Institutions internationales - La négociation de Genève - La revanche du Tiers-Monde - L'Europe et la crise
La « guerre du Kippour » et, au-delà d’elle, le souci de bâtir un équilibre politique (c’est-à-dire transcendant les passions raciales et religieuses) au Proche-Orient, les répercussions sur l’Europe du recours à l’« arme du pétrole » par les pays arabes, l’impact sur les relations interatlantiques des accords américano-soviétiques sur la limitation de certains armements stratégiques, dominaient les préoccupations internationales depuis plusieurs semaines, voire depuis plusieurs mois. Sans doute cette attention était-elle justifiée.
Mais elle conduisait à rejeter dans l’ombre certains événements, importants par eux-mêmes et par leur signification. Le coup d’État chilien a atteint indirectement l’Union soviétique qui, face aux risques d’anarchie impliqués par la non-orthodoxie doctrinale du castrisme, soutenait le Parti communiste chilien qui n’avait pas été affecté par les tentations « maoïstes ». Les dirigeants soviétiques essaient de retrouver leur influence en agissant auprès de Castro lui-même, et c’est ainsi la rivalité russo-chinoise qui s’impose à l’attention dès lors que l’on envisage les possibles développements de l’opération du général Pinochet. M. Brejnev a subi un demi-échec lors de son séjour à New Delhi. Il souhaitait que l’Inde adhérât à son projet de pacte de sécurité asiatique (qui, par le « gel » des frontières, aurait mis un terme aux revendications chinoises sur les territoires contestés de l’Amour et de l’Oussouri), mais il n’a pas obtenu satisfaction. Toutefois, par un accord sur l’utilisation de la base de sous-marins de Visakhapatnam, l’URSS a renforcé son implantation dans le golfe du Bengale.
Ainsi, si l’attention se cristallise sur les événements qui nous concernent directement, la vie internationale ne se réduit pas à eux. Ce n’est qu’une fois cette observation formulée que l’on peut apprécier sainement l’ouverture de la conférence de Genève sur le Proche-Orient et les réunions européennes et atlantiques de Copenhague et de Bruxelles.
La négociation de Genève
Le 18 décembre 1973, l’Assemblée générale des Nations unies a mis fin aux travaux de sa 28e session dans l’indifférence générale. À peine a-t-on remarqué qu’après la Chine, en 1971, les deux États allemands y ont été admis en 1973 : l’Organisation s’en trouve renforcée dans l’universalité à laquelle elle prétend, elle ne mérite plus le reproche d’ignorer des États devenus aussi importants que la Chine et les deux Allemagne. Mais il n’en demeure pas moins que si cette session a abordé de multiples problèmes, elle en a ignoré un, celui qui paraissait susceptible de provoquer l’effondrement de la détente, celui du Proche-Orient. Il en avait été de même, politiquement sinon juridiquement, à propos du Vietnam.
Les États-Unis soutenaient Israël, l’Union soviétique l’Égypte et la Syrie : les deux Grands étaient ainsi entraînés dans un affrontement indirect dont on pouvait se demander s’il ne s’amplifierait pas en un affrontement direct. À partir du moment où ils ont été assurés que leurs protégés respectifs ne risquaient ni l’un ni l’autre une défaite humiliante, ils se sont unis pour imposer un cessez-le-feu. Ils savaient jusqu’où ils pouvaient aller pour ne pas porter une grave atteinte à leur accord contre la guerre : lorsqu’ils sont arrivés à ce stade de l’engagement, ils ont, ensemble, mis au point les modalités d’un cessez-le-feu et, le 22 octobre 1973, le Conseil de sécurité entérina leur accord. Il en fut de même pour le second cessez-le-feu, le 25 octobre. Dans ces conditions, le réalisme conduit à ne pas s’étonner que le secrétaire général de l’ONU, M. Kurt Waldheim, ait été invité à « participer » à une conférence placée « sous l’égide des Nations unies » mais dont les deux Grands sont les « coprésidents ». Pour répondre aux objections des autres membres permanents du Conseil de sécurité (notamment de la France et de la Grande-Bretagne, la Chine, elle, étant opposée à ce que son représentant a qualifié de « sale accord ») les deux coprésidents ont accepté de rétrocéder la présidence au secrétaire général de l’ONU dans la « phase inaugurale », et de se comporter comme si c’était lui qui avait convoqué la conférence de Genève. Mais un fait ne s’en impose pas moins : l’issue des négociations ne dépend pas de l’ONU, mais des belligérants eux-mêmes et des deux Grands.
