Politique et diplomatie - Des nuées sur l'Occident
La situation actuelle du camp occidental présente certaines caractéristiques qui valent d’être notées. En ce qui concerne l’Europe, je l’ai indiqué dans mon article du mois passé, nous assistons à une mutation. L’Europe des Dix, ou des Neuf, ou des Sept sera autre chose que l’Europe des Six + Quatre, + Trois, ou + Un. S’il est difficile d’imaginer avec précision les structures qui seront mises en place pour institutionnaliser la coopération entre les divers membres de cette nouvelle Europe, on peut par contre, sans risque de se tromper, parier que ces structures seront « souples ». En effet, les événements de ces dernières semaines ont mis en relief à la fois la particularité des situations internes et l’unité de la scène politique européenne.
Si les résultats, décevants à certains égards, du référendum français n’ont pas de conséquences directes sur l’évolution politique, si la Grande-Bretagne évolue sans à-coups vers l’adhésion à la Communauté, l’Allemagne et l’Italie traversent des crises politiques qui peuvent — elles — avoir des conséquences durables. En République Fédérale, la faible majorité dont disposent le Chancelier Brandt et son gouvernement de coalition socialiste-libéral a été réduite à rien par la conjonction des adversaires de sa politique orientale et des adversaires de sa politique économique et financière. La tactique du gouvernement consiste à essayer de dissocier ces deux questions pour obtenir la ratification des deux traités germano-soviétique et germano-polonais par le Bundestag ou le cas échéant par les électeurs, sans que ceux-ci aient à se prononcer sur l’ensemble de la politique suivie par la « petite coalition ». À l’heure où ces lignes sont écrites, le sort du gouvernement Brandt n’est pas encore décidé (1). Quoi qu’il arrive au Chancelier et à ses alliés du Parti libéral, on peut prédire que les traités ne seront pas renégociés et qu’ils seront, avec plus ou moins de retard, ratifiés ; mais le combat mené contre Willy Brandt par l’opposition, conduite par M. Barzel, a déjà eu des conséquences qui débordent la scène allemande. La tentative pour mettre le gouvernement en minorité par une « motion de défiance constructive » à l’occasion du vote du budget, tentative qui, si elle avait abouti, aurait amené M. Barzel à remplacer M. Brandt à la chancellerie, a fait craindre que l’Allemagne ne subordonne les options de politique extérieure aux enjeux de la politique interne. Dans un pays où les électeurs se partagent à peu près à 50 % entre les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates, une telle situation aurait des conséquences désastreuses ; chacun des deux grands partis pouvant espérer capitaliser, au Parlement et dans l’opinion, quelques pourcentages de voix pour transformer sa minorité en majorité. On voit mal dans ce cas comment pourrait être définie sur les problèmes extérieurs une position européenne commune. Plus précisément, cette incertitude allemande peut avoir des conséquences sur l’attitude de ceux des pays européens qui doivent encore se prononcer sur la question de leur adhésion à la Communauté. C’est le cas, en particulier, de la Norvège et du Danemark, dont l’adhésion est soumise à référendum. Pour les deux candidats Scandinaves, la question allemande reste en effet étroitement liée à la question européenne ; la présence à la chancellerie du Chancelier Brandt — dont l’attachement à la démocratie n’a pas attendu pour se manifester l’effondrement des armées de Hitler — a été l’une des raisons, non négligeable, qui ont incité les Norvégiens et les Danois à rejoindre la nouvelle Europe. Si Willy Brandt vient à trébucher sur un croc-en-jambe de l’opposition, même si ce croc-en-jambe est parfaitement constitutionnel, cela ne peut qu’inquiéter les Scandinaves. L’Allemagne Fédérale n’est-elle pas dans l’ensemble européen le partenaire le plus puissant, ce qui rend d’autant plus inquiétante l’incertitude quant à son orientation politique ? Cette incertitude suscite d’autant plus d’inquiétude que l’orientation que le chancelier Brandt avait donnée à sa politique extérieure s’inspirait très exactement de vues que le général de Gaulle, avant tous autres chefs d’État, avait exprimées avec netteté et qui sont aujourd’hui partagées par la plupart des responsables de la politique européenne. Par exemple, les trois puissances occidentales qui ont conclu avec l’Union Soviétique un accord jugé satisfaisant sur Berlin, se trouveraient placées dans une situation embarrassante si, la République Fédérale ne ratifiant pas les traités, l’accord sur Berlin ne pouvait de ce fait entrer en vigueur. Ce serait en somme la remise en cause de tout le système patiemment élaboré, non seulement par le chancelier Brandt mais par l’ensemble des Occidentaux, pour améliorer les relations avec l’Est au bénéfice de tous sans doute, mais pour commencer au bénéfice des Allemands ; de bons esprits ne manqueraient pas de penser que les attaques dont font l’objet les traités et M. Willy Brandt visent aussi, ou viseront demain, les alliés occidentaux et ils y verraient la résurgence du nationalisme allemand. S’il est bien clair que dans le contexte actuel un tel nationalisme ne peut avoir de conséquences militaires dangereuses, par contre, sur le plan politique il peut introduire en Europe occidentale et dans les relations Est-Ouest une donnée qu’il sera difficile d’intégrer.
Quant à l’Italie, la difficulté dans laquelle elle se trouve de dégager une majorité de gouvernement — de centre gauche ou centre droit — et l’instabilité sociale qui y prévaut en font un actionnaire trop peu actif de l’entreprise européenne. Mais rien ne permet de penser que cette situation soit en passe de se modifier rapidement.
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