Les débats
Les exposés qui ont été faits lors de notre réunion-débat du 18 mars, et dont nous avons rendu compte dans les deux articles que l’on vient de lire, ont provoqué de nombreuses interventions de la part des assistants, sous la forme de remarques, de commentaires, de questions, d’échanges entre les orateurs et la salle. Nous présentons ici un condensé de ces interventions en leur donnant une forme évitant les répétitions ou une forme trop parlée, tout en cherchant à leur laisser leur spontanéité et en respectant, le mieux possible, la pensée des intervenants. Il en résulte, bien évidemment, que les opinions ainsi exprimées n’engagent en aucune façon la revue. On constate d’ailleurs que leurs auteurs ont souvent des opinions divergentes.
Pour faciliter la lecture, nous avons réparti ces interventions entre trois grandes rubriques :
— Les aspects techniques de la prolifération.
— La prolifération est-elle une fatalité ?
— Les conséquences stratégiques de la prolifération.
Nous espérons alimenter ainsi la réflexion de nos lecteurs sur un sujet qui est très vaste et qui, jusqu’ici, n’a pas été traité au fond dans beaucoup de ses aspects. Nous y avons ajouté un court article de Mme A. Martin-Pannetier, sur la non-prolifération.
Aspects techniques de la prolifération
• Quelles sont les possibilités d’achat ou de détournement des matériaux nucléaires ? Existe-t-il des circuits clandestins de prolifération ? Peut-on fabriquer une bombe artisanale et déboucher sur le terrorisme d’État ?
• Il est certain qu’il y a un tabou qui n’a jamais été violé. Aucun pays n’a jamais cédé d’arme nucléaire à un autre pays. Si ce tabou disparaissait, nos discussions n’auraient plus aucun sens.
Quant à la bombe artisanale, il ne peut pas en être question. Le père de la bombe thermonucléaire soviétique, Sakharov, a dit très nettement que fabriquer une arme nucléaire dans sa cuisine était aussi difficile que d’y construire un missile interplanétaire.
Le terrorisme d’État est ce que Dominique Lapierre et Harry Collins ont raconté dans leur roman : « Le cinquième cavalier » où l’on voit le gouvernement libyen cacher une bombe à New York pour faire chanter les Américains. Il n’y a pas, actuellement, la possibilité d’acheter ou de détourner des matières fissiles. La situation n’est pas la même pour l’uranium naturel dont il y a, actuellement, pléthore dans le monde. Par exemple, Israël a des phosphates uranifères qui lui fournissent le peu d’uranium dont il a besoin.
• On a dit que l’Union soviétique était très consciente de ses responsabilités dans le domaine de la prolifération vis-à-vis du Tiers-Monde et de ses satellites. Elle a pourtant, à plusieurs reprises, mis le doigt dans l’engrenage, d’abord avec la Chine puis, en 1973, avec l’Égypte et, en 1976, avec l’Inde à qui elle a transféré de l’eau lourde. On peut donc se demander si, dans certains cas, elle ne serait pas disposée à exporter des armes nucléaires.
• Pour la Chine, les Soviétiques ont agi exactement de la même manière que les Américains vis-à-vis des Britanniques, quand ces derniers sont allés à Los Alamos. Les réacteurs qu’ils ont vendu dans les années 1970 étaient des jouets absolument inoffensifs quand on les compare à ceux que les Américains vendaient à la même époque. Chez ces derniers, la prolifération a été un mélange de retenue et d’esprit commercial. On peut dire que, jusqu’à présent, l’Union soviétique s’est toujours conformée aux directives de Londres qui lui donnent le droit de vendre, sous contrôle, de l’eau lourde à l’Inde et un réacteur à la Libye. La Chine, par contre, peut jouer les trouble-fête, car il semble qu’elle a vendu sans contrôle de l’uranium et de l’eau lourde à l’Argentine.
• On a parlé de prolifération en matière d’armes nucléaires, mais ces armes ont deux composantes : la charge nucléaire et le vecteur. Pour apprécier l’importance du problème, il faut y intégrer le missile. C’est une question dont on n’a pas parlé.
• Un certain nombre de pays ont effectivement la possibilité, à plus ou moins bref délai, d’avoir quelques charges nucléaires, mais il leur sera difficile d’avoir des missiles suffisamment précis. Il leur serait par contre facile de concevoir une stratégie de terrorisme nucléaire, en mettant ces charges non dans des valises, ce qui supposerait une miniaturisation dont ils seraient incapables, mais dans des avions-cargos ou dans des navires, qu’ils enverraient sur les aérodromes ou dans les ports de grandes villes.
