Défense en France - Le char franco-allemand et la crise internationale
On ne saurait trop souligner l’importance de l’accord signé le 5 février dernier, lors du 35e Sommet franco-allemand, par MM. Hans Apel et Yvon Bourges, ministres de la Défense des deux pays, en vue de la construction en commun du char de bataille destiné à succéder à partir de 1990 aux AMX 30 et Leopard actuellement en service. Prise au moment où l’affaire d’Afghanistan suscitait tant d’inquiétude, cette décision manifeste la volonté des deux pays de renforcer leur coopération en matière d’armement, une coopération qui a déjà produit des fruits appréciables avec les avions Alphajet, Transall, Airbus et avec les missiles Roland, Hot et Milan.
Les besoins des deux armées porteront sur 4 000 engins pour un montant de 40 milliards de francs. À cela viendront s’ajouter les exportations. On peut penser que sur ce total de 4 000 chars, 1 500 iront à l’armée de terre française et 2 500 à la Bundeswehr.
L’accord concernant ce programme a été facilité par la coïncidence du calendrier des besoins dans les deux armées, leur communauté de vues en matière de caractéristiques opérationnelles ainsi qu’en ce qui concerne les conditions économiques et industrielles de la production. Il y a là un progrès très notable depuis la précédente tentative remontant aux années 1960, qui avait abouti à un échec, auquel certaines influences extérieures au continent ne furent pas étrangères, et qui avait conduit chacune des deux nations à développer son propre char : l’AMX 30 d’une part et le Leopard I, puis II d’autre part.
L’accord conclu en février permettra de répartir les coûts d’étude et de développement entre les deux pays, de profiter des meilleures techniques et technologies acquises par chacun des deux partenaires, de réduire les prix de fabrication grâce à l’allongement des séries et de faciliter également l’entente ultérieure pour la répartition des marchés extérieurs.
Contrairement à ce qu’ont prétendu certaines instances syndicales, l’accord, loin de priver nos arsenaux de travail, leur en apportera, ainsi qu’à leurs coopérants. Un comité directeur siégeant à Paris aura la charge de la conduite du programme, et un groupe de coordination situé à Hambourg sera chargé d’en suivre l’exécution et la bonne marche.
Les maîtres d’œuvre nationaux seront :
• Pour la France, le Groupement industriel des armements terrestres (GIAT) situé à Saint-Cloud, dépendant de la Délégation générale pour l’armement (DGA) et actionnant les ateliers de l’Établissement AMX-APX (Satory) et de l’arsenal de Roanne dont sont issus les chars AMX 13, AMX 30 et AMX 10 ;
• Pour la RFA (République fédérale d’Allemagne) la société MKS (Mak-Kraus-Maffei-Sondertechnik) qui a produit les chars Leopard I et II.
Les composants majeurs seront développés par des binômes rassemblant un industriel français – très souvent le GIAT – et un industriel allemand, la mise en commun du savoir-faire faisant l’objet d’un accord garantissant les droits et les intérêts de chacun.
On indique au ministère de la Défense que plusieurs prototypes de chars seront expérimentés avant l’adoption de la version définitive du char franco-allemand. Il ne s’agira certainement pas d’une solution « révolutionnaire » mais d’une simple évolution que les progrès techniques actuels rendent possible.
On peut penser – simples supputations suggérées par des articles antérieurs relatifs à l’EPC (Engin principal de combat) – que celui-ci présentera les caractéristiques suivantes :
– poids : environ 50 t ;
– armement principal : canon de 120 mm à âme lisse tirant des obus-flèches ;
– armement complémentaire anti personnel et anti-hélicoptère ;
– blindage type composite ;
– télémétrie laser, optique à intensification de lumière et conduite de tir stabilisée ; bref, possibilité de tir en marchant, de jour et de nuit ;
– habitabilité améliorée résultant d’études ergonomiques poussées et du fait de la réduction vraisemblable de l’équipage à 3 hommes ;
– qualités de mobilité conférées par un moteur Diesel hyperbar de 12 cylindres en V de 1 500 CV environ (30 CV/t).
L’engin aura bien entendu la capacité de franchissement des rivières et il sera étanche aux agressions chimiques et poussières radioactives. En principe ce sera un char multimissions pour lequel on ne prévoit pas de versions spécialisées. On pense que le châssis, la propulsion et la boîte de vitesses seront de conception allemande et la tourelle ainsi que l’artillerie de conception française.
La coopération franco-allemande reste ouverte à d’autres pays. Jusqu’ici la Grande-Bretagne, dont le ministre de la Défense. M. Pym, avait rencontré ses collègues français et allemand à Hambourg à l’automne dernier, ne semble pas décidée à coopérer à ce programme. Les États-Unis non plus puisqu’ils développent actuellement un char de 60 t, le XM I construit par Avco-Lycoming, qui a d’ailleurs quelques problèmes aux essais en raison de sa surcharge de poids et de sa sensibilité aux poussières et au sable. Ceci, soit dit en passant, devrait inciter à plus de prudence et d’objectivité ceux de nos confrères qui veulent voir dans l’accord franco-allemand une « nouvelle étape de la réinsertion de la France dans l’organisation militaire de l’Otan ». Nous serons par contre pleinement d’accord avec l’académicien Louis Leprince-Ringuet lorsqu’il écrit dans Le Figaro du 7 février que « la crise vient de permettre à la construction de l’Europe de faire un pas très important » puisqu’il s’agit là d’une pièce maîtresse de l’armement conventionnel. Le même auteur note que « tout cela arrive après le premier succès de la fusée Ariane qui va permettre â l’Europe de prendre sa place dans l’espace ».
« Giscard-Schmidt fidèles à l’Alliance atlantique » titre L’Humanité du 6 février à propos de cet accord. Pour sûr ! Et pourquoi donc aurions-nous à rougir de cette fidélité ? Le président de la République s’en est d’ailleurs largement expliqué après la rencontre franco-allemande dans les termes suivants :
« (…) La France n’a nullement l’intention de modifier ses rapports avec l’organisation atlantique (…). La France a toujours appartenu à l’Alliance atlantique (…). Ce n’est pas un sujet de discussion (…). L’objet de cette alliance est de jouer lorsque les circonstances conduisent à faire intervenir précisément les engagements de cette alliance. Nous rappelons à cette occasion que si la tension internationale devait conduire à une situation mettant en jeu les clauses de l’alliance, la France (…) respecterait bien entendu ses engagements. Par contre il existe une action internationale de la France qui a toujours été marquée par la volonté d’Indépendance et par la recherche de solutions adaptées aux circonstances du moment (…). C’est cette politique indépendante qui conduit ta France, à l’heure actuelle, à rechercher les conditions dans lesquelles pourrait être réduite la tension internationale » (Le Monde du 7 février 1980). C’est également ce que le chef de l’État a dit sous une autre forme dans son entretien télévisé du 26 février : « La France appartient à une alliance. Tout en appartenant à une alliance, elle n’est pas alignée », et encore « L’idée vers laquelle on nous pousse, c’est celle de l’alignement dans le monde à l’intérieur de blocs, en fonction des affinités que nous éprouvons les uns et les autres. C’est une idée très dangereuse pour l’équilibre et pour la paix. Dans un monde où existe une certaine diversité d’attitudes et de situations, les crises peuvent trouver plus facilement des solutions. S’il n’y a que deux blocs, ils sont conduits par la logique de leur force à un affrontement qu’il est beaucoup plus difficile de dominer. Un des rôles essentiels des chefs d’État c’est donc de savoir dominer les crises, c’est-à-dire de savoir trouver des issues pacifiques aux crises ». ♦