L’épreuve de force
Cet essai sur l’épreuve de force comme révélateur et mode constitutif des relations humaines procède d’un double souci : d’une part, élucider les problèmes posés par l’organisation du service militaire et la mise en œuvre d’une politique de défense crédible, d’autre part, tenter de définir un outillage conceptuel permettant de gérer les crises au moment où l’histoire laisse entrevoir le passage de « l’ère des nationalités à celle de la mondialité ». Pour réaliser un projet aussi ambitieux, M. Sallantin a bénéficié du concours de la Fondation Béna et de la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN) et il a pu confronter ses vues à celles d’appelés du contingent qui ont collaboré à ses travaux. Toutefois, ce livre est marqué de son empreinte et s’inscrit dans le droit fil des préoccupations qui sont les siennes depuis qu’ayant renoncé à faire carrière dans la Marine, il se consacre entièrement à des recherches sur la logique des systèmes évolutifs et conflictuels. Au début des années 1960, la parution de son Essai sur la défense avait retenu l’attention des spécialistes et lui avait valu une certaine notoriété. L’épreuve de force marque une nouvelle étape du développement de sa pensée et on doit savoir gré à la FEDN d’avoir contribué à sa diffusion en l’accueillant dans sa collection des cahiers « Les Sept Épées ».
L’ouvrage comporte trois parties. La première traite des problèmes du service militaire et du service national en tenant compte des préoccupations du gouvernement français au début de l’année 1975. La deuxième comporte une analyse de la conjoncture politique et stratégique au plan mondial et met l’accent sur la nécessité de compléter la défense insulaire de la France par la définition d’un projet politique positif en Méditerranée. La troisième partie, à laquelle l’auteur attache manifestement une importance primordiale, se propose de définir une « logique du jeu quelconque » ou « logique trialectique », seule susceptible, selon lui, de garantir la victoire de l’homme sur les forces des ténèbres, de faire prévaloir « l’intelligence claire et protectrice des cités d’Athéna » sur la « fougue irréfléchie et la fureur sanglante d’Ares ». Quels que soient l’intérêt d’une telle démarche et la pertinence des aperçus de M. Sallantin sur la nécessité de dépasser et d’assumer les méthodes complémentaires et antagonistes d’Aristote et de Hegel, le « discours de la méthode » qui clôt l’ouvrage est en porte-à-faux par rapport aux développements qui précèdent et il risque de ne pas être entendu par ceux auxquels il s’adresse, d’autant que le niveau d’abstraction où il se déploie le rend difficilement accessible au profane.
En revanche, on ne saurait trop recommander la lecture de ce livre à tous ceux qui se préoccupent des questions de défense et s’interrogent sur le rôle de la France dans les affaires mondiales. Les trois premiers chapitres abordent en toute clarté les problèmes posés par l’amélioration de la condition militaire, l’aménagement, voire l’abandon de l’armée de conscription et la participation de tous les citoyens à un service national dont les modalités seraient définies en fonction des besoins sociaux à satisfaire. Le mode d’exposition est celui de débats fictifs en chambre du Conseil, mais le recours à ce procédé littéraire ne nuit en rien à la vraisemblance des arguments avancés par les responsables des différents départements ministériels. Par ailleurs, des questions délicates comme celles de l’objection de conscience et de la non-violence sont évoquées avec justesse et les solutions préconisées sont inspirées du souci d’associer au service de la défense les « agents de la force non employée ».
Pour expliquer la logique de la dissuasion nucléaire, Xavier Sallantin use du langage des paraboles et l’histoire des fermiers qui se réconcilient dès lors que pèse sur eux la menace de la destruction totale de leurs germes rend assez bien compte des démarches qui ont abouti à l’institutionnalisation du dialogue stratégique soviéto-américain. L’auteur s’emploie également à dissiper les malentendus qui persistent à propos de la capacité nucléaire des puissances moyennes et aboutit à la conclusion que si la France est en mesure de garantir la défense de ses œuvres vives par la menace de représailles atomiques, la crédibilité d’une telle politique dépend de facteurs psychologiques et de la fiabilité physique du système d’armes. Une telle exigence suppose notamment que la France perfectionne les instruments dont elle dispose et que ses ingénieurs restent en course dans l’incessante évolution de la technologie. Plus discutable est la thèse de la complémentarité des dissuasions populaire et nucléaire, bien que les arguments avancés en sa faveur ne manquent pas de poids. Toutefois, on a le sentiment que l’auteur se préoccupe davantage d’associer le plus grand nombre à la défense du pays que d’obtenir au moindre coût la garantie du minimum vital. Et il déplore que la « défense insulaire » découlant de l’option nucléaire de la France démobilise les esprits car elle exclut l’adhésion à un grand dessein.
C’est pour donner ses chances à « l’engagement solidaire » et pour surmonter les contradictions de l’« Europe atlantique » que Xavier Sallantin prône l’ouverture sur la Méditerranée, « ce berceau des sagesses et des religions plus préoccupées de destinée humaine que de bien-être matériel, plus soucieuses de plus-être que de mieux-être ». En l’occurrence, il ne s’agirait pas seulement de réhabiliter un modèle culturel mais de jeter les bases d’une politique méditerranéenne de la France qui contribuerait adonner une nouvelle dimension au projet européen. Le chapitre V de L’épreuve de force, contient des suggestions pratiques en vue de la constitution d’une organisation méditerranéenne de sécurité qui tiendrait compte du rapport des forces existant, de l’émergence de nouveaux centres de pouvoir et des atouts dont disposent les pays riverains pour affirmer leur souveraineté et pratiquer le non-alignement. À cet égard, on retiendra surtout l’idée d’une extension des accords de Montreux à toute la Méditerranée, bien que la couverture des activités navales par des batteries côtières nucléaires soulève des problèmes délicats et que la cession de ces armes par les pays qui en disposent irait à rencontre de leur politique de non-prolifération.
À ce propos, M. Sallantin consacre des développements pertinents à la connivence des deux Grands pour écarter le spectre de la mort collective, en dépit de la compétition qui les oppose sur d’autres plans. Et il considère à juste titre que le souci majeur des Soviétiques et des Américains est d’éviter que le mécanisme de leur concertation bilatérale pour tenir enchaîné « l’exterminateur nucléaire » ne soit brisé par l’action perturbatrice de tierces puissances. Sans entrer dans le détail des mesures à prendre pour conjurer les périls découlant de la prolifération mais en imaginant des scénarios plausibles, l’auteur pose clairement l’alternative du contrôle bicéphale (soviéto-américain) ou multilatéral de « l’hydre nucléaire » et indique quel pourrait être dans ce contexte le jeu de la France.
Les observations qui précèdent ne rendent qu’imparfaitement compte des qualités littéraires et de la substance d’un livre dont le propos est d’éclairer les problèmes actuels de la défense et de la politique étrangère de la France tout en contribuant à la naissance d’un langage adapté aux exigences de la coexistence mondiale à l’âge nucléaire. Même si l’on récuse l’utopie de M. Sallantin et son pari sur la victoire de l’homme, on serait bien avisé d’entendre la leçon qu’il nous donne, à savoir que la survie de l’espèce dépend du contrôle du feu nucléaire et d’un nouveau mode de penser la sécurité des communautés humaines. ♦