Trompettes et sirènes de la dissuasion
Décidément, la dissuasion n’est plus ce qu’elle était… et les jeunes officiers, en cette matière de doctrine quasi religieuse, versent de plus en plus dans l’hérésie. Celle du lieutenant-colonel Manel a pour origine un doute qui a déjà effleuré bien des consciences : quel est le chef d’État qui sera assez fou pour tirer en premier sur les cités de son adversaire, sachant pertinemment qu’il signe ainsi l’arrêt de mort de sa nation… ? Nos concitoyens auraient-ils la force d’âme des habitants de Sagonte qui préfèrent se jeter dans le feu plutôt que de se rendre à Hannibal… ? N’est-il pas plus probable qu’au moment où le chef de l’État s’apprêterait à appuyer sur la détente de la force nucléaire stratégique, une immense clameur s’élèverait pour le conjurer de n’en rien faire… ?
Questions impies certes, mais l’auteur ne s’en tient pas là car il en tire un scénario très instructif sur lequel nous allons revenir. Pour lui. le véritable problème est celui-ci : « Et si l’arme nucléaire stratégique finissait par remplir trop parfaitement sa fonction, c’est-à-dire susciter dans l’esprit de chacun des antagonistes l’idée qu’il suffit de la posséder pour interdire à coup sûr à l’autre de l’utiliser (en tant qu’arme anti-cités bien entendu), il existerait bel et bien un blocage absolu du niveau stratégique : alors, comble de l’ironie, entre puissances nucléaires la guerre classique redeviendrait possible (…). L’agresseur ne croirait pas, ou plus, à la volonté réelle du pays agressé de prendre le risque du suicide pour protéger son territoire de l’invasion. Toujours est-il qu’en brandissant l’arme nucléaire stratégique et en proclamant Noli me tangere [Ne me touche pas], il y a un risque de ne pas être pris au sérieux ».
Si donc l’arme nucléaire stratégique a pour fonction réelle d’interdire à l’autre d’utiliser son arsenal anti-cité le premier, il faut compléter cette balance par un système de défense capable de s’opposer à une forme d’agression que l’on n’est pas en mesure de prévenir. Et ce système de défense est celui qui repose sur la capacité anti-forces d’un corps de bataille doté d’armes nucléaires tactiques.
Il est évident que ce n’est pas le cas actuellement, nos forces nucléaires tactiques ne nous permettraient de porter qu’un coup d’arrêt provisoire sur un front limité. Après quoi viendrait une deuxième puis une troisième armée blindée… Et nous voilà au dilemme précédent : suicide ou invasion ?
Seuls, nous ne pouvons pas sortir de cette impasse et nous n’avons pas les moyens de nous payer à la fois une force nucléaire stratégique, indispensable pour prévenir la destruction de nos villes, par la menace d’une vengeance posthume – la seule vraiment crédible – et un corps de bataille capable de mener une bataille d’arrêt sur un front de 1 000 km.
Les Européens, eux, ont les moyens industriels et les effectifs nécessaires pour bâtir une telle défense et pour imposer à l’agresseur, très en avant, sur le rideau de fer et au-delà, une bataille nucléaire qui paralysera ses mouvements et sa logistique. Mais, comme il est impensable actuellement de pouvoir obtenir le consensus européen nécessaire à l’instauration de la confédération européenne, l’auteur en conclut qu’il faut en bâtir la charpente maîtresse par l’union de la France et de la République fédérale d’Allemagne (RFA).
Il a daté son œuvre de 1979 : on ne peut donc l’accuser de reprendre l’idée du général Buis et d’Alexandre Sanguinetti. On ne peut non plus dénier à sa démarche le caractère logique. Je ne lui reprocherai pas plus, pour la part du moins, le caractère sacrilège de son doute à l’égard de la doctrine de la dissuasion française et je me féliciterais, au contraire, de savoir que la hiérarchie n’a pas sanctionné la hardiesse de pensée de l’auteur. Mais qu’il me permette de lui dire combien je le trouve irréaliste.
Pour lui, en effet, il n’y a pas de « petits coups ». Il se voit déjà le servant d’une force européenne qui ne comprendrait pas moins de 30 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, avec 15 en patrouille permanente, de 3 000 avions de combat et 250 de transport, d’une marine d’une centaine de bâtiments de surface, dont 8 porte-avions, et autant de sous-marins nucléaires d’attaque, d’une force nucléaire tactique composée d’une douzaine d’hélicoptères de combat, chacun armé de 100 kilotonnes, de 300 lanceurs terrestres « mirvés » de 750 km de portée et de 500 avions armés de 50 kt. Avec cela, évidemment, on tue dans l’œuf l’invasion… Mais où, dans quels arsenaux, avec quel argent, construire une telle force ? Avec quels équipages, avec quel pétrole…. avec quelles matières fissiles… ? Et le futur président de l’Europe donnera, bien entendu, le feu vert nécessaire dès le franchissement du rideau de fer et carte blanche à ses généraux pour jongler avec les trajectoires nucléaires !
Passons encore sur le caractère utopique d’union franco-allemande à brève échéance. Ce qui m’étonne le plus de la part de Michel Manel, c’est son parti pris d’élimination systématique de la dimension américaine du jeu nucléaire. Pour lui, l’affaire est réglée une fois pour toutes : quoi qu’il arrive en Europe, les États-Unis ne déclencheront pas l’arme nucléaire. Dans le scénario des années 1980… qu’il nous propose pour nous faire toucher du doigt comment la dissuasion pourrait être paralysée, on voit apparaître les blindés du Pacte de Varsovie aux prises avec les nôtres dans le Palatinat sans qu’il soit question à aucun moment des combats de la Bundeswehr ni d’aucun autre allié de l’Otan. Tout se passe comme si le reste du monde n’existait pas. La question des forces et des armes nucléaires en Europe est réglée en deux mots : au besoin les Soviétiques offriront aux Américains de réembarquer leurs unités sans dommage et on n’en parlera plus.
Ce parti pris systématique fausse le jugement de l’auteur chaque fois qu’il est obligé de replacer la dissuasion française dans le jeu nucléaire multipolaire du monde actuel. Il en vient à gommer en quelque sorte toutes les forces nucléaires autres que celles de la France et du Pacte de Varsovie. C’est peu de dire qu’il doute que les forces nucléaires américaines interviennent jamais au profit de l’Europe, c’est pour lui une certitude : il ne faut pas compter sur elles. Une certitude, qu’heureusement pour la paix du monde, les Soviétiques ne partagent pas… Leur émoi devant la décision de moderniser l’arsenal nucléaire de l’Otan atteste qu’ils prennent la chose au sérieux.
Malgré ses défauts, malgré ses excès, le livre du lieutenant-colonel Manel est à lire, car il abonde en réflexions pertinentes sur les conditions morales de la dissuasion. On ne pourra pas dire en tout cas que le pouvoir étouffe la pensée militaire. ♦