Défense à travers la presse
Il est des décisions qui, pour avoir été retardées, prennent figure de coup d’éclat lorsqu’elles sont prises conformément d’ailleurs aux engagements écrits noir sur blanc. C’est un peu ce qui s’est passé fin septembre à propos de la mise en chantier du sixième SNLE (Sous-marin nucléaire lanceur d’engins), L’Inflexible. Une décision attendue puisque le Conseil de défense du mois de décembre 1975 qui avait alors traité de ce sujet avait reporté de trois ans la construction de ce sous-marin.
Nous sommes en 1978, l’heure est donc venue de passer aux actes. Cependant Pierre Darcourt, dans Le Figaro du 26 septembre, a jugé bon de rappeler à ses lecteurs les raisons de l’ajournement décrété en 1975 : « Le président de la République et son ministre de la Défense, confrontés à des difficultés financières et conscients des problèmes techniques restant à résoudre, préféraient ajourner la décision. Ils s’appuyaient pour cela sur un certain nombre d’arguments. Il ne s’agissait pas pour eux de construire nombre pour nombre un sixième submersible sous prétexte de respecter un calendrier qu’ils n’avaient pas fixé. Ils souhaitaient au contraire profiter du répit de quelques années que leur accordait la mise au point des nouveaux missiles M4 pour maîtriser deux facteurs indispensables aux futurs sous-marins stratégiques de la nouvelle génération : augmenter la portée des missiles et durcir les ogives ; améliorer les performances en plongée, diminuer les risques de repérage et augmenter les capacités de détection acoustique. Les responsables de la Défense ne tenaient pas en fait à construire trop tôt un submersible qui aurait déjà vieilli au moment de la mise en service des nouveaux missiles M4. ».
Notre confrère souligne que toutefois la décision de principe avait été inscrite par amendement dans la Loi de programme militaire (LPM) votée en juin 1976. À ses yeux L’Inflexible sera le « chef de file de la Force océanique stratégique (Fost) » et il assurera la soudure avec la Marine de l’horizon 2000. Dans Le Monde du 27 septembre, Jacques Isnard estime que la construction de cette nouvelle unité est le résultat d’une « longue aventure qui mêle les intérêts politiques et les considérations techniques, industrielles ou militaires ». Mais, tient-il à préciser, L’Inflexible ne sera pas la tête de série d’une nouvelle classe de sous-marins :
« Certes, il présentera des améliorations sensibles sur le plan technologique, mais tout donne à penser que, comme les Américains et les Soviétiques, les Français se heurtent à des incertitudes techniques et scientifiques pour la mise au point de leur projet. Les spécialistes de toutes les marines de guerre cherchent à l’heure actuelle à définir un sous-marin dont les déplacements en plongée seraient moins bruyants, dont la coque devrait supporter des immersions plus profondes grâce à des alliages spéciaux et dont l’électronique de bord ainsi que les systèmes de navigation auront été davantage miniaturisés. De premières estimations donnent à penser que la France ne sera pas en mesure de maîtriser ces différentes données industrielles, technologiques et scientifiques avant le début des années 1990 ».
Une victoire du bon sens et du patriotisme : c’est ainsi que Michel Debré accueille la décision présidentielle dans une interview accordée à La Croix (28 septembre 1978) avant de souhaiter une poursuite de l’effort : notre flotte de SNLE doit aller vers la dizaine, affirme l’ancien Premier ministre. Mais au début du mois (le 9 septembre) Michel Debré avait remis au Monde un article beaucoup plus élaboré sur la situation actuelle : « la crise de la détente ». Partout s’allument des conflits, la position de tous les partenaires du jeu international se durcit, la guerre économique crée une cause supplémentaire de nervosité politique et militaire, constate-t-il tout en posant la question : d’où vient ce changement ? : « Une première cause est l’attitude soviétique. La détente a donné à l’Union soviétique (URSS) une occasion qu’elle a saisie d’avancer ses pions sur l’échiquier du monde. Les dirigeants du grand empire soviétique furent parfois, malgré leur prudence, entraînés à soutenir des adversaires déclarés des États-Unis et de l’Occident. En d’autres cas, ils ont suivi une politique volontariste d’offensive : on le voit de nos jours au Proche-Orient, dans la corne et sur la côte orientale de l’Afrique… Une seconde cause est à l’opposé. Il s’agit de la diplomatie chinoise et de ses objectifs. Le conflit entre la Chine et la Russie est antérieur à la révolution culturelle et il s’était manifesté par les visées de la Chine à l’égard de l’Afrique… L’ère nouvelle qui a commencé depuis deux ans est marquée par une forte reprise d’activité extérieure. Cette activité neuve est animée par l’assurance intime de la fatalité d’un conflit. Dès lors, les dirigeants chinois tissent une toile diplomatique : bons rapports avec les États-Unis, entente avec le Japon, approbation de toute politique européenne qui serait marquée par une défiance grandissante à l’égard des Russes… ».
