Institutions internationales - Les vingt-cinq ans de l'Alliance atlantique - La Grande-Bretagne et l'Europe
Si les résultats des élections britanniques n’ont pas provoqué l’aggravation de certaines tensions interatlantiques, elles en ont éclairé les données historiques et politiques et, en cela, leur signification déborde largement de la Grande-Bretagne. En donnant une coloration très « atlantiste » à sa définition de la politique étrangère que les travaillistes veulent mettre en œuvre, le nouveau secrétaire d’État au Foreign Office, M. James Callaghan, a implicitement rappelé que l’Angleterre restait attentive à l’appel du « grand large » qu’évoquait Winston Churchill lorsqu’il disait qu’elle le préférerait toujours à l’Europe continentale. Dans la situation présente des rapports interatlantiques, cet « atlantisme » est dirigé contre l’idée d’une distension des liens entre les États-Unis et l’Europe, et même contre celle d’une autonomie politique de celle-ci.
Au surplus, M. James Callaghan a rendu officielle la volonté du gouvernement de « renégocier » les clauses de l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun. Le gouvernement de M. Wilson veut essentiellement renégocier la contribution financière de son pays au budget commun. Celui-ci est pour l’heure couvert par les États qui, important les produits dont ils ont besoin de pays n’appartenant pas à l’Europe des « Neuf », versent dans la caisse commune des droits de douane industriels et des taxes agricoles : lourd fardeau pour une Angleterre tributaire à 80 % de ses importations. Mais en voulant une réforme de ce système, Londres porte atteinte au principe qui est en matière économique le fondement même de la vie de l’Europe, à savoir qu’en faisant jouer la règle de la préférence communautaire, les « Neuf » privilégient leur propre commerce. Les Anglais voudraient pouvoir importer, des pays du Commonwealth notamment, ce dont ils ont besoin sans trop alimenter le budget communautaire.
Mais le problème comporte des données politiques. Au-delà de ce qui touche à la structure même de la Communauté, M. Callaghan voudrait insuffler à celle-ci un esprit plus « atlantique ». Selon lui, le scepticisme qui se manifeste en Grande-Bretagne concerne surtout « la direction politique générale » que l’Europe paraît vouloir suivre. La Grande-Bretagne, a-t-il précisé, a besoin d’appuyer ses alliances militaires et sa politique commerciale « sur des bases beaucoup plus larges ». À l’heure où la crise de l’énergie a, lors de la conférence de Washington, mis en lumière le problème de la finalité politique de l’effort européen, cette prise de position britannique acquiert une importance considérable. Et, coïncidence, elle est explicitée un quart de siècle, à quelques jours près, après la naissance de l’Alliance atlantique, créée par le Traité de Washington du 4 avril 1949.
Les vingt-cinq ans de l’Alliance atlantique
Il y a eu vingt-cinq ans le 4 avril que les ministres des Affaires étrangères de douze pays occidentaux signaient à Washington le Traité de l’Atlantique-Nord, que l’on peut définir comme la charte de l’Alliance atlantique. Il n’est pas sans intérêt de le rappeler, car bien des confusions ont marqué les commentaires suscités par le retrait de la France de l’Otan en 1967, et les nombreuses affirmations qui, depuis, ont eu pour but de faire comprendre que si elle s’était retirée de l’Otan, la France restait membre de l’Alliance.
Le Traité de Washington était une déclaration d’intentions que l’on peut, pour les besoins de l’exposé, réduire à deux affirmations :
– la solidité de l’Alliance exige que celle-ci ne se limite pas au domaine militaire (art. 2) ;
– une agression contre un État-membre serait considérée par tous comme une agression contre tous et entraînerait une riposte collective (art. 5).
En matière d’organisation, il restait très vague : il se contentait de créer un Conseil « pour examiner les questions relatives à l’application du Traité » (art. 9), ce Conseil devant constituer « les organismes subsidiaires qui pourraient être nécessaires ». Ce Traité ne parlait pas d’intégration des forces : ce n’est que par la suite que celle-ci fut présentée comme une nécessité. Mais cette intégration, qui postulait une aliénation des souverainetés nationales, était en contradiction avec le Traité qui, s’il faisait obligation à chaque État-membre d’assister la partie agressée, selon les règles de la sécurité collective, le laissait libre de donner à son action la forme de son choix. Le Traité avait établi une institution inter-gouvernementale composée d’États souverains, il devint la référence invoquée pour justifier des mesures de nature supranationale (encore que l’intégration n’ait jamais été vraiment réalisée). Quant à l’Organisation – l’Otan – elle fut mise en place par le Conseil atlantique lors de sa session de Lisbonne en février 1952. C’est alors que fut notamment créé le Secrétariat international et que chaque État membre fut représenté auprès du Conseil (au niveau des ministres des Affaires étrangères) par un « Représentant permanent » ayant rang et prérogatives d’ambassadeur.
