendant à décourager les afflux de capitaux spéculatifs, constituent, selon lui, les bases d’un régime de change spécifique à la Communauté. Ce régime devra être renforcé par la création d’un fonds européen de coopération monétaire.
Cette importance primordiale des problèmes monétaires a été ainsi soulignée le 25 avril 1972 à Luxembourg par M. Maurice Schumann devant ses collègues : « La voie royale pour progresser vers l’intégration économique des dix pays, c’est l’union économique et monétaire. En octobre, ce sont les problèmes posés par sa mise en œuvre qui devront se trouver au centre des débats des chefs d’État ou de gouvernement », et M. Maurice Schumann ajouta en substance que pour la France l’essentiel est de voir les « Dix » s’engager résolument dans cette direction. Selon lui, ce serait une erreur de disperser les efforts, d’encombrer la conférence « au sommet » et finalement de faire dépendre le bon cheminement de la coopération économique et monétaire d’accords entre les « Dix » sur d’autres sujets que l’on commence à peine à évoquer.
Londres et Paris, pôles financiers de l’Europe
Le 27 avril 1972, M. Giscard d’Estaing a évoqué les mesures « importantes » qu’il veut appliquer à la Bourse de Paris pour en faire l’une des deux grandes places financières européennes et lui permettre de relever le défi lancé par la City de Londres. Sans doute la reprise des cours sur le marché de Paris en avril, suite à d’importants achats étrangers, était-elle déjà encourageante, mais il faut aller plus avant et instituer « un environnement favorable aux investissements étrangers ». C’est ainsi qu’ont été signées les décisions, annoncées le 25 novembre dernier, qui accordent l’avoir fiscal aux organismes de placement institutionnels de la Communauté élargie (compagnies d’assurances, caisses de retraite). En outre, M. Giscard d’Estaing a décidé de prendre par voie législative des mesures révisant la tarification appliquée par les intermédiaires, introduisant la fonction de « contrepartiste » destinée à régulariser le marché des actions à l’instar des « marchands de titres » anglais, permettant la négociation par « blocs » d’actions, etc. Toutes ces mesures, qui s’ajouteront aux dispositions déjà prises en faveur des investisseurs étrangers – rétablissement de la libre transférabilité du produit de la vente des titres français détenus à l’étranger, convention pour éviter la double imposition des revenus mobiliers – sont destinées à ouvrir la place de Paris à l’étranger.
Jusqu’ici, Londres est, après New York, la seule place vraiment internationale. Le volume des transactions du Stock Exchange en témoigne : le chiffre d’affaires d’une séance à Londres est 23 fois supérieur à celui d’une séance à Paris : 855,6 milliards de francs de transactions annuelles contre 36,7. Les Britanniques arrivent en tête dans les marchés les plus divers : celui de l’or et des métaux non ferreux, celui des assurances et des frets maritimes. Le secret du Stock Exchange est celui de la City entière. Les 3 500 membres du Stock Exchange groupés en 197 firmes décident eux-mêmes de leur organisation. Son Conseil est le seul arbitre du marché des valeurs : l’État n’y intervient pas. Un agent de l’État, « the government broker », y représente bien la Banque d’Angleterre, mais il n’a pas le droit de vote. C’est l’inverse de ce qui se passe en France, où les règles du marché sont déterminées de l’extérieur, par l’État. La City est ainsi une place financière indépendante des pouvoirs publics depuis toujours. Sans doute existe-t-il ou existera-t-il d’autres places aussi accueillantes. Mais l’argent est chose si craintive que, tout autant que la liberté, c’est la tradition de cette liberté que les capitaux apprécient.
L’Europe continentale va découvrir la vraie spécialité britannique : tout ce qui concourt à la qualité de la vie, les services en général, les services financiers en particulier. La rémunération de ces services constitue des recettes dites « invisibles » : c’est la véritable industrie de pointe de la Grande-Bretagne. La balance des services fournis par ce pays à l’étranger et ceux qu’il en reçoit a toujours été excédentaire, depuis 1794 que des statistiques existent. En 1971, avec un solde de 1,4 Md de livres – environ 20 MDF – les « invisibles » privés ont été les meilleurs gagneurs de devises étrangères. Sans eux, l’excédent de la balance des comptes courants, 950 millions de livres, deviendrait déficit. Ces « invisibles » comprennent des postes très divers : tourisme, affrètement maritime et aérien, « royalties », télécommunications, publicité, etc. Il sera très difficile aux partenaires de la Grande-Bretagne au sein des « Dix » de lutter efficacement contre cette puissance. Si le choix d’une capitale politique peut faire l’objet d’une décision, il n’en va pas de même pour une capitale financière, mais des difficultés surgiront, lorsqu’il faudra trouver une formule qui concilie la liberté totale de la City et la tradition française d’intervention de l’État… ♦
(1) Cf. également ci-dessus l’article de Paul Coulbois : « Le serpent dans le tunnel ».