« Il y a aussi le terrorisme, les subversions incontrôlées et les conflits locaux », remarque Michel Debré qui en vient à tracer la politique qui doit être celle de la France face à cette « crise de la détente » : « Non seulement nous devons demeurer les maîtres de notre diplomatie et de notre défense mais nous devons savoir que notre intérêt national est de travailler à ce que cette grave crise de la détente ne soit pas la fin de la détente… La détente avec l’URSS a pour nous un sens qui est d’être un des éléments de notre sécurité. Elle n’a pas présentement d’alternative, tout vigilants que nous devions demeurer. C’est pourquoi, d’ailleurs, il faut moderniser avec ténacité les meilleurs outils de notre force nationale de dissuasion et, naturellement en garder sans partage le commandement. La détente nous a donné l’occasion, dans un proche passé, de quitter le chemin des intégrations et des transferts de souveraineté où nous étions engagés. Cette période nouvelle où la détente est en question ne doit pas nous remettre sur un chemin qui n’était pas celui de la force mais au contraire celui des abandons. Jamais l’indépendance de notre diplomatie et celle de notre défense n’ont été plus nécessaires ».
L’indépendance de la France, c’est sur le plan militaire son armement nucléaire dont la mise à jour se poursuit ainsi que la preuve en est apportée par la décision de construire L’Inflexible. Sur le plan politique, diplomatique, c’est notre Constitution dont le vingtième anniversaire a été célébré et Michel Debré, dans son interview à La Croix à laquelle nous faisions allusion précédemment, explique fort bien comment cette Constitution garantit l’indépendance de l’État. Ce que redoute au premier chef Michel Debré est tout à la fois un retour au sein des organismes intégrés de l’Otan et la dilution de notre capacité de décision, voire de notre propre identité nationale, dans l’édification d’une Europe communautaire à idéologie supranationale. Or, à ce stade, la possession par la France d’une force de dissuasion qui lui est propre poserait bien des problèmes insurmontables : comment imaginer que notre panoplie nucléaire pourrait du jour au lendemain bénéficier à tous les pays d’Europe, la France prenant seule le risque suprême par cette initiative ? Il faudrait que le sentiment européen soit bien développé pour que l’opinion admette un tel geste. L’est-il à ce point en France ? Rien ne permet de le croire. En tout état de cause tel n’est pas le cas outre-Rhin. L’article publié dans Le Monde diplomatique du mois de septembre sous la signature de Howard Schissel en dit long sur la manière qu’a l’Allemagne fédérale d’envisager la question. À propos de l’Afrique du Sud qui « a pu mettre au point sa bombe nucléaire », l’auteur nous rapporte les complicités dont a su tirer parti le Gouvernement de Pretoria :
« Depuis sa défaite, l’Allemagne n’a le droit ni de construire ni de posséder des armes nucléaires. Mais, dès 1960, des généraux allemands ont écrit au Gouvernement pour souligner la nécessité de doter l’armée des moyens nucléaires pour assurer la défense du territoire. Un autre élément entrant en ligne de compte était le souci de rendre le pays plus indépendant de la tutelle américaine au sein de l’Otan. Afin d’y parvenir il fallait contourner les interdictions qui pesaient sur lui. En particulier il était essentiel de nouer des liens sur le plan nucléaire avec un pays n’ayant pas signé le Traité de non-prolifération (TNP) car, de cette manière, l’Allemagne pouvait éventuellement avoir accès à l’uranium enrichi sans qu’un contrôle extérieur puisse s’exercer. C’est exactement là que réside tout l’intérêt de la collaboration nucléaire avec Pretoria ».
L’information n’est certes pas nouvelle. Les documents secrets dérobés à l’ambassade d’Afrique du Sud à Bonn il y a quelques années avaient déjà apporté la preuve de ce que chacun pressentait. Mais, même fait incidemment, ce rappel est significatif à un moment où la détente n’est plus ce qu’elle était et alors qu’un récent sondage révélait que 75 % des Allemands aspirent toujours à la réunification des deux Allemagnes. L’Europe unifiée risque, dans de telles conditions d’appeler la comparaison avec ces régimes aristocratiques ou oligarchiques dont parle Hérodote et qui se ruinaient dans les inimitiés suscitées par les divergences d’intérêts.
Cela peut paraître dérisoire à quiconque est doté d’un imperturbable sens de l’optimisme. Mais le monde moderne se révèle souvent plus délicat qu’on ne l’imagine. La complexité de ses mécanismes le rend plus vulnérable que jadis. L’Iran en dépit (ou à cause) d’un essor économique foudroyant vient d’en faire l’expérience. La crise de Téhéran a fait craindre une déstabilisation dans la région : l’Iran allait-il par l’effet d’un coup d’État ou d’une révolution basculer dans le camp soviétique ? Pour le général Georges Buis les craintes ne sont pas à la mesure de l’enjeu et il s’en est expliqué dans Le Matin du 25 septembre : « L’Occident comme l’Europe n’ont rien à perdre. Cela simplement parce que le poids direct de l’empire soviétique ne laisse que le choix de l’Occident dans l’alternative Est-Ouest à un peuple qui a su conserver deux mille ans son indépendance. Parce que défendre le précieux golfe Persique, si c’est important, voire très important pour beaucoup dans le monde, c’est, quel que soit le cas de figure, vital pour l’Iran… En dix ans les atouts stratégiques de l’Iran se sont considérablement amoindris simplement parce que les armements stratégiques des supergrands se sont considérablement améliorés… Loin derrière l’Europe, le Japon, l’Arabie saoudite, l’Iran n’est plus qu’un de ces « sous-ensembles de l’avant » qui ont désormais plus à attendre des stratégies globales qu’à leur apporter ».
Sans doute est-il néanmoins préférable que l’Iran ne devienne pas un satellite de Moscou, ne serait-ce qu’en raison de l’importance de ses ressources économiques. ♦