L’Otan, en tant qu’institution, pouvait-elle être considérée comme distincte de l’Alliance, ou, au contraire, lui était-elle liée comme le décret d’application est lié à la loi ? La question a été posée lors du retrait français, chacun lui apportant la réponse convenant le mieux à sa conception de l’Alliance et des rapports avec les États-Unis. Il n’est pas question, ici, de reprendre ce débat. Mais il n’était pas inutile de le rappeler. Au surplus, il n’a concerné qu’une des contradictions de l’Alliance.
L’Alliance a été bâtie en fonction d’une certaine situation internationale, la guerre froide : elle a été affrontée aux problèmes d’une situation profondément différente, la coexistence pacifique (1). Elle a été bâtie en fonction d’un certain rapport des forces, caractérisé par la supériorité nucléaire considérable des États-Unis : elle a été affrontée aux problèmes d’une situation profondément différente, une parité russo-américaine fondée sur des arsenaux équivalents en puissance globale et en diversification. Cette double évolution ne pouvait pas ne pas affecter l’Alliance. D’une part le passage de la guerre froide à la coexistence pacifique a, sinon objectivement (en raison de la permanence des objectifs universalistes de l’idéologie qui sous-tend le régime soviétique) du moins subjectivement, atténué le sens d’une menace immédiate, et certains ressorts psychologiques se sont distendus. D’autre part, plus l’Union soviétique affirmait sa puissance nucléaire, plus les États-Unis la considéraient comme un interlocuteur avec qui le dialogue devait être engagé. La mise au point des missiles anti-missiles et des engins à ogives multiples – les armes du « second âge nucléaire » – n’a fait que renforcer une tendance qui s’était manifestée peu de temps après la crise de Cuba de l’automne 1962. Aux rapports de chacun des deux super-Grands avec leurs alliés se sont ainsi superposés des rapports bilatéraux entre ceux dont Raymond Aron a pu dire qu’ils sont devenus des « partenaires-adversaires » ou des « grands frères ennemis » : investis de responsabilités identiques en raison de leurs potentiels nucléaires, ils ont parfois accordé plus d’importance à leurs relations avec « l’autre » qu’à celles avec leurs alliés. Même si les États-Unis ne faisaient rien qui pût inquiéter leurs alliés européens, ceux-ci ne pouvaient pas, parfois, ne pas éprouver le sentiment que Washington donnait la priorité à ses rapports avec Moscou. D’autant que l’évolution des armements, plus précisément la miniaturisation des engins nucléaires, si elle a logiquement imposé aux États-Unis de renoncer à la « dissuasion totale » au profit d’une « dissuasion proportionnée », a relativisé par-là même l’engagement des États-Unis d’intervenir nucléairement en Europe dans le cas d’une agression qui ne menacerait pas directement leur propre sécurité. Plus s’affirmaient les exigences de la dissuasion « proportionnée » et plus les États-Unis accordaient d’importance à leurs rapports de « partenaires-adversaires » avec l’Union soviétique, et plus les alliés des États-Unis étaient tenus à l’écart du pouvoir de décision en matière nucléaire, l’unicité de ce pouvoir ayant été définie comme une pièce maîtresse de la « doctrine McNamara ».
Les difficultés de ces évolutions se sont trouvées aggravées par les changements intervenus dans les rapports entre les États-Unis et leurs alliés européens. Après avoir reconstitué leurs économies grâce à l’aide américaine, notamment dans le cadre du « plan Marshall », les Européens ont, par le Marché commun, atteint une puissance économique d’un potentiel comparable à celui des États-Unis. Alors que ceux-ci avaient toujours soutenu les efforts en faveur de l’unification européenne, à partir du moment où des rapports de concurrence se substituèrent à des rapports de dépendance, ils les virent d’un œil différent, et ils se dressèrent notamment contre le « tarif extérieur commun », qui était pourtant une nécessité économique et politique pour la Communauté, et l’on vit réapparaître dans certains secteurs du Congrès des tendances néo-protectionnistes qui ne se masquaient même plus.
Mais si les Européens ont bâti une communauté économique, ils n’ont pas réalisé cette communauté politique par laquelle ils auraient pu s’ériger en « partenaires » des États-Unis et bâtir cette alliance « à deux piliers » qu’évoquait M. Jobert le 17 mars en des termes qui rappelaient ceux de John Kennedy lorsqu’il présentait son « grand dessein ». L’absence de ce partnership ne pouvait qu’aggraver les conséquences de l’évolution des armements. Plus les Européens affirmaient leur force économique et leur volonté politique, plus ils se trouvaient écartés de la conduite de l’alliance au plan militaire. La distorsion était grave.
