Talleyrand
L’intéressante collection « Figures de proue » présente un Talleyrand écrit par Louis Madelin il y a plus de 20 ans. Le célèbre historien a voulu « camper » ce personnage hors-série qu’il avait si souvent rencontré tout au long de ses études sur la Révolution, l’Empire, la Restauration et la Monarchie de juillet. Il a cherché à le comprendre et à le faire connaître en recourant, sans nouvelles recherches, à son fichier personnel, aux Mémoires de l’époque et aux travaux de ses prédécesseurs ou contemporains, notamment Albert Sorel, Lacour Gayet, Emile Dard, Guglielmo Ferrero et Jean Thiry.
Aux lecteurs de notre revue un tel ouvrage paraît fournir d’excellents éléments de réflexion que l’on peut grouper à leur intention autour de deux questions principales : quel est exactement cet homme qui parvînt, au cours de 58 ans de vie publique, à jouer un rôle aussi important dans notre vie nationale ? Quelle est la politique qu’il a entendu suivre et qui a marqué le destin de notre pays ?
L’homme public fut successivement, on le sait, l’évêque d’Autun député à la Constituante, le citoyen Talleyrand-Périgord du Directoire et du Consulat, le prince de Bénévent de l’Empire, le prince de Talleyrand de la Monarchie du XIXe siècle. On ne saurait comprendre ces personnages successifs si on oubliait que le jeune aristocrate du XVIIIe siècle qu’il fut d’abord ; un accident le rendant boiteux à 4 ans a empêché l’héritier d’un des plus anciens noms de la France féodale de suivre la carrière des armes pour l’orienter vers celle des autels où, prêtre sans vocation mais homme de pensée et d’intrigue, il déploie déjà, dans un style propre à l’ancien régime finissant, comme il le fera au cours d’une longue existence à cheval sur deux siècles, une parfaite élégance d’esprit et de manières alliant l’insolence et la « courtisanerie », le goût des femmes, de la bonne chère et du jeu, une extrême légèreté en même temps qu’une suprême habileté dans le traitement des affaires publiques et des siennes propres. Madelin, se défendant de subir, comme le fit Napoléon, « la fascination de ce diable d’homme », insiste sur ses faiblesses ou ses vices et rappelle les appréciations de ses contemporains : Carnot lui trouvant « tous les vices de l’ancien régime sans aucune des vertus du nouveau » ; Fouché ironisant sur la dignité de « vice grand électeur » conférée au prince de Bénévent, « le seul vice qui lui manquât » ; Châteaubriant, le voyant passer au bras de Fouché, précisément, dans l’antichambre du roi dont ils vont former le ministère en 1815 et saluant « le vice appuyé sur le crime » : Louis XVIII n’oubliant jamais qu’il est « l’opprobre d’une maison illustre » ; Napoléon, surtout, lançant le 28 janvier 1809 la fameuse et grossière injure : « de la m…. dans un bas de soie ».
À cette date, l’Empereur a pour le caractère de l’homme une mésestime qui n’a d’égale que l’estime où il tient son intelligence : « l’homme qui a le plus volé » est aussi « le seul avec qui il puisse causer » ; il connaît parfaitement la vénalité et l’extrême cupidité de ce prodigue qui tire argent de tout par des procédés que Madelin dénonce, sans oublier qu’ils n’étaient pas inhabituels à cette époque. Mais l’Empereur à ce moment-là ignore encore que ce conseiller indispensable ne se borne pas à prendre du champ par rapport à sa politique et qu’il travaille à sa perte. Ce n’est pas seulement une trahison à l’égard d’un « usurpateur » devenu dangereux pour la cause de l’Europe, comme le prince, désireux d’en imposer à la postérité, l’expose avec quelque complaisance dans ses Mémoires en arrangeant, colorant et dénaturant souvent les faits. Il s’agit bien pour Madelin d’une trahison à l’égard du pays lui-même, engagé bon gré mal gré dans la lutte de l’Empereur contre les puissances européennes : guettant ses faiblesses ou ses malchances et auxquelles ce grand personnage fournit renseignements et conseils non sans en recevoir des subsides. « Quand Talleyrand ne conspire pas, il trafique », écrira plus tard Chateaubriand ; de 1806 à 1814, il a fait les deux à la fois, ouvrant la voie de Paris aux souverains étrangers ainsi qu’aux Bourbons qui pourront, après la chute de l’Empereur qu’il prévoit, sauver sa fortune.
