Institutions internationales - La guerre du Yom Kippour et l'ONU - L'ONU et l'édification de la paix - Les « Casques bleus » sur le canal de Suez - Les leçons de la nouvelle crise - La politique nucléaire de la France exposée à la XXVIIIe Session de l'Assemblée générale des Nation unies
En un mois, Israël et les États arabes se sont livrés une nouvelle guerre, le monde a craint un affrontement américano-soviétique, les États-Unis et l’Union soviétique ont imposé leur volonté commune au Conseil de sécurité de l’ONU, les « Casques bleus » sont revenus sur le canal de Suez (d’où Nasser les avait fait retirer en 1967), et certains milieux diplomatiques pensent que ce nouveau conflit pourrait engendrer une situation qui ne serait plus un simple armistice, mais permettrait l’élaboration d’une paix réelle. En un mois se sont ainsi confirmés deux des traits majeurs des rapports internationaux :
– les deux super-Grands savent jusqu’où ils peuvent aller pour soutenir les protagonistes d’un conflit régional, et où ils doivent s’arrêter pour que leur intervention ne les dresse pas directement l’un contre l’autre dans un conflit global ;
– ayant fait ce qu’ils voulaient et s’étant arrêtés devant ce qu’ils ne voulaient pas, ils ont utilisé le Conseil de sécurité de l’ONU comme instrument de leur volonté commune. En cela, les trois semaines qui ont séparé l’attaque égypto-syrienne du 6 octobre 1973 de l’arrivée des premiers « Casques bleus » sur le canal de Suez ont été révélatrices de la véritable nature des possibilités d’action de l’ONU.
La guerre du Yom Kippour et l’ONU
L’ONU, qui ne pouvait plus cacher son impuissance devant la crise chronique du Moyen-Orient, ne réagit pas immédiatement lors du déclenchement de cette nouvelle guerre israélo-arabe. Le Conseil de sécurité se réunit trois jours après, mais le veto conjoint de l’Union soviétique et de la Chine empêcha le vote d’une résolution – qui, d’ailleurs, n’aurait été entendue ni à Tel-Aviv, ni au Caire, ni à Damas, puisque l’on savait dans ces trois capitales (et ailleurs) que l’ONU ne pourrait intervenir que lorsque les États-Unis et l’Union soviétique seraient d’accord pour que, précisément, le Conseil de sécurité soit l’instrument de diffusion de leur accord. À ce moment-là, l’Union soviétique et la Chine étaient d’accord, l’une et l’autre, pour des raisons différentes et à des degrés d’intervention également différents, et elles soutenaient les États arabes. La guerre n’était pas comparable à celle de 1967, les Égyptiens et les Syriens étaient mieux organisés, et ils disposaient d’armements soviétiques, notamment les engins sol-air SAM-6 qui réduisaient dans de fortes proportions les possibilités d’intervention de l’aviation israélienne. Il apparaissait à l’évidence qu’elle ne se conclurait pas en une semaine par une victoire israélienne, et encore moins par une débandade égyptienne. Dans ces conditions, il semble que Washington et Moscou aient voulu attendre quelques jours, tout en renforçant l’aide militaire qu’ils apportaient aux belligérants. On savait que les États-Unis n’acceptaient pas l’idée de la disparition d’Israël en tant qu’État, et que l’Union soviétique ne permettrait pas l’écrasement des forces égyptiennes et syriennes, auxquelles s’étaient joints des contingents venus d’autres États arabes. À partir du moment où ni l’une ni l’autre de ces éventualités n’avait de chances de se concrétiser, il était évident que le problème du cessez-le-feu se transposait du plan israélo-arabe au plan américano-soviétique. Mais, pour des raisons psychologiques et politiques, les deux super-Grands ne pouvaient et ne voulaient agir en tant que tels. Ils soutenaient chacun l’un des belligérants, mais, rejetant le risque d’une extension du conflit, ils souhaitaient un accord contre le risque d’extension géographique et technologique du conflit et un cessez-le-feu (après que la preuve eût été donnée qu’Israël ne serait pas anéanti, ni les États arabes écrasés) qui ne soit pas imposé par eux-mêmes, mais par le Conseil de sécurité.