L’article 2 du Traité de Washington était oublié. C’est à lui que, sans le dire, et peut-être sans y penser, s’est référé le Président Nixon lorsqu’il a déclaré qu’il lui serait difficile de s’opposer au Congrès si celui-ci demandait le retrait des forces américaines d’Europe : l’Alliance ne peut se réduire à des dispositifs militaires, elle suppose une coopération économique et politique. On trouve alors la « globalisation » refusée par M. Jobert. À ce point de l’analyse, les considérations subjectives l’emportent sur l’analyse objective. L’« atlantisme » est-il contraire ou, favorable à l’affirmation d’une « identité européenne » ?
À cette question, les Travaillistes britanniques veulent donner une réponse « atlantiste ».
La Grande-Bretagne et l’Europe
C’est Winston Churchill qui, le 19 décembre 1946 à l’Université de Zurich, lança le premier grand appel en faveur des États-Unis d’Europe. Mais très rapidement, devant les réalités européennes, qui annonçaient des institutions (donc l’unité), les Britanniques firent marche arrière. Ils s’opposèrent à l’attribution de pouvoirs effectifs au Conseil de l’Europe, ils refusèrent d’adhérer à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), puis ils engagèrent la lutte contre le Marché commun par l’intermédiaire de la Zone européenne de libre-échange [NDLR 2024 : « Association » en réalité, AELE], créée à leur initiative. Mais les temps avaient changé. Lorsqu’aux Communes, à propos de l’Inde, Churchill fit l’éloge du rapport de la mission Pethick-Lawrence « an able and melancholic document », on comprit qu’il prononçait l’oraison funèbre de l’Empire : l’Angleterre s’apprêtait à déposer la couronne de Victoria. La candidature britannique s’est inscrite dans l’histoire le jour où Lord Mounlbatten, dernier vice-roi des Indes, quitta New Delhi. Au même moment, la fuite devant la livre sterling se généralisait, l’Angleterre devait renoncer à aider la Grèce et faisait appel aux États-Unis. L’érosion du Commonwealth devenait inéluctable. Mais c’était une révolution morale, et les réticences furent vives.
La dégradation de sa situation économique et les progrès de l’unification européenne incitèrent la Grande-Bretagne à faire acte de candidature à la Communauté économique européenne (CEE) le 3 août 1961. Dans sa conférence de presse du 5 septembre 1960, le général de Gaulle avait émis le souhait que l’Angleterre se joigne au Traité de Rome, qu’elle en assume les obligations et en reçoive les avantages. M. Couve de Murville aimait à parler de « la future partenaire ». Mais, pour la France, la participation britannique était liée à des conditions précises et préalables, qui ne découlaient pas seulement de la nature des traités, mais aussi d’une conception de l’Europe, laquelle devait être « européenne », non « atlantique ». Le grand tournant se situa lors de la rencontre de Gaulle-Macmillan à Rambouillet, les 15 et 16 décembre 1962. C’est une affaire complexe, liée aux difficultés britanniques en matière d’engins. Après avoir dû renoncer à « sa » fusée Bluestreak, la Grande-Bretagne savait depuis le 24 novembre qu’elle ne pouvait plus compter sur l’engin américain Skybolt, auquel les États-Unis venaient de renoncer, et qu’elle devrait accepter les fusées Polaris. Alors que le Skybolt eût assuré, au moins pendant un temps, l’indépendance de la force de dissuasion britannique, le Polaris en faisait un appendice de la force de dissuasion américaine. Le général de Gaulle croyait-il que Macmillan allait se tourner vers la France pour lui proposer de fabriquer en commun le vecteur qui eût assuré une progression commune des deux forces nationales de dissuasion ? L’hypothèse a été émise. Mais c’eût été minimiser « l’appel du grand large », et quatre jours plus tard à Nassau, Macmillan accepta l’offre du Président Kennedy de fusées Polaris. En fait, cet Accord de Nassau fut improvisé, mais le général de Gaulle considéra qu’il n’était pas possible que l’on ait improvisé une chose aussi importante. Aussi bien dit-il « non » à la candidature britannique le 14 janvier 1963 (2).
