Outre-mer - Les États du « Kenoutan » (Kenya, Ouganda et Tanzanie) et leurs voisins - La crise de l'Organisation commune africaine malgache et mauricienne (Ocamm)
Les États du « Kenoutan » et leurs voisins
L’expression Kenoutan pour désigner la Communauté est-africaine (CEA) fut lancée à une époque où les Britanniques espéraient fédérer leurs possessions d’Afrique orientale. Depuis lors, si les structures économiques et sociales communes demeurent, le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie sont soumis à des influences qui les placent parfois dans des camps politiques opposés.
L’origine de la Communauté remonte à 1917, année de la création d’une union douanière Ouganda-Kenya, à laquelle le territoire sous mandat du Tanganyika fut intégré en 1920 ; elle englobait ainsi des pays utilisant le Swahili comme langue véhiculaire et tous riverains du lac Victoria. Le principal bénéficiaire de l’union était le Kenya qui en abritait d’ailleurs la plupart des services. Cette prédominance faillit provoquer une rupture après le départ des Britanniques ; la Tanzanie (1) et l’Ouganda réclamaient une meilleure répartition des sièges des services communs et la possibilité de protéger leurs industries naissantes contre la concurrence kenyane. Les travaux d’une commission de conciliation présidée par un expert de l’ONU permirent d’aboutir, en 1967, à une meilleure répartition des charges et des bénéfices.
Actuellement, les organismes communautaires sont coiffés par l’« Autorité est-africaine », laquelle réunit les trois chefs d’État, assistés de trois ministres est-africains permanents ; ils comprennent une assemblée législative de 27 membres, un conseil du marché commun et quatre autres conseils techniques ; un secrétariat central, chargé de la coordination, est installé à Arusha (Tanzanie). Ces divers organismes contrôlent la banque de développement et les compagnies communautaires : chemins de fer, ports, PTT, aviation civile. De nombreux services sont également destinés à harmoniser les politiques de chaque État dans les domaines économique, social et sanitaire.
Jusqu’en 1971, MM. Kenyatta, Nyerere et Obote étaient les présidents respectifs du Kenya, de la Tanzanie et de l’Ouganda. Ils jouaient un rôle important sur la scène africaine, chacun dans des domaines particuliers : le Kenyan, modéré mais auréolé du souvenir de la révolte Mau-Mau, comptait parmi les « sages » du continent ; le Tanzanien apparaissait comme le théoricien d’un socialisme africano-chrétien dont l’expérience était suivie avec intérêt ; l’Ougandais s’était fait remarquer par ses positions extrémistes qui n’excluaient pas une bonne coopération avec les puissances occidentales. Certaines affinités idéologiques et une même méfiance à l’égard du particularisme kenyan rapprochaient MM. Nyerere et Obote.
La communauté est-africaine
Les trois pays étaient alors mêlés plus ou moins directement à des conflits extérieurs : le Kenya, dont les districts du Nord étaient convoités par Mogadiscio, avait signé en 1967 un accord de défense avec l’Éthiopie, également menacée par l’expansion somalienne ; l’Ouganda, où la coopération israélienne était importante, se voyait accusé de soutenir la rébellion qui sévissait dans les provinces méridionales du Soudan ; la Tanzanie, frontalière du Mozambique portugais, s’était fait le champion de la décolonisation intégrale du continent, abritait le siège de tous les mouvements de libération d’Afrique australe et, grâce à la construction du Tanzam par la Chine, cherchait à désenclaver la Zambie pour qu’elle pût devenir la base des opérations vers les États ségrégationnistes. Ainsi les composantes de la Communauté étaient-elles attirées par deux pôles divergents : l’empire modéré d’Éthiopie soutenu par les États-Unis, les pays extrémistes, partisans d’une décolonisation par la violence et recevant l’aide du monde communiste.
De plus, le Rwanda et le Burundi, deux petits États francophones surpeuplés, qui, sans appartenir à la CEA gravitaient dans son orbite économique, entretenaient à ses frontières occidentales un foyer de discorde. Le premier dépendait des voies de communication ougandaises et kenyanes, le second des chemins de fer et routes tanzaniennes. Ces États étaient peuplés l’un et l’autre par deux ethnies farouchement opposées, les Hutus ayant le pouvoir à Kigali au Rwanda et les Tutsis à Bujumbura au Burundi.