C’est exactement ce qui s’est passé. Mais la Chine ne pouvait alors que refuser de s’associer à cet appel, puisqu’elle a toujours condamné ce qu’elle appelle « l’impérialisme russo-américain », et comme elle ne pouvait pas rejeter l’idée du cessez-le-feu, elle s’abstint.
Le premier choc causé par l’annonce des combats, le 6 octobre, avait paru mettre en danger la détente, au moins à Washington. L’Union soviétique – on l’a su depuis – avait été avertie au moins deux jours à l’avance – mais non pas consultée – de l’opération projetée par le président Anouar El-Sadate contre la ligne Bar-Lev. Le nouvel esprit de détente n’aurait-il pas exigé que le Kremlin mît son partenaire américain dans le secret ? Les deux pays n’avaient-ils pas proclamé dans leur déclaration commune sur le fondement de leurs relations mutuelles, le 29 mai 1972 à Moscou, qu’ils feraient « tout ce qui est en leur pouvoir afin que ne se développent pas des conflits ou des situations aggravant les tensions internationales » ? La guerre qui allait reprendre au Moyen-Orient n’était-elle pas le type même de la situation qui appelait une consultation préalable ? On se formalisa quelque peu à Washington de ce que le Kremlin ait gardé le silence, et M. Kissinger, secrétaire d’État des États-Unis, alla jusqu’à le mettre en garde contre toute « irresponsabilité ». Mais pas pour longtemps : on comprit que M. Brejnev ne pouvait pas prendre le risque de voir les Américains informer Israël de l’attaque en préparation, l’incitant en quelque sorte à une action préventive. MM. Nixon et Brejnev se devaient de fournir à leurs protégés respectifs le matériel destiné à compenser les pertes du champ de bataille et à empêcher la défaite de leur camp. La rivalité était donc inévitable, elle explique l’impuissance du Conseil de sécurité durant la première phase de la guerre. Mais le désir d’éviter toute grave extension de celle-ci était patent de part et d’autre, et M. Kossyguine, président du Conseil des ministres de l’URSS, en se rendant au Caire, M. Kissinger à Moscou, recherchèrent les éléments d’une solution pacifique : fort de cet accord des deux super-Grands, le Conseil de sécurité exigea un cessez-le-feu. Les États-Unis et l’Union soviétique sont à la fois adversaires et partenaires (M. Raymond Aron a parlé à leur propos de « grands frères ennemis ») : si les raisons de la rivalité l’emportent, le Conseil de sécurité est paralysé, si ce sont au contraire celles de la connivence, le Conseil de sécurité peut donner à cet accord bilatéral les apparences d’une décision prise par l’organe majeur de l’ONU, donc par la communauté internationale. Tel est un point fondamental de la situation présente.
L’ONU et l’édification de la paix
Le 23 octobre 1973, le Conseil de sécurité a adopté une seconde résolution tendant à mettre fin aux combats du Moyen-Orient. Comme celle de la veille, elle fut proposée par les États-Unis et l’Union soviétique, et votée à la même majorité de quatorze voix, la Chine seule ne participant pas au scrutin. Ce débat fut marqué par une violente altercation sino-soviétique, le représentant chinois ayant sévèrement pris à partie « les deux superpuissances » qui « dictent » leur volonté à l’ONU. Selon lui, les États-Unis et l’Union soviétique sabotèrent les succès initiaux des Arabes pour leur imposer « l’humiliant statu quo défini par la formule ni guerre ni paix ». La détente célébrée à Washington et à Moscou, ajouta-t-il, n’est rien d’autre qu’une « escroquerie » pour soumettre complètement les peuples du monde entier au « condominium des deux superpuissances », qui utilisent l’ONU comme « un sceau pour légaliser leur sale accord ». La querelle déborde du cadre de la tension entre les deux pays, puisqu’elle peut devenir un facteur de la situation au Moyen-Orient même. C’est qu’en effet le représentant chinois rappela que son pays n’avait jamais reconnu Israël [NDLR 2023 : elle le fera en 1992 alors qu’Israël a reconnu dès 1949 la Chine communiste], et reprocha à l’Union soviétique d’avoir longtemps entretenu des relations diplomatiques, culturelles et commerciales avec l’État hébreu, et de permettre l’émigration des juifs, accroissant ainsi les capacités militaires et scientifiques de cet État.