Si ce fait a la valeur d’une évidence, on ne peut pas pour autant négliger ce qui n’apparaît pas en pleine lumière. Quelles que soient ses faiblesses, l’ONU constitue le dernier recours de la diplomatie. Si les négociations de Genève n’aboutissaient pas, le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale seraient une caisse de résonance pour les déceptions, les rancœurs et les désespoirs. Si ces négociations se poursuivaient avec un espoir concret, les belligérants et les deux Grands s’adresseraient à l’ONU non seulement pour faire entériner leurs décisions, mais pour lui demander les moyens de les appliquer sur le terrain, qu’il s’agisse des « Casques bleus » ou des « observateurs » sans la présence desquels on imagine mal la stabilisation des zones démilitarisées dont, a la fin de la première phase des négociations, on envisageait l’institution.
La revanche du Tiers-Monde
L’ONU assiste également, en spectateur dépourvu de toute possibilité d’intervention, à l’un des développements les plus graves du conflit israélo-arabe, la « guerre du pétrole ». Dans un premier temps, pour infléchir dans un sens défavorable à Israël la politique des Occidentaux, les États arabes producteurs de pétrole décidèrent de réduire les livraisons de celui-ci. Cette décision était extrêmement grave, car elle équivalait à condamner à l’asphyxie les économies occidentales. Certains émirent l’idée qu’il s’agissait là d’un casus belli, mais nul ne songea sérieusement à une intervention armée pour assurer le maintien de l’approvisionnement pétrolier. On saura peut-être un jour dans quelles conditions, c’est-à-dire à la suite de quelles négociations, les pays producteurs de pétrole décidèrent, le 24 décembre 1973, de renoncer à l’embargo pour imposer des prix très supérieurs à ceux qui étaient pratiqués jusqu’alors.
On a pu se demander si le dégel concrétisé à Genève par l’attitude mutuelle des représentants de l’Union soviétique et d’Israël n’a pas été, au même moment, contredit par la décision prise à Téhéran. En fait, il s’agit de deux démarches complémentaires. À l’origine de la décision de Téhéran se trouve le Shah d’Iran, le seul chef d’État musulman qui ne cache pas son hétérodoxie à l’égard du problème israélien : il croit à la survie de l’État hébreu, il la souhaite même pour des raisons d’équilibre. Ce n’est donc pas lui qui pouvait songer à voir dans le pétrole une arme de la guerre sainte. Son langage ressemble plutôt à celui d’un « économiquement fort » qui connaît les lois du marché : il a calculé le coût de la substitution, c’est-à-dire celui de chacune des formes d’énergie de remplacement auxquelles les Occidentaux pourraient recourir, et il a imposé ce prix pour le pétrole. Dans ce raisonnement il n’est question ni de Jérusalem, ni du Golan, ni de Charm-el-Cheik, mais des leçons inculquées aux fils des émirs par les professeurs de sciences politiques occidentaux. Le défi de Téhéran ne procède pas d’un accès de fièvre passionnelle, mais d’un froid calcul, qui remet en cause les fondements mêmes de notre expansion, basée jusqu’ici sur le bas prix du pétrole.
L’histoire considérera sans doute que la conférence de Bandœng d’avril 1955 fut en quelque sorte une extension, sur le plan mondial, de celle au terme de laquelle, à Londres en septembre 1864, fut créée la 1re Internationale socialiste. À l’opposition capitalisme-prolétariat se substitua l’opposition pays riches-pays pauvres, et ce n’est pas par hasard qu’un spécialiste, M. Moussa, donna comme titre à l’un de ses livres « Les nations prolétaires » : dans un cas et dans l’autre, des éléments passionnels s’ajoutaient aux fondements réels de l’antagonisme. Mais cette prise de conscience collective du sous-développement ne parvint pas à se donner une forme politique spécifique. En dépit de leur volonté de non-engagement, ces pays ne parvinrent pas à faire abstraction des tensions Est-Ouest et, à l’ONU notamment, le « groupe afro-asiatique » ne réussit guère à se présenter avec une certaine unité que dans les débats relatifs à la décolonisation. Leurs aspirations politiques particulières, leur réceptivité aux appels de plus en plus divergents de l’Union soviétique et de la Chine, les différences de leurs perspectives d’expansion, etc. ont introduit régulièrement des facteurs de division dans un ensemble qui trouvait sa cohérence moins dans l’analyse objective des causes du sous-développement que dans les ressentiments provoqués par celui-ci. Aussi bien la notion de Tiers-Monde ne doit-elle être utilisée qu’en tenant compte des situations différentes qu’elle englobe, et qui ne sont pas toutes réductibles à l’infériorité du niveau de vie.