La politique de Talleyrand a souvent bénéficié, contrairement à sa personne, d’une admiration assez générale, qui nous paraît fondée si elle s’applique aux procédés utilisés dans la négociation mais beaucoup moins si elle se rapporte aux objectifs poursuivis. Ceux-ci, à lire Madelin, sont discutables : ils tendent à préserver à tout prix une paix et un équilibre « européens » qui ne s’accordent pas dans tous les cas avec le souci d’assurer et d’accroître la sécurité et la grandeur « françaises ». C’est à juste titre, certes, que le sens de la mesure et l’horreur de ce qui est outré et excessif font redouter à ce disciple de Choiseul et de Yergennes les conséquences de certains projets napoléoniens. Mais c’est à tort que les dangers d’une trop grande rapidité dans l’acquisition de solides marches frontières lui masquent l’intérêt de leur possession. L’ouvrage de Madelin en fournit trois exemples significatifs.
En 1814, Talleyrand se réjouit d’obtenir très rapidement la paix et de gagner la confiance des puissances européennes en acceptant des frontières du Nord et de l’Est qui nous chassent des pays belges et rhénans où notre installation, vieille de 20 ans et conforme dans l’ensemble aux vœux des populations, avait été sanctionnée par les traités de 1795 et 1801. Avant toute négociation, il retire les garnisons qu’étaient parvenues à maintenir des chefs résolus non seulement sur l’Elbe et l’Oder mais aussi dans les pays proches de nous, riverains de l’Escaut et du Rhin. Ces 50 places seront aussi inutiles pour conclure la paix qu’elles l’ont été pour conduire la guerre.
Au Congrès de Vienne, où s’épanouit pour sa plus grande satisfaction son extraordinaire réputation européenne, il accepte que les 4 grandes puissances : Russie, Autriche, Prusse, Angleterre, considérablement grossies contrairement à la France par rapport à ce qu’elles étaient 30 ans plus tôt, bloquent la reprise de notre poussée vers les frontières naturelles ; au Nord, en créant un royaume des Pays-Bas réunissant les pays wallons, flamands et hollandais pour contrôler les bouches de l’Escaut, de la Meuse et du Rhin ; à l’Est, en portant la Prusse sur la rive gauche du Rhin ; au Sud-Est, en installant l’Autriche en Italie et en consolidant sur les Alpes un royaume de Sardaigne maître de Turin mais aussi de Gènes, de Nice et de Chambéry pourtant conservé en 1814.
Enfin, au soir de sa vie, ambassadeur à Londres, Talleyrand joue avec délectation de son immense prestige européen pour dissiper les appréhensions qu’a suscitées la résurrection des « trois couleurs » à Paris ; la paix est préservée, mais non sans que le roi des Français, sur son conseil, décline pour son fils la couronne offerte en janvier 1831 par le congrès belge.
Ainsi, Madelin ne rejoint pas les admirateurs inconditionnels de Talleyrand, pensant à son sujet, comme Lyautey le dit en 1920 : « après la guerre si complètement perdue, pouvait-on mieux gagner la paix ? ». Comment aurait pu le faire « cet homme accompli du XVIIe siècle égaré dans le XIXe » dont, tout révolutionnaire qu’il ait été, il comprend mal les aspirations et les passions, ce diplomate français soucieux avant tout « des vrais intérêts de l’Europe », ce ministre issu de l’Église comme Richelieu, qui n’a de commun avec lui que « le cerveau bien organisé » mais non « le cœur haut placé et le souci des grands devoirs ». Mais est-il jamais possible de gagner la paix après qu’ait été perdue la guerre ?
Tels sont les éléments de réflexion toujours valables que fournit au lecteur d’aujourd’hui l’ouvrage relativement ancien de Madelin. ♦