L’ONU, par l’intermédiaire de sa commission pour l’Afrique, s’efforçait de désamorcer les différends de cette zone et incitait les pays voisins de la CEA à adhérer à la communauté. La Zambie, l’Éthiopie et le Burundi demandèrent à s’y joindre. Un conseil provisoire fut formé en 1966 pour attendre une adhésion possible de la Somalie, du Malawi et du Rwanda ; ses activités n’ont pas été concluantes. Par ailleurs, la CEA se lia à la Communauté économique européenne par une convention dite d’Arusha, simple accord commercial qui ne prévoyait ni aide financière du FED ni assistance technique, alors que la Somalie, le Rwanda et le Burundi acceptaient les dispositions plus complètes de la convention de Yaoundé.
En janvier 1971, l’éviction de M. Obote par le général Amin accentua les différends internes de la CEA. Le nouveau président de l’Ouganda, sans se ranger dans un clan idéologique précis, adopta des mesures qui, tour à tour, choquèrent ses deux partenaires. M. Nyerere, qui avait donné refuge à M. Obote, fut l’objet d’une hargne particulière ; Kampala lui reprochait notamment de favoriser les activités subversives des partisans du président déchu. Après sa rupture avec Israël, l’Ouganda reçut une aide de la Libye et se réconcilia avec le Soudan ; cette ouverture vers le monde arabe ne plut ni au président tanzanien, qui, sans épouser les thèses israéliennes, se montre toujours soucieux d’éviter la prédominance arabe au sein de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), ni au gouvernement du Kenya qui entretient avec Tel-Aviv de bonnes relations. De tels différends n’eurent aucun effet sur les structures de la CEA mais ils ne favorisèrent pas une intégration plus poussée.
La répression d’une révolte hutue par le gouvernement du Burundi créa, en 1972, une situation tendue aux confins de ce pays, de la Tanzanie et du Rwanda, ce dernier ayant lui-même à résoudre des problèmes frontaliers avec l’Ouganda. On assista alors au rapprochement significatif de Kampala avec Bujumbura et de Dar es Salam avec Kigali dont la politique intérieure, jusqu’ici libérale, commença à virer insensiblement au socialisme. Un coup d’État, survenu au Rwanda le 5 juillet 1973, arrêta cette évolution. Le général Habyalimana abrogea les mesures d’étatisation prises par son prédécesseur, le président Kayibanda ; il accepta les offres de bon voisinage de l’Ouganda et, malgré les haines ancestrales, celles du Burundi. Dans le même temps, de nouveaux incidents mettaient aux prises les Tanzaniens et les Burundais : le président Nyerere reprochait au colonel Micombero les incursions faites par les forces armées du Burundi en territoire tanzanien lorsqu’elles poursuivaient des commandos hutus ; il en résultait périodiquement une rupture des communications extérieures de Bujumbura qui se trouvait chaque fois dans l’obligation de composer. Malgré une médiation du général Mobutu, la situation ne s’est toujours pas améliorée. La Libye et l’Algérie en profitent pour manifester, par une aide militaire au colonel Micombero, leur animosité à l’égard du régime tanzanien, à qui ils reprochent son emprise sur le Comité de décolonisation de l’OUA installé à Dar es Salam. Dans le Nord, la situation s’est stabilisée aux confins soudano-ougandais, mais un renouveau de la tension somalo-éthiopienne provoque la réactivation de l’accord de défense éthio-kenyan.
Ces difficultés ne favorisent donc ni la cohésion de la Communauté est-africaine ni son extension, souhaitée par l’ONU et l’OUA, vers les autres États de la zone orientale.
Pour l’heure, la CEA se borne à gérer les compagnies multinationales, à animer les services communs de recherche et de lutte contre les endémies et à coordonner la politique touristique : elle a peu d’influence sur les conceptions économiques et monétaires de chaque gouvernement. Le Kenya, élément conciliateur de la zone, allié privilégié de Londres, conserve un développement plus avancé que ses partenaires et se relie à l’Éthiopie par voie routière : il sera, sur l’océan Indien, la tête de ligne de la route transafricaine Mombasa-Lagos dont le projet, conçu par le Japon, prend corps. La Tanzanie, plus isolée dans la zone, bénéficie de l’appui chinois et cherche à attirer dans son orbite la Zambie sans pour autant abandonner son esprit communautaire puisqu’elle active le développement de la région d’Arusha, voisine du Kenya.