• Il est à peu près certain qu’avant 1967 les Israéliens se préoccupaient d’obtenir le minerai convenable, et ils l’ont fait en dehors de toutes les voies connues. On peut alors se poser la question suivante : un État possédant une très haute qualification scientifique et de très hautes capacités techniques grâce à des laboratoires remarquables peut-il se procurer ce qui lui faut, même si tout le monde s’y oppose ?
• La miniaturisation des charges nucléaires ne peut se réaliser sans faire des essais. C’est ce que la France a fait malgré le traité de Moscou et les protestations de l’Australie. Mais les pays dont nous parlons ne pourront fabriquer que des armes très rustiques.
• Il semble que le traité de non-prolifération vise à l’interdiction de la fabrication d’explosifs nucléaires. Or, l’arme à neutrons a des vertus qui ne viennent pas de sa puissance d’explosion mais de ses radiations. Il est probable que le réacteur Osirak, s’il n’est pas capable de fournir les moyens de construire en quelques mois une arme nucléaire, pourrait permettre de construire en quelques jours une bombe à rayonnement gamma. Il y a donc une lacune dans le TNP.
• L’arme à neutrons n’est jamais qu’une arme atomique particulière. Quant au rayonnement gamma, on a renoncé au saupoudrage du terrain par des sources de rayonnement, parce que le système n’a pas paru suffisamment efficace. De plus, il risquait d’entraîner l’emploi de l’arme chimique.
• Les pays du Tiers-Monde utilisent l’aspect civil de l’énergie nucléaire pour essayer d’obtenir le contrôle sur l’ensemble du cycle du combustible.
• Nous sommes à un moment où l’on constate un ralentissement considérable du nucléaire civil. D’ailleurs, on n’a jamais vu de programme militaire qui ait été dérivé d’un programme nucléaire civil. L’Inde et Israël disposent de réacteurs de recherche, ce qui est tout à fait différent. Les pays qui en ont la capacité mettront en place un programme militaire si telle est leur décision. D’ailleurs, les réacteurs civils ne produisent que du très mauvais plutonium militaire.
• Un argument n’a pas été développé, celui de l’efficacité. L’arme nucléaire est probablement celle qui fournit l’efficacité la plus grande au meilleur coût.
• On a suggéré que l’arme atomique pourrait être l’arme du pauvre. Ce dernier n’aurait-il pas plutôt intérêt à développer des armes biochimiques qui, nous le savons d’ailleurs, sont développées par les pays de l’Est ?
• On peut également se poser une autre question sur l’évolution probable des deux supergrands. Ils se sont engagés dans une course aux armements sur le plan nucléaire qui est proprement démentielle. En même temps, on voit un certain nombre de petits pays chercher à se doter d’armes atomiques. Les supergrands ne vont-ils pas essayer de surclasser tous les armements nucléaires en mettant sur pied des moyens d’action faisant appel à de nouveaux domaines, le domaine spatial par exemple, où l’on a entendu parler du programme américain « High Frontier » (1). Il pourrait y avoir de nouvelles inventions, tout aussi révolutionnaires que l’arme nucléaire et dont nous n’aurions aucune idée aujourd’hui. Si ces inventions voyaient le jour, les armements nucléaires des grandes et moyennes puissances, et plus tard des puissances du Tiers-Monde, seraient complètement dépassés. En particulier, ne risque-t-on pas de voir les Européens développer des armements qui seraient complètement dépassés d’ici dix ou quinze ans ?
La prolifération est-elle une fatalité ?
• La prolifération est-elle une fatalité ? D’ici l’an 2000 va-t-on vivre dans un monde fait de n puissances nucléaires ? La question est importante car les orateurs ont énuméré un certain nombre de pays, 35 à 40, qui ont à la fois les ressources, les ingénieurs, la capacité de fabriquer des armes nucléaires. Mais ces pays ont-ils intérêt à franchir ce pas, veulent-ils le franchir ? Un numéro spécial de la revue International organization conclut en disant qu’il est très probable que l’on assiste à un monde composé de neuf puissances nucléaires et qu’il existe de fortes chances pour que la chaîne de prolifération s’arrête là.
Il est alors fondamentalement différent de réfléchir à un monde de neuf puissances nucléaires plutôt qu