L’« arme du pétrole » ne pouvait être utilisée que par certains de ces pays, appartenant au monde méditerranéen et au Proche-Orient. Elle a été utilisée contre les Occidentaux, c’est-à-dire contre les pays industrialisés. Mais, par le renchérissement des coûts de production de tous les objets manufacturés qu’elle va provoquer, cette politique va créer de nouvelles difficultés à ceux des pays en voie de développement qui n’ont pas de ressources pétrolières : ces pays devront en effet payer plus cher les biens de tous ordres dont ils ont besoin et qu’en raison de leur sous-industrialisation ils doivent importer. Or, certains d’entre eux disposent de ressources qui leur permettent simplement de payer les intérêts des emprunts qu’ils ont dû contracter. Plus encore sans doute que les pays industrialisés, ce sont ces pays « non pétroliers » du Tiers-Monde qui souffriront des conséquences du recours à l’« arme du pétrole ». Le grand clivage ne va pas séparer les pays industrialisés des pays en voie de développement, mais, à l’intérieur de ceux-ci, ceux qui ont du pétrole et ceux qui n’en ont pas.
On ne peut donc se contenter d’affirmations comme celle du président vénézuélien Carlos Andres Perez. « Pour la première fois, les petits pays ont la possibilité de parler d’égal à égal avec les grandes puissances industrialisées », ou du Shah d’Iran : « Il est dans l’intérêt de tout le monde de parvenir à une indexation entre les prix des pays industrialisés et celui du pétrole ». Mais ce dernier a ouvert une perspective nouvelle, en suggérant des négociations entre les pays producteurs de pétrole et l’OCDE, qui groupe les pays industrialisés. Cette négociation pourrait-elle aider à concrétiser l’idée française en matière d’accords pétroliers et d’investissements des pays importateurs dans les pays exportateurs, afin d’aider à l’industrialisation de ceux-ci ? Ce pourrait être l’un de ses grands objectifs.
Le système monétaire international ne peut pas ne pas être affecté par cette augmentation considérable du coût de l’énergie. Déjà, les parités monétaires semblent devoir être modifiées – c’est du moins ce qui apparaissait fin décembre. Au surplus, il se pourrait que les pays producteurs de pétrole veuillent acquérir la maîtrise de leurs finances de la même façon qu’ils contrôlent maintenant la production et le prix de leur pétrole. Il ne semble pas qu’ils veuillent retirer immédiatement leurs avoirs des banques occidentales – 10 milliards de dollars – ne serait-ce que parce qu’ils ne pourraient trouver à court terme des emplois aussi profitables. Mais ce retrait pourrait s’effectuer en bon ordre, ce dont l’Occident pourrait sans doute se féliciter. C’est qu’en effet ces capitaux, du fait de la hausse des revenus pétroliers, ne cessent d’enfler. Avant même la « guerre du pétrole », on prévoyait que leur montant global pourrait atteindre 50 Md $ en 1980 : il est indéniable que cette masse peut constituer un nouveau facteur d’instabilité pour un système monétaire international déjà atteint par les soubresauts que l’on sait. Il se pourrait alors que le Fonds Monétaire International devienne le cadre d’une nouvelle négociation, d’ordre financier celle fois.
L’Europe et la crise
Dans notre dernière chronique, nous évoquions l’amertume avec laquelle, devant l’Assemblée nationale, puis devant l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), M. Michel Jobert avait déploré que, lors de la « guerre du Kippour », l’Europe ait été considérée comme une « non-personne » et ait été réduite à assister à l’affermissement du « condominium » soviéto-américain. Le 1er décembre 1973, devant le Sénat, le ministre des Affaires étrangères a repris cette idée, dans les termes suivants : « Et pour l’avenir, comment ne pas se rendre compte de la fragilité d’un règlement qui ne serait avant tout que le résultat d’un arbitrage exercé par les deux Grands en fonction de l’équilibre de leurs intérêts, de leurs rivalités ou plus simplement de leurs possibilités ?… Comment peut-on croire que la recherche d’une solution durable puisse aboutir sans qu’y participe un monde arabe dont le « sommet » d’Alger a confirmé la détermination ? Comment justifier, enfin, que l’Europe ne soit pas présente à cette négociation alors qu’elle est profondément concernée ? »… À ce moment-là, le Président Pompidou avait proposé une réunion des chefs d’État et de gouvernement des « Neuf », et ceux-ci avaient décidé de se réunir à Copenhague à la mi-décembre.