La création d’un regroupement régional plus vaste est aléatoire pour l’instant. Parmi les voisins de la CEA associés à la Convention de Yaoundé, laquelle paraît leur donner satisfaction, la Somalie se tourne plus volontiers vers les pays de la péninsule arabique, le Rwanda et le Burundi désirent conserver des liens avec le Zaïre.
La négociation, entamée par les pays africains pour définir leur association commune avec l’Europe, est appelée à jouer un rôle déterminant dans l’évolution de la CEA. Elle peut en provoquer le fractionnement, le Kenya ayant plus d’intérêt que la Tanzanie à opter pour une association étroite (2). Elle peut, aussi bien, favoriser son extension si les barrières qui divisent actuellement les États sont supprimées par l’adoption d’un régime unique dans les relations Europe-Afrique.
La crise de l’Organisation commune africaine malgache et mauricienne (OCAMM)
L’Organisation commune africaine malgache et mauricienne (OCAMM) est conçue dans un tout autre esprit que la Communauté est-africaine. Comme cette dernière, elle contrôle des compagnies ou unions communautaires mais son organisation n’a pas un caractère exclusivement économique et régional ; c’est pourquoi la poursuite de ses activités n’est encouragée ni par l’ONU ni surtout par l’OUA.
Commencée dès 1960, la coopération des États africains et malgache prend aussitôt deux aspects : économique avec l’Organisation africaine et malgache de coopération économique (OAMCE), créée en mai 1961, politique avec l’Union africaine et malgache (UAM), fondée en septembre 1961. Ces deux institutions ont pour vocation de défendre les intérêts particuliers de pays unis par la langue, les méthodes administratives et l’appartenance à une même zone monétaire. Elles comprenaient initialement Madagascar, le Cameroun, les pays des anciennes Afrique occidentale et équatoriale françaises (AOF et AEF) moins la Guinée, le Mali et le Togo. En mai 1963, la création de l’OUA, ainsi que l’évolution intérieure du Congo et de la Mauritanie, provoquent la dissolution de l’organisation politique et la transformation de l’OAMCE en « Union africaine et malgache de coopération économique (UAMCE) » ; le Togo s’ajoute à la liste des précédents associés. En 1965, une recrudescence de l’aide apportée aux subversions intérieures par certains pays africains progressistes et la prépondérance des thèses extrémistes à l’OUA font sentir à nouveau la nécessité de renforcer la spécificité politique et culturelle de l’ensemble francophone. Une institution unique, l’OCAM (Organisation commune africaine et malgache), à caractère politique et économique, succède alors à l’UAMCE.
La nouvelle organisation a pour but d’harmoniser l’action de ses membres dans les domaines économique, social, technique et culturel, de coordonner leurs programmes de développement, de faciliter des consultations en matière de politique extérieure « dans le respect de la souveraineté et des options fondamentales de chaque État-membre ». Le secrétariat général administratif réside à Yaoundé : il coiffe divers services, réunis en deux départements, et six unions spécialisées dont les sièges sont répartis dans plusieurs capitales : Air Afrique, PTT, propriété industrielle, banques de développement, sucre et café.
De 1964 à 1969, l’importance panafricaine de l’OCAM va croissant avec l’adhésion, en 1965, de deux anciens territoires belges n’appartenant pas à la zone franc, le Rwanda et le Zaïre, et, en 1969, d’un jeune État bilingue faisant partie du Commonwealth et de la zone sterling, la République mauricienne. À cette date, tous les membres avaient adhéré à la Convention de Yaoundé pour leur association avec l’Europe. Depuis 1970, on assiste, au contraire, à un reflux de l’influence de l’organisation : déjà, la Mauritanie l’avait quittée, en 1965, pour montrer qu’elle désapprouvait l’admission du Zaïre alors dirigé par M. Tschombe, et qu’elle entendait conserver son entière liberté politique ; elle restait liée, cependant, aux services spécialisés. En 1972, le Zaïre du général Mobutu rompt avec l’OCAMM, suivi bientôt par le Congo. En 1973, c’est au tour du Tchad, de Madagascar et du Cameroun lequel, auparavant, avait abandonné Air Afrique pour créer sa propre compagnie d’aviation civile.