Or, il semble bien que les négociations réclamées par le Conseil de sécurité comme complément au cessez-le-feu ne puissent se dérouler que dans le cadre de l’ONU ou sous sa caution, qu’il s’agisse, dans ce second cas, de négociations directes israélo-arabes, ou d’une conférence internationale réunie à cet effet (et qui serait alors comparable à celle de Genève de 1954). L’ONU ne pourrait être le cadre de ces négociations, ou leur fournir sa caution, que si l’État d’Israël était reconnu par tous les États. D’ailleurs, la résolution 242 du 22 novembre 1967, à laquelle s’est référé l’ordre de cessez-le-feu, réclamait au deuxième paragraphe de son article I la « reconnaissance de la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance de chaque État de la région et de leur droit de vivre en paix à l’intérieur de frontières sûres et reconnues à l’abri de menaces ou d’actes de force »… Or Israël est un « État de la région », et ne peut avoir des « frontières sûres et reconnues » que s’il est, en tant qu’État, reconnu par ses voisins. Une condition initiale à l’établissement de la paix est donc cette reconnaissance d’Israël par les États arabes : or ceux-ci n’ont jamais accepté la décision de l’ONU du 30 novembre 1947, qui partageait la Palestine entre un État juif et un État arabe, et le 15 mai 1948, lendemain de la proclamation officielle de l’existence de l’État d’Israël, ils déclenchèrent leur première guerre. Peut-être les États arabes seront-ils incités à cette reconnaissance par l’Union soviétique, qui a elle-même reconnu Israël dès le 17 mai 1948.
Deux grands problèmes se poseraient alors, dont l’évocation n’entre pas dans le cadre de cette chronique, mais qu’il est difficile de ne pas mentionner. En reconnaissant l’État d’Israël, les États arabes lui garantiraient des frontières « sûres et reconnues ». Mais Israël se contenterait-il de celles de 1967, ou demanderait-il une extension de son « périmètre de sécurité » ? La résolution 242 possède, on le sait, deux versions : sa version française fait obligation à Israël de retirer ses troupes des territoires occupés, sa version anglaise fait mention de territoires occupés. Il est difficile d’imaginer qu’Israël se retire du Sinaï, et il l’est autant d’imaginer que l’Égypte y renonce. Une solution pourrait peut-être naître de l’institution d’une large zone démilitarisée entre Israël et l’Égypte, comme entre Israël et la Syrie (ce qui serait plus difficile, en raison de l’exiguïté du Golan). Peut-être y aurait-il l’amorce d’une dépassionnalisation du Sinaï, qui n’a jamais été et ne peut être une Alsace-Lorraine. Le second problème est celui des Palestiniens, mais peut-être pourrait-on rappeler qu’en 1949 la partie arabe de la Palestine fut annexée par la Transjordanie, qui devint alors la Jordanie… La paix ne réglerait pas le problème de ces hommes, qui ont conscience de constituer une communauté nationale et veulent « une terre », mais peut-être permettrait-elle de le dégager de ses facteurs passionnels, d’autant que les Palestiniens ne seraient plus utilisés comme un argument contre Israël. Que peut faire l’ONU ? On peut se demander si, en fin de compte, la paix ne dépend pas des États de cette région, et d’eux seuls. Sans doute les plaies ouvertes par la violence sont-elles toujours longues à se cicatriser. Mais qui, en 1945, aurait pu prévoir que cinq ans plus tard l’Allemagne serait associée à l’œuvre de construction européenne ? Poser cette question équivaut à se demander si le Moyen-Orient n’aurait pas, d’abord, besoin d’un Robert Schuman et d’un Konrad Adenauer…
Les « Casques bleus » sur le canal de Suez
L’intervention d’une « force d’urgence » de l’ONU – communément appelée les « Casques bleus » – est la cinquième depuis 1945.
