Défense en France - Le dégagement d'un milliard trois cent vingt-six millions d'autorisations de programme « nouvelles » n'est nullement le résultat d'un coup de baguette magique
Avant l’ouverture des débats parlementaires, la Commission des finances de l’Assemblée nationale, dont le rapporteur pour le Titre V est M. Le Theule, et celle de la défense nationale et des forces armées (rapporteur spécial M. d’Aillières) s’étaient émues du faible taux de croissance (1,3 %), des autorisations de programme (AP) inscrites au projet de budget de la défense pour 1977 et du nombre insuffisant de commandes qu’elles permettaient de passer l’an prochain : aucun char AMX-30, 10 Mirage F1 et 33 Alphajet seulement pour s’en tenir aux programmes majeurs des Armées de terre et de l’air. Dans leurs rapports à ce sujet, elles exprimaient leur inquiétude de voir ces insuffisances compromettre, dès sa première année d’exécution, le succès de la récente loi portant approbation des objectifs militaires pour la période 1977-1982. La Commission de la défense nationale était allée jusqu’à émettre un avis défavorable sur le projet de Titre V et l’on pouvait redouter qu’il ne fut rejeté en conclusion des débats. Il appartenait donc au ministre de la Défense de désamorcer ce terrain miné, ce qu’à vrai dire il avait déjà commencé à faire en indiquant lors de son audition par lesdites commissions qu’il recherchait et qu’il avait la certitude de trouver, au sein de son ministère notamment, le moyen de dégager de nouvelles AP.
M. Yvon Bourges ne provoqua pas moins une réelle surprise lorsque, prenant la parole en premier dès l’ouverture de la séance de l’Assemblée nationale du 8 novembre 1976, il annonça qu’à la suite de l’étude conduite durant les dernières semaines par un groupe de travail spécial auquel avaient participé les quatre états-majors, la Délégation ministérielle pour l’armement (DMA), le Secrétariat général pour l’administration (SGA), la Direction de la gendarmerie, le Contrôle général des armées (CGA) et les services financiers, il lui serait possible, avant la fin de l’année 1976, de disposer de nouvelles AP pour un montant de 1,326 MMF. « Par autorisations nouvelles, précisait-il, il faut entendre les autorisations qui concernent des programmes non encore engagés, supportés soit par des montants d’autorisations de programme disponibles, soit par des changements d’affectation d’autorisations anciennes et correspondant, bien évidemment, aux objectifs retenus par la loi de programmation ».
Cette mesure bénéficiera pour :
– 104 MF à la section commune
– 442 MF à l’Armée de terre
– 80 MF à la Marine
– 700 MF à l’Armée de l’air.
Ainsi les armées disposeraient-elles au total, en 1977, non plus de 26 550 MF comme l’indiquait le projet de budget mais de 27 856 MF, ce qui leur permettrait, entre autres, de commander en supplément : 30 chars AMX-30, au moins 20 Mirage F1 et un deuxième pétrolier ravitailleur du type Durance.
Du coup, le ministre enlevait tout fondement aux critiques majeures que les commissions avaient faites aux AP et le vote du budget était virtuellement acquis. Mais cet épisode avait provoqué quelques remous et certains parlementaires qui avaient été pris ainsi à contre-pied n’avaient pas apprécié ce qu’ils n’étaient pas loin de considérer comme un tour de prestidigitation de la part d’un représentant du gouvernement. Qu’en est-il en fait ? Le ministre s’est-il comporté en magicien tirant de son chapeau des millions insoupçonnés ? La réalité est plus simple, encore faut-il se donner la peine de se reporter aux notions élémentaires relatives aux mécanismes budgétaires et aux concepts qu’ils mettent en jeu (1).
En bref, il faut bien comprendre que les AP ne sont nullement des crédits au sens comptable mais seulement des sortes de bons de commandes de matériels ou d’opérations qui s’y rapportent, et ceci pour un montant global déterminé, mais que le règlement de celles-ci ne pourra se faire que dans la limite des Crédits de paiement (CP) accordés année par année par la loi de finances. Ces CP peuvent ainsi s’échelonner sur plusieurs années pour un programme donné jusqu’à ce que les matériels prévus soient tous fabriqués et livrés. Le drame des lois de programme précédentes (il y en eut trois de 1960 à 1975) résidait dans le fait qu’en dépit des montants d’AP en termes desquelles elles s’exprimaient, elles ne furent jamais complètement exécutées (exception faite des programmes de la Force nucléaire stratégique [FNS] à laquelle la priorité absolue était accordée), soit parce que les CP accordés par les lois de finances annuelles s’avéraient insuffisants, soit parce que les programmes connaissaient des retards industriels et voyaient leurs coûts unitaires largement majorés entre-temps du fait de l’érosion monétaire. Les projets mirifiques inscrits dans ces lois de programme se terminaient donc trop souvent en « queue de poisson » quand ils n’étaient pas purement et simplement abandonnés parce que trop ambitieux, comme ce fut le cas du projet d’Avion de combat futur (ACF). C’est pourquoi M. Giscard d’Estaing, dès qu’il fut élu, mit fin à ces pratiques décevantes, et c’est selon ses directives personnelles que la loi récemment votée pour la période 1977-1982 fut exprimée en termes annuels de CP.
