Afrique - Après l'éviction d'Idi Amin Dada et de Bokassa, quelle est la nature du pouvoir militaire en Afrique ? - Confins mer Rouge–océan Indien : radicalisations, instabilité, tensions
Les événements de ces derniers temps en Afrique noire ont systématiquement été commentés (que ce soit favorablement ou en termes critiques) pour les interventions extérieures auxquelles ils ont donné lieu. Les deux guerres du Shaba, l’élimination d’Idi Amin Dada, l’éviction récente de Bokassa : en chacune de ces circonstances des troupes étrangères au pays sont venues prêter main-forte. Le phénomène n’a rien de très nouveau et les soldats cubains sont passés maîtres en la matière, sans même la caution d’un accord de défense. Tout laisse croire que cette manière d’agir, loin de disparaître, ne fera probablement que s’accroître. L’Afrique du Sud n’envisage-t-elle pas de mettre des forces armées à la disposition de Mgr Muzorewa pour lui permettre de conserver le pouvoir en Rhodésie ? L’Afrique, si longtemps ignorée, même par Staline en dépit de ses visées révolutionnaires, est aujourd’hui devenue un pôle d’attraction, sans doute même un terrain de lutte d’influences. Plusieurs raisons sont à l’origine de ce nouvel état de fait. La situation stratégique du continent, bien sûr, sa richesse en matières premières, sa faible densité démographique, mais aussi, ne l’oublions pas, le fait que l’Afrique est un continent sans religion dominante et sans idéologie. Ces facteurs ne datent pas d’hier et ils ont considérablement contribué à la colonisation des puissances européennes. Mais aujourd’hui ce sont des pays qui n’ont pas participé à l’entreprise coloniale qui cherchent à pénétrer en Afrique. Leur action s’est manifestée au cours de ces dernières années par le biais de l’aide apportée aux mouvements de libération. Or ceux-ci vont disparaître, et là où ils se manifestent (exception faite de la Rhodésie et de la Namibie), ils n’ont plus le bénéfice moral de la lutte contre le colonialisme. L’Afrique se trouve donc à un tournant de son histoire, 20 ans après l’accession de ses pays à l’indépendance. Dans ces conditions, et à la lumière des récents événements, il n’est sans doute pas inutile de s’interroger sur le rôle de l’armée dans la politique africaine. Cette question est d’autant plus importante que le continent va connaître une crise durable de nationalisme qui ne mettra pas seulement en cause certains bornages frontaliers mais aussi certains modes institutionnels. Et nul doute qu’en maintes occasions les pays africains mêleront l’étranger à leurs propres querelles.
Le problème crucial des dirigeants africains se résume à ce souci : comment rester stable dans un contexte international mouvant, avec un pays qui s’est détaché de fraîche date de l’administration coloniale, au moment où un peu partout le pouvoir politique est ballotté par une conjoncture qui lui échappe ? Face à ce défi la plupart des régimes africains n’ont pas su favoriser l’éclosion de mécanismes compensatoires qui soient sensibles à l’environnement, aussi mobiles que lui, permettant à l’État de composer avec d’inévitables fluctuations sans que leurs effets ne viennent compromettre la survie des institutions. Au déséquilibre né de la croissance, les sociétés africaines ont ainsi ajouté un facteur de vulnérabilité dont elles se seraient fort bien passées. Pour partie cela n’est pas propre à l’Afrique mais ces écueils sont particulièrement dangereux sur ce continent. Il était dès lors difficile à un pouvoir, malmené de la sorte par des événements à effets cumulatifs, de maîtriser sa propre genèse. D’où ces crises mettant en jeu l’État, l’armée, parfois le monde du négoce, mais rarement la masse qui garde une homogénéité passive. N’étant pas en mesure de neutraliser une armée qui ne lui apportait plus son soutien, le pouvoir politique était ainsi destiné à être renversé par elle.
Nombre de pays africains ont alors connu l’heure de l’épée. À chaque capitale son colonel : il est inutile d’en dresser l’énumération. À l’observation on se rend compte qu’il est difficile de généraliser. D’abord, dans leur nature, ces régimes militaires ne sont pas semblables, ensuite leur fonction varie selon les objectifs qu’ils s’assignent. Il n’en demeure pas moins que l’armée ne fait pas partie de la texture du système social africain. Il n’y a pas de réelle pénétration militaire dans la société du continent noir et il en découle que l’armée, contrairement à ce qui se passe ailleurs et principalement en Amérique latine, n’est aucunement l’instrument de forces sociales soucieuses de sauvegarder leurs privilèges. Cette distinction est essentielle : elle explique qu’en Afrique l’État prétorien puisse être révolutionnaire comme en Éthiopie ou au Congo, alors que les pronunciamientos latino-américains, bien qu’usant d’un vocabulaire révolutionnaire, ne l’ont jamais été, l’idéal révolutionnaire étant finalement usurpé par des militaires au service d’une classe. L’échec de Che Guevara ne tient pas à autre chose. En Afrique, l’hégémonie militaire provient d’une crise de l’État. Elle s’installe, en l’absence de tout consensus populaire, à quelques rares exceptions près. La dictature s’entoure généralement d’un lourd appareil bureaucratique qui devrait être chargé de relier la société civile à l’institution militaire. Or ce n’est pas le cas, sauf dans les pays d’Afrique du Nord à forte tradition religieuse et militaire. Il n’existe donc pas de véritable empreinte militaire dans le pays, et l’officier prenant le pouvoir n’est en définitive qu’un citoyen au statut particulier, n’émanant en rien d’un clivage social mais plaçant sous sa coupe les organismes civils, à commencer par le parti unique qui est de règle en de tels cas. Certes, bien des tensions surgissent : elles ne découlent pas de cette situation très particulière mais du rôle d’arbitre qui revient alors à l’armée dans les conflits sectoriels. On touche là à la fonction même du régime militaire en Afrique.
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