La première intervention eut, cependant, un caractère différent des quatre suivantes. Beaucoup plus nationale qu’internationale, elle ne résultait pas d’un véritable consensus de l’ONU. L’Union soviétique, en effet, avait boycotté la séance du Conseil de sécurité (pour protester contre la présence en son sein du gouvernement de Formose au lieu de celui de Pékin) lorsque fut décidé l’envoi en Corée du Sud, où elles débarquèrent le 1er juillet 1950, de forces de l’ONU. En fait, il s’agissait de forces américaines, commandées par le général MacArthur, bientôt rejointes par des contingents plus ou moins substantiels de quatorze autres nations. Le corps expéditionnaire américain en Corée continue cependant, vingt-trois ans plus tard, de symboliser la volonté de l’ONU de recourir à la force contre un agresseur (ce qui est une de ses grandes différences avec la Société des Nations, SDN).
Le terme « Casques bleus » n’apparut qu’avec l’arrivée d’une « force d’urgence » au Moyen-Orient le 15 novembre 1956, après l’intervention franco-britannique à Suez et la seconde guerre israélo-arabe. C’est l’Assemblée générale (disposant, depuis septembre 1950, de certaines des prérogatives antérieures du Conseil de sécurité) qui, dans ses résolutions des 4 et 7 novembre 1956, sur une initiative du ministre des relations extérieures canadien de l’époque, M. Lester Pearson, à qui cela valut le Prix Nobel de la paix, décida d’envoyer sur place une force internationale. Dans un échange de lettres avec M. Dag Hammarskjoeld, alors secrétaire général de l’ONU, il était précisé que Le Caire pouvait à tout moment demander le rappel des « Casques bleus », ce que fit le président Nasser en 1967.
Après avoir notamment participé à des combats contre la sécession katangaise, les troupes de l’ONU quittèrent le Congo à la demande du gouvernement de Léopoldville le 30 juin 1964. Enfin, le Conseil de sécurité décida, en mars 1964, d’envoyer des « Casques bleus » à Chypre, pour mettre fin aux affrontements des populations grecques et turques de la nouvelle République. Les troupes de l’ONU stationnent toujours dans l’île avec l’accord du gouvernement chypriote.
Les « Casques bleus », qui sont des forces opérationnelles, ne doivent pas être confondus avec les « observateurs » de l’ONU, dont la seule fonction est de prendre acte de la situation sans s’interposer. Au Moyen-Orient, ils formaient depuis la « guerre de Six Jours » de 1967 un corps de 215 officiers appartenant à 16 nationalités différentes. Leurs effectifs vont être augmentés.
Les leçons de la nouvelle crise
Durant ces quatre semaines de crise, un fait s’est imposé avec la clarté d’une évidence : en dehors des deux super-Grands, aucun autre pays ou groupe de pays ne s’est affirmé. Moins d’un mois après leur conférence d’Alger, les non-alignés n’ont pas éprouvé le besoin de se consulter sur une guerre qui les concernait (et à laquelle certains participaient), et tout au plus ont-ils présenté à l’ONU une motion par laquelle ils rappelaient les grandes lignes de leurs positions idéologiques. Les « Neuf » de l’Europe, qui disposent d’une puissance économique au moins égale à celle des États-Unis ou de l’Union soviétique, se sont trouvés dans l’incapacité d’intervenir concrètement. Le Japon et l’Allemagne, autres géants économiques, se sont réfugiés dans un silence attentif…
« Nous et l’Europe sommes le marché », déclarait le président Nixon fin septembre en parlant de l’énergie. La principale source de cette énergie est au Moyen-Orient : c’est le pétrole arabe. Le président Nixon voulait dire : les États-Unis et l’Europe ont le même problème au Moyen-Orient. M. Kissinger poursuivait alors à Londres ses conversations avec les diplomates européens sur le réaménagement des relations interatlantiques. Au début d’octobre, les Européens avaient tenté de mettre en valeur leur unité de point de vue. Il ne devait rien en rester après le 6 octobre. Par la voix du ministre des Affaires étrangères, M. Michel Jobert, le gouvernement français avait sinon proposé ses bons offices, du moins suggéré une intervention. Le gouvernement italien suggéra, dès le 7 octobre, que les ministres des Affaires étrangères des « Neuf » se réunissent afin d’adopter une attitude commune face au conflit qui venait d’éclater. Président en exercice du Conseil des ministres de la Communauté, le ministre danois des Affaires étrangères, M. Andersen, prit argument de la prochaine réunion à Copenhague des directeurs des affaires politiques des ministères des Affaires étrangères de la CEE pour écarter toute réunion spéciale à l’échelon ministériel. Aucune initiative européenne n’a donc été prise. La voix de M. Jobert est restée isolée. Les Européens n’ont pas d’influence réelle sur les producteurs arabes de pétrole, dont ils dépendent. Les États-Unis, au contraire, principaux fournisseurs d’armes des pays du golfe Persique, dont l’Iran et l’Arabie saoudite, possèdent des moyens de pression. Ainsi, dans le conflit israélo-arabe, la seule correspondance tirant à conséquence a été celle engagée entre le roi Fayçal et M. Kissinger. Le maniement de l’arme du pétrole s’est joué entre Américains et Saoudiens. La partie n’est pas terminée.