Cette désaffection à l’égard de l’organisation paraît avoir plusieurs causes. La coopération dans le domaine purement politique se justifiait, en 1961 et en 1965, par la vulnérabilité de presque tous les pays francophones devant des menaces extérieures, représentées alors par les ingérences idéologiques à vocation panafricaine des États progressistes et par une certaine agressivité révolutionnaire de la Chine. Depuis lors, la situation s’est stabilisée, en grande partie grâce à l’évolution interne de l’OUA. Celle-ci condamne maintenant toute intervention d’un pays-tiers dans les affaires intérieures d’un État, refuse toute contestation des frontières laissées par la colonisation et s’efforce d’orienter l’agressivité de ses membres vers l’élimination des régimes coloniaux ou ségrégationnistes demeurant sur le continent ; par ailleurs, l’URSS et la Chine ont su modérer leurs interventions et les canaliser sur les seuls mouvements tendant à libérer les territoires portugais et l’Afrique australe de l’emprise blanche.
La deuxième cause de désunion provient de ce que les États périphériques ont pris une plus nette conscience de leurs intérêts régionaux, souvent contrecarrés par leur appartenance à l’OCAMM : la Mauritanie ne peut être associée à un ensemble africain à caractère politique sans s’éloigner du Maghreb ; le Zaïre, de par sa situation géographique, est obligé de composer avec les pays anglophones de la CEA ; Brazzaville doit tenir compte de la propagande de Kinshasa ; le Cameroun bilingue entend resserrer les liens l’unissant aux pays de l’ancienne AEF sans donner l’impression aux dirigeants du Nigeria et du Zaïre qu’il agit au profit d’intérêts étrangers à sa région ; le Tchad cherche à désamorcer les arguments de son opposition intérieure ; les dirigeants actuels de Madagascar se complaisent dans l’insularité.
Enfin, bien que les États-membres de l’OCAMM n’aient jamais coordonné réellement leurs politiques extérieures, la plupart d’entre eux ont dû se sentir embarrassés par les déclarations de plusieurs chefs d’État allant à contre-courant de la tendance générale de l’OUA et portant notamment sur le dialogue avec l’Afrique du Sud.
Dans le domaine économique, le rôle grandissant de l’OUA et, surtout, celui de la commission de l’ONU pour l’Afrique, réduisent l’intérêt de certaines unions spécialisées de l’OCAMM dont plusieurs sont destinées à coordonner la production et les exportations de cultures trop abondantes. Contrairement à la CEA, l’organisation n’a pas en charge la gestion de services implantés dans les pays-membres et jouant un rôle essentiel dans leur économie. En dehors d’Air Afrique, laquelle peut être administrée de manière autonome, presque toutes les unions sont appelées à se fondre un jour dans des organismes panafricains contrôlés par l’OUA, existant déjà ou à créer.
Il est également possible que les défections aient été favorisées par les actions involontairement conjuguées des fonctionnaires de l’OUA, des gouvernements de l’Algérie, de la Guinée, du Nigeria et, depuis son départ de l’OCAMM, du Zaïre, qui reprochent à cette organisation de perpétuer la division de l’Afrique pour le plus grand profit d’une ancienne puissance coloniale. En fait, il existe dans l’OCAMM des services qui ne se justifient que par l’appartenance de la plus grande partie des États-membres à la zone franc et avec lesquels le gouvernement français est appelé à collaborer ; il aurait été sans doute judicieux de les disjoindre nettement du club politique où la France n’est pas introduite. Il en est de ce dernier comme des coalitions parlementaires : constituées en vue d’un certain objectif et acceptées par des éléments de tendances opposées sans liens concrets entre eux, ces alliances risquent de se dissocier une fois le but atteint si leurs participants ne se découvrent pas une autre mission précise à remplir.
La réunion tenue à Dakar, en juillet 1973, visait à renouveler l’alliance autour d’une idée-force neuve. M. Senghor, l’actuel président en exercice de l’OCAM, en attendait beaucoup. Tous les anciens membres étaient convoqués mais il ne vint que les représentants des États non démissionnaires ; cependant le contact avec les autres est maintenu par les voies diplomatiques normales. La négociation continue. ♦
(1) Formée par la fédération du Tanganyika et de Zanzibar
(2) L’Europe compte pour 45 % dans le commerce extérieur du Kenya, 40 % dans celui de la Tanzanie et 15 % dans celui de l’Ouganda