Demain, la guerre
L’année 1980, consécutive aux événements afghans, a été parsemée de colloques, d’analyses et de comptes-rendus sur les risques de guerre. Toute une littérature, plus ou moins sérieuse, s’est développée sur le thème de la troisième guerre mondiale. Effets publicitaires mis à part, il s’agit là d’une redoutable interrogation : l’ère de la détente serait-elle close ? Sommes-nous irrémédiablement à l’âge de la « guerre civile mondiale », suivant l’expression de Jacqueline Grapin et de Jean-Bernard Pinatel, ou à celle de la « guerre fraîche », comme l’a dit Leonid Brejnev à Prague, le 31 mai 1978 ?
Demain la guerre regroupe les principales contributions des travaux du colloque de l’Association du réseau de santé, de proximité et d'appui (ARESPA) tenu en avril 1980, qui a réuni une centaine de chercheurs de toutes disciplines, français et étrangers. Les réflexions menées à cette occasion ont évité un double travers. Elles ont dépassé l’approche étroite et technique du débat nucléaire et des perspectives du conflit nucléaire limité, récemment popularisées par Ronald Reagan. Si elles ont abordé le problème de la définition du concept de guerre, elles n’ont pas pour autant cherché à examiner tous les phénomènes belligènes en cours à l’heure actuelle. Pourtant, la guerre est un caméléon et celui-ci connaît différentes manifestations : à côté d’une guerre économique globale, déclenchée au début des années 1970, il se superpose de nombreux conflits locaux ou périphériques, de multiples contentieux frontaliers, ainsi que de nombreuses manifestations de destruction massive : faim, massacres, migrations…
En quelques pages bien denses, toute une perspective synthétique se déroule sous nos yeux. La crise mondiale exacerbe les compétitions interétatiques, car elle se traduit par un rétrécissement des marchés et une concurrence accrue où le maniement des différentes armes monétaires, douanières, financières, est d’usage courant. Mais c’est principalement la course aux armements qui peut provoquer certains effets quasi mécaniques, en précipitant le monde, ou une partie de celui-ci, au bord de la catastrophe. Les incursions militaires deviennent à la fois plus probables et plus dangereuses avec la sophistication, la miniaturisation et la précision des armes.
Tant les sociétés de l’Ouest que celles de l’Est subissent les profonds effets d’une crise généralisée. Le dysfonctionnement est plus grave à l’Est, car le pouvoir politique répond de moins en moins aux exigences de l’économie ou de la population (cf. la Pologne). L’URSS sera-t-elle donc perpétuellement poussée à chercher des compensations extérieures à ses nombreux maux intérieurs ? Pourtant, si ces analyses ont la peau dure, des circonstances subjectives peuvent renverser bien des situations : on l’a vu aux États-Unis avec l’élection de Reagan. Un leadership mieux affirmé répond à la profonde crise de conscience américaine née de l’affaire vietnamienne et du Watergate (1972-1974).
Nos auteurs ne négligent pas, bien sûr, la dimension européenne qui est toujours essentielle dans la préservation de l’équilibre mondial. Beaucoup dépend, selon eux, de l’Allemagne, où les sirènes neutralistes s’accompagnent d’une certaine nostalgie de réunification. Le mal allemand hantera-t-il donc la conscience occidentale ? Mais bien d’autres dangers doivent être perçus, notamment aux confins méridionaux du vieux continent.
Sur la difficile question de l’équilibre des forces nucléaires de théâtre, les intervenants ont pris une position bien ferme. Il n’existe pas, pour eux, de véritable déséquilibre des forces entre les deux blocs. De là à réduire le problème des « euromissiles » (SS-20 et Pershing, cruise) à une vaste campagne d’intoxication, il n’y a qu’un pas. Pourtant, devant le caractère introuvable d’une véritable défense européenne, on doit bien tenter de répondre au grave dilemme de la sécurité européenne.
On ne saurait résumer les autres analyses complémentaires présentées à ce colloque. L’une de ses conclusions marquantes est que le monde, s’il n’y prenait pas garde, pourrait glisser insensiblement du risque de guerre à l’acceptation de la guerre. Ne s’agirait-il que d’une version modifiée du classique complexe militaro-industriel qui, pour justifier son rôle et sortir les économies de la crise, pousserait à l’utilisation des énormes potentiels accumulés, gigantesques stocks gelés ? Ou bien n’est-on pas en face d’une certaine impuissance de tous les pouvoirs installés, devant les déchaînements et débordements d’instincts guerriers ou de domination, nourris eux-mêmes et amplifiés par l’éternel besoin de se préserver ?
S’interroger sur de telles perspectives n’est pas un exercice purement mental. Les guerres civiles ou étrangères qui prolifèrent dans le Tiers-Monde combinent déjà un curieux mélange où se retrouvent la violence et le calcul économique. ♦