M. Kissinger en tire argument pour « durcir » sa position dans les négociations sur le réaménagement des relations interatlantiques (et l’on peut dès maintenant prévoir que le « Nixon Round » sera plus dur que l’on ne pouvait le penser). M. Kissinger estime que les nations atlantiques doivent définir leurs nouveaux objectifs pour les deux ans à venir, que chaque négociation de détail devra se situer dans le cadre d’une perspective globale et qu’un « sommet » Europe–États-Unis ne pourra se tenir, lors du voyage de M. Nixon sur le vieux continent (vraisemblablement en février) que si des progrès substantiels ont été enregistrés dans cette voie. Les États-Unis veulent aboutir à la mise en place d’une nouvelle communauté atlantique, donc d’une stratégie atlantique, en particulier pour le pétrole. Encore leur faut-il trouver un interlocuteur « européen ». M. Kissinger s’est montré désabusé : selon lui, en effet, les États-Unis pourraient se replier sur le continent américain, laissant l’Europe attendre le moment où elle serait contrainte de se plier à l’« Ostpolitik »… Peut-être aurait-on pu se soucier davantage des propositions françaises formulées lors de la conférence « au sommet » de Paris d’octobre 1972…
La politique nucléaire de la France exposée à la XXVIIIe session de l’Assemblée générale des Nations unies
La presse quotidienne, obérée à l’époque par l’actualité du conflit du Moyen-Orient n’a donné que de brefs extraits de la déclaration faite le 1er novembre 1973 par le représentant permanent de la France auprès des Nations unies, l’Ambassadeur Louis de Guiringaud, à la XXVIIIe session de l’Assemblée générale. Nous reproduisons ici la partie de cette déclaration exposant la politique de la France en matière d’armement et d’expérimentations nucléaires.
Après avoir constaté l’inefficacité de la Conférence du Comité du Désarmement et la poursuite par les deux Grands de la course au surarmement nucléaire, le représentant français poursuit :
« Les peuples qui veulent rester libres connaissent le prix de leur liberté ; ils éprouvent très naturellement ce que le traité de Moscou appelle une “incitation” à détenir les armes que possèdent d’autres peuples : cette incitation est un droit, elle est exactement ce que notre Charte appelle le “droit naturel de légitime défense”. Nul ne peut ni contester ni restreindre un tel droit sans accroître la dépendance des moins grands à l’égard des plus puissants, sans accentuer de façon déplorable l’arbitraire et le déséquilibre du monde. Et si l’on affirme un tel droit, il faut accepter son corollaire immédiat, il faut reconnaître à chaque peuple le droit légitime qui est le sien de préparer sa défense par les moyens mêmes que d’autres utilisent ou ont utilisés avant lui.
J’en arrive ainsi au problème particulier que j’annonçais, celui du point 36 de notre ordre du jour, qui a déjà fait l’objet ici, mais aussi ailleurs, de critiques mal fondées et sans doute hâtives – celui de nos essais nucléaires. J’en situerai les données exactes afin de répondre, en toute clarté je l’espère, aux deux questions que l’on nous pose le plus volontiers : pourquoi la France s’est-elle engagée dans une politique nucléaire ? Comment s’y prend-elle, ou, si l’on préfère, nos essais sont-ils un danger pour quiconque ?