Ce « non » était une conséquence de l’Accord de Nassau, même si d’autres considérations sont intervenues dans sa motivation. Ce « non » était politique, alors que la négociation économique était sur le point d’aboutir. À partir de là, la position française associa deux idées : l’élargissement de la Communauté supposait son renforcement. Lors de la conférence de La Haye, les 1er et 2 décembre 1969, le Président Pompidou accepta l’adhésion britannique en échange d’un accord sur le financement de la Politique agricole commune (PAC). Le second terme de cette acceptation représentait l’exigence du renforcement. Mais les événements défavorables se succédèrent, liés pour l’essentiel à l’accélération de la dégradation du système monétaire international. Dans le même temps, la situation économique intérieure de l’Angleterre se dégradait à un rythme tel qu’il était facile à l’opposition de prétendre que l’adhésion au Marché commun était « la » cause des difficultés. L’Angleterre aurait pu accepter la perspective politique d’une confédération, alors qu’elle n’imaginait pas entrer dans une fédération. Mais elle œuvrait pour ne pas être soumise aux obligations économiques et financières qu’elle avait acceptées par le traité d’adhésion. Les équivoques se multiplièrent, et lorsqu’éclata la crise pétrolière au lendemain de la guerre israélo-arabe, Londres regarda plus vers Washington que vers le continent. Une nouvelle fois, on retrouva la dualité des tentations britanniques. Il était facile à M. Wilson de prendre le contre-pied de M. Heath.
L’histoire dira peut-être un jour si les dirigeants américains ont encouragé M. Wilson. Le problème dépasse le cadre de cette intervention, à supposer qu’elle ait eu lieu. Il concerne l’orientation politique de l’Europe, la finalité politique de l’effort d’unification européen. Aussi bien les propos du ministre français des Affaires étrangères trouvent-ils une nouvelle résonance. Il ne s’agit pas pour l’Europe de se « couper » des États-Unis, mais d’affirmer, dans le cadre de l’Alliance atlantique, une identité et une autonomie que peut, seul, permettre un nouvel effort vers la cohésion politique. La notion des « deux piliers » retrouve une signification politique fondamentale.
Les mois qui viennent seront donc décisifs. Les Européens – ceux qui ont pris l’initiative de la CEE – ne peuvent pas imaginer une « renégociation » du traité d’adhésion, tout au plus peuvent-ils envisager des modalités transitoires destinées à aider la Grande-Bretagne à surmonter ses difficultés présentes. Mais il s’agit moins de budget communautaire ou de prix agricoles que d’orientation politique – aujourd’hui comme en janvier 1963. ♦
(1) Plus que 1962 (marquée par la crise de Cuba), ce sont les années 1957-1958 qui, à cet égard, marquèrent une grande date. Alors que, dix ans auparavant, son déficit dépassait 9 milliards de dollars, en 1957 l’Europe occidentale ne souffrait plus de pénurie de dollars. 1957, ce fut aussi l’année de la signature du Traité de Rome. À partir de 1958, la balance des paiements des États-Unis devint déficitaire. Il n’y a aucun rapport de cause à effet entre la création du Marché commun et le déficit américain de 1958 : la coïncidence n’en est pas moins significative. 1958, ce fut aussi l’année où Nikita Khrouchtchev devint Président du Conseil de l’URSS, où Mao Tse-toung lança ses « communes populaires » qui étaient un défi à Moscou, où le Nautilus réalisa la première traversée de l’Arctique sous la banquise et où, par son mémorandum au président Eisenhower et à M. Macmillan, le général de Gaulle posa le problème des relations politiques au sein de l’Otan. Quelques mois plus tard, Castro triomphait à Cuba, Foster Dulles était remplacé par Christian Herter, Moscou dénonçait son accord nucléaire avec Pékin, les États-Unis mettaient en service le premier sous-marin nucléaire équipé de Polaris. C’était l’époque où se précisait la diversification des engins nucléaires. Certaines tensions de la guerre froide s’apaisaient et lorsque, fin 1958, Khrouchtchev « relança » la question de Berlin, on eut l’impression qu’il le faisait pour « tâter » les Occidentaux et pour donner des gages aux nostalgiques du stalinisme. Mais à l’automne 1958 aussi, le général Norstad, alors commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR), demandait que l’Otan, en tant que telle, devienne une puissance nucléaire.
(2) « …On a pu croire parfois que nos amis anglais, en posant leur candidature pour le Marché commun, acceptaient de se transformer eux-mêmes au point de s’appliquer toutes les conditions qui sont acceptées et pratiquées par les Six, mais la question est de savoir si la Grande-Bretagne actuellement peut se placer, avec le continent et comme lui, à l’intérieur d’un tarif qui soit véritablement commun, de renoncer à toute préférence à l’égard du Commonwealth, de cesser de prétendre que son agriculture soit privilégiée… »