Certains des problèmes posés par le « condominium » soviéto-américain furent abordés, à la veille de ce « sommet » de Copenhague, lors de la session ministérielle d’hiver du Conseil de l’Atlantique-Nord, à Bruxelles. À cette occasion, M. Henry Kissinger a proposé un renforcement des liens entre les États-Unis et « une Europe en voie d’unification », afin que cette Europe ait avec les États-Unis des « relations spéciales » analogues à celles si longtemps en vigueur entre Londres et Washington… « Il y a un réel danger d’une érosion progressive de la communauté atlantique qui, pendant vingt-cinq ans, a apporté la paix à ses membres et la prospérité à ses nations… Nous n’acceptons pas l’affirmation selon laquelle le renforcement de l’unité atlantique et la définition de la personnalité européenne sont incompatibles. Dès le début, ces deux processus se sont mutuellement renforcés et ils peuvent continuer à se renforcer… L’unité de l’Europe ne doit pas se faire aux dépens de la communauté atlantique, ou alors on en souffrira des deux côtés de l’Atlantique… Les États-Unis ne songent pas à sacrifier la sécurité de l’Europe sur l’autel d’un condominium. Notre destinée aussi bien que la pleine force de notre puissance militaire sont liées aux vôtres inextricablement. Et il en restera ainsi ». Ceci laissait entendre que le problème européo-américain se pose non en termes d’antagonisme, mais en termes d’interdépendance, donc d’équilibre.
Cette session du Conseil de l’Atlantique Nord se tint à la veille du « sommet » de Copenhague. Cette quasi-concomitance était fortuite, mais elle n’en a pas moins eu une certaine signification. Quatre ans après la conférence de La Haye, quatorze mois après celle de Paris, le « sommet » de Copenhague s’inscrivait dans un grand effort pour donner à l’Europe une personnalité qui lui permette de ne plus être considérée comme une « non-personne ».
Pour l’essentiel, la conférence de La Haye des 1er et 2 décembre 1969 s’était terminée par une prise de position en faveur de l’union économique et monétaire et par un accord aux termes duquel, en échange d’une solution pour le financement de la politique agricole commune, la France acceptait l’adhésion de la Grande-Bretagne. Un comité de hauts fonctionnaires fut chargé de définir les procédures d’une coopération politique plus étroite : le « rapport Davignon » proposa une consultation intergouvernementale systématique et des réunions périodiques des chefs d’État et de gouvernement. C’est dans cette ligne d’action que s’inscrivit le « sommet » de Paris, les 19 et 20 octobre 1972, réunion au cours de laquelle le Président Pompidou prit position en faveur d’une « union européenne » pour l’« horizon 1980 », « union » pour laquelle il suggéra la formule politique d’une confédération, qui n’implique pas d’aliénation des souverainetés nationales, mais l’insertion de celles-ci dans un ensemble organisé de solidarités en tous les domaines. À Copenhague, les chefs d’État et de gouvernement des « Neuf » ont affirmé « leur commune volonté de voir l’Europe parler d’une même voix dans les grandes affaires du monde », ils ont adopté une résolution sur « l’identité européenne », et ils ont décidé de se réunir « plus fréquemment ». Le bilan peut paraître léger, mais, eu égard à la situation générale qui régnait alors, il eût été irréaliste d’attendre plus. D’autant que les responsables des « Neuf » ont, en outre, « réaffirmé leur attachement à l’acquis communautaire et leur volonté de le voir se développer », et invité les institutions communautaires « à prendre les dispositions nécessaires pour réaliser des progrès vers la mise en œuvre complète de l’union économique et monétaire en partant des décisions déjà prises ».
Mais, quatre jours après cette conférence de Copenhague, le Conseil des ministres de la Communauté économique européenne (CEE) n’a pu se mettre d’accord sur le montant des crédits à accorder au Fonds européen de développement régional (Feder), dont la création avait été annoncée pour le 1er janvier 1974 par la conférence de Paris d’octobre 1972, ce désaccord remettant en cause les décisions sur l’union monétaire et sur l’énergie. Les intérêts nationaux l’ont emporté : la Grande-Bretagne et l’Italie (où l’aide à certaines régions est un impératif) voudraient une politique régionale hardie ; or, la République fédérale, qui devrait fournir la contribution la plus forte, mais qui n’a pratiquement aucune région à aider, rejette cette dépense. Au surplus, la Grande-Bretagne et l’Italie, qui seraient les principales bénéficiaires de cette politique régionale, ne participent pas à la seule application concrète que l’union monétaire ait reçue, puisque la livre et la lire « flottent » vis-à-vis des autres devises européennes.
1974 verra-t-elle les appels à l’unité européenne lancés par le Président Pompidou et par M. Jobert trouver une expression concrète ? Tous deux ont rappelé des exigences, défini des objectifs, précisé des procédures. Ainsi il ne dépend pas de la France que l’Europe reste une « non-personne »… ♦