La France est en paix avec le monde. Elle n’a de litige, quel qu’il soit, avec aucune puissance ; nos ennemis d’hier sont aujourd’hui nos amis et nos alliés ; nous entretenons avec les pays dotés de systèmes politiques et sociaux différents du nôtre des relations de cordiale coopération ; nous entretenons aussi les rapports les plus étroits avec les États qui se refusent à entrer dans aucun des blocs politiques existants.
La France, dirai-je cependant, ne peut oublier qu’en un siècle son territoire a été par trois fois envahi et que par trois fois son peuple a été de ce fait soumis aux plus douloureuses épreuves. Malgré les espoirs de détente qui sont apparus depuis quelque temps, en particulier en Europe, et dont nous nous félicitons d’autant plus que nous sommes convaincus d’avoir joué un rôle décisif pour en amorcer le processus, force nous est de constater que, jusqu’à nouvel ordre et jusqu’à ce que l’on s’engage enfin sur la voie d’un véritable désarmement, la paix repose encore hélas en partie sur l’équilibre des armes. Alors que, depuis plusieurs lustres, des armements conventionnels considérables s’ajoutent dans certaines régions à des stocks gigantesques d’armes nucléaires, le gouvernement français se doit de prévoir même l’improbable : l’arme nucléaire ne s’improvise pas. Sa mise au point, la production des vecteurs qui doivent la porter nécessitent des années de recherches et de travaux, qui sont sans commune mesure avec l’effort qui peut, en quelques mois, tirer d’une puissante industrie civile des quantités redoutables d’armes classiques. La France a donc décidé d’acquérir l’arme nucléaire dès lors qu’elle était résolue à conduire une politique, en toutes circonstances, indépendante, même sans danger actuel, en vue de dangers potentiels, même encore non prévisibles. Il ne s’agit nullement d’une question de prestige, encore moins d’une affirmation gratuite d’orgueil national.
Des situations peuvent en effet se présenter dans lesquelles la possession de l’arme atomique serait la seule garantie de la souveraineté nationale et de l’indépendance, dans la mesure où elle dissuaderait tout agresseur éventuel, même très supérieur en moyens conventionnels. Car il est bien évident que l’armement dont la France se dote ne saurait être que dissuasif, c’est-à-dire défensif. À ce titre, cet armement apparaît comme un facteur de paix et d’équilibre en Europe et dans le monde.
Tels étant nos motifs qui, vous le voyez, sont simples, je redirai que la France est immédiatement prête à mettre ses armes atomiques au rebut si les autres font de même. Elle serait la première à se féliciter que soient consacrées au bien-être et au développement des plus déshérités toutes les dépenses actuellement réservées à la production d’armes dont les stocks sont tels de par le monde qu’ils suffiraient à plusieurs apocalypses. En signant le protocole n° 2 du Traité de Tlatelolco [NDLR 2023 : interdiction des armes nucléaires en Amérique latine] qui fait l’objet du point 37 de notre ordre du jour, mon pays a montré qu’il comprenait le désir qu’ont certaines régions du monde de s’assurer contre l’emploi, tout éventuel fût-il, des armes que nous estimons devoir posséder en Europe. Je le répète, la France ne songe qu’à sa propre défense. Elle ne voit cependant pas comment on viendrait lui demander un sacrifice unilatéral. Elle ne voit pas pourquoi ce qui a été bon pour les uns dans un passé tout récent serait devenu mauvais pour les autres. Tout renoncement dans un tel domaine reviendrait en fait à inciter les États surarmés à diriger le monde, à assumer seuls le destin de l’humanité, éventualité qu’ils disent eux-mêmes repousser et que nous devons les aider à repousser.
La mise au point de l’armement nucléaire de la France, nécessaire à sa sécurité et à son indépendance, est en cours. Des essais nucléaires, en nombre très réduit, sont effectués au Centre d’expérimentation du Pacifique. Font-ils courir un danger à quiconque ? Nous avons démontré le contraire. Toutes les précautions ont été prises pour que ces essais ne présentent aucun risque ni sur place, ni dans les régions plus lointaines.