Hélas, on ne change pas de système de programmation comme d’habit. Le poids des commandes anciennes en cours de réalisation ne peut être du jour au lendemain effacé et l’on paiera pendant plusieurs années encore les éléments de la facture correspondante par prélèvement sur les CP inscrits au titre de la nouvelle loi. C’est ce qui explique que le gouvernement, lors de la préparation du budget 1977, a dû tempérer son désir de passer le maximum de commandes correspondant à la première année de la loi 1977-1982 par le souci de pouvoir faire face, dans la limite des CP inscrits dans cette loi, à l’ensemble des commandes anciennes et nouvelles, même si ces dernières ne donnaient pas lieu à des réalisations immédiates. Il faut savoir en effet que, dès la signature d’un marché d’équipement, on se trouve dans l’obligation entre autres, de régler 5 % d’avance forfaitaire. C’est donc par un souci de réalisme dont on aurait tort de lui faire grief que le gouvernement avait dû limiter le montant des AP nouvelles tout en étant bien conscient du danger qui pourrait peser sur le fonctionnement des industries d’armement, et par conséquent sur les possibilités d’exportation, si ce niveau était fixé trop bas.
Pour sortir de cette impasse, M. Yvon Bourges a pressé personnellement et instamment ses grands subordonnés de procéder à une révision des échéances prévisionnelles correspondant aux AP dont ils disposaient déjà. Certains commentateurs se sont crus autorisés à voir là une preuve d’une certaine négligence dans la gestion du ministère de la Défense remontant à plusieurs années. En fait, et s’il est bien exact que certains bureaux ont tendance à se satisfaire de l’accumulation d’AP ne correspondant plus aux réalités d’aujourd’hui, il ne faut pourtant pas se scandaliser et crier à la gabegie. Les autorisations de programme se rapportent simplement à des actes de prévision dont ils constituent l’enveloppe maxima, mais en aucune façon des actes comptables. Seuls les CP qui sont les deniers de l’État constituent la réalité comptable. D’ailleurs, il faut remarquer que les 1 326 MF qui ont fait l’objet d’un redéploiement au titre d’une remise en ordre et d’une amélioration des échéanciers du ministère de la Défense représentent de l’ordre de 1 % de l’ensemble des AP de ce ministère au titre des six dernières années, ce qui, en matière d’ajustement pluriannuel des prévisions, constitue un écart tout à fait admissible.
Ajoutons enfin que le dégagement opéré par le ministre ne nécessite pas une modification des inscriptions budgétaires puisqu’il s’agit d’opérations de déblocage ou d’affectation d’AP déjà existantes. Tout au plus certaines d’entre elles exigeront-elles la prise d’un décret de virement dans le cas où il s’agirait d’un changement d’imputation budgétaire, ce qui n’est pas certain a remarqué M. Yvon Bourges. Mais pour la plupart il n’y aura pas changement de chapitre. Le ministre s’est engagé à communiquer la liste des chapitres correspondant aux AP et leur utilisation chapitre par chapitre. Il s’est de même engagé à faire connaître l’échéancier des commandes et des engagements de la loi relative à la programmation 1977-1982. Ce travail qui est actuellement conduit par l’État-major des armées (EMA) et par une commission, devrait être achevé au cours du premier semestre 1977.
Il n’y a donc aucune magie dans les 1 326 MF d’AP retrouvés par M. Yvon Bourges mais la preuve d’une volonté de saine gestion à l’intérieur de son département, en utilisant notamment les AP dont on pouvait disposer avant d’en créer de nouvelles. On peut néanmoins se demander si la « montée en première ligne » qu’il a dû accomplir n’aurait pas pu être évitée si, à un niveau moins élevé, les initiatives nécessaires avaient été prises en temps opportun. Tout est bien qui finit bien, et M. Le Theule a raison de rendre justice au ministre en disant que le budget 1977 est le meilleur possible : il est en effet strictement conforme à la loi 1977-1982, il consolide l’amélioration de la condition militaire, relance dans une proportion substantielle l’activité des armées et poursuit au rythme maximum compatible avec les CP du Titre V – eux-mêmes appelés à croître dans une enveloppe budgétaire qui atteindra finalement 20 % du budget de l’État – la modernisation de l’équipement nucléaire et classique. Cela ne signifie pas que tous les problèmes soient résolus – en particulier celui de l’évolution du service national et de son aménagement en fonction des nécessaires réductions d’effectifs – mais on ne peut pas tout faire à la fois. Cela ne signifie pas qu’on ne songe pas à ce problème, rue Saint-Dominique, mais pour l’instant le gouvernement paraît sage de s’en tenir à la formule actuelle du service.
(1) À cet effet nos lecteurs auront tout intérêt à se reporter dans le présent numéro à l’article de J.-F. Barba : « Les principes budgétaires : évolution et fondements » ainsi que, dans la chronique « Défense en France » de novembre 1976, à l’article de Pierre Marais sur « Le projet de budget pour 1977 » (p. 152 sq).