Le site a été choisi pour que les effets thermiques et lumineux ne puissent nuire à personne. Le lieu de nos essais se trouve à plusieurs centaines de kilomètres de toute terre habitable, à 1 200 km de Tahiti, à plus de 6 000 km de Lima et de Sydney. Notre territoire métropolitain n’offre bien entendu aucune superficie inhabitée nous permettant de procéder à de tels essais. Nous les effectuons donc sur une portion de territoire français éloignée de toute superficie habitée. D’autres, qui nous ont précédés dans la recherche atomique, ont eu des problèmes analogues. Ils les ont résolus de diverses manières, parfois en procédant aux essais sur le territoire d’un pays étranger qui n’a pas alors protesté, tandis qu’il proteste aujourd’hui contre nos essais effectués pourtant sur notre territoire national, à des milliers de kilomètres de ses côtes [NDLR 2023 : le Royaume-Uni a procédé à 7 essais nucléaires en Australie entre 1955 et 1963]. Je me garderai ici de tout jugement : ce qu’il me revient de réclamer, c’est l’objectivité.
Des discussions, d’autant plus passionnées que les participants sont démunis d’informations sérieuses, ont trait, d’autre part, aux risques encourus par les populations, la faune et la flore plus ou moins éloignées du lieu de nos essais. Je n’ignore pas que les opinions publiques sont sensibles à ce type de problèmes. Je m’exprime cependant ici devant des représentants de gouvernements responsables, dont la tâche n’est pas seulement d’accueillir la vérité, mais aussi de la faire connaître. Or, il est entièrement prouvé que les risques dits « de retombée » sont tout à fait insignifiants. Nos essais n’entraînent pas d’augmentation significative du niveau de radioactivité. Les doses d’irradiation dues à l’ensemble de la radioactivité naturelle et artificielle sont beaucoup plus considérables que celles qui peuvent provenir des expérimentations nucléaires. L’action sur les êtres humains de faibles et de très faibles doses, comme celles résultant de nos essais, n’a jamais été observée.
Tout cela est connu ou pourrait l’être : nous-mêmes avons entrepris de rassembler une abondance de faits parfaitement clairs dans un Livre blanc qui a été distribué à New York et ailleurs. Et si cela ne suffit pas, la lecture du dernier rapport du Comité scientifique des Nations unies se révélera tout aussi convaincante. Nul, je crois, ne doutera de l’objectivité et du haut degré de compétence d’un organisme que tous les États peuvent contrôler, convoquer, améliorer, faire travailler encore plus souvent, selon la suggestion que nous avons nous-mêmes présentée. La vérité est bel et bien à la disposition de tous : il suffit de vouloir l’entendre.
Et sans doute ne pouvons-nous rien dire à ceux qui, se voulant sourds, entreprennent de déplorer sans preuves, et qui plus est contre les preuves. Sans doute nous est-il difficile de convaincre ceux qui préfèrent les fables au témoignage des hommes de science. Aux autres pourtant, à ceux qui prêtent attention à notre volonté d’indépendance, c’est-à-dire à un bien dont chacun sait ici le prix, je tiens à dire ceci : la démonstration étant faite qu’elle ne porte tort à personne, la France ne tiendra compte d’aucune discrimination ; vivement atteinte par l’incompréhension de pays qu’elle estime, elle ne pourrait voir qu’hypocrisie dans toute critique négligeant le fait que les dangers de la civilisation moderne viennent, non pas tant des essais nucléaires que de l’existence même de l’arme nucléaire, et plus encore de l’absence d’une politique de désarmement véritable.
Ceci, Monsieur le président, me ramène à mon point de départ, c’est-à-dire à constater, non sans tristesse et déception, la permanence des menaces qui pèsent sur notre monde. Nous sommes ici pour discuter de ces menaces et pour tenter de remédier, dans toute la mesure de notre pouvoir et de notre volonté, aux véritables maux de notre temps. Mettons-nous au travail avec détermination et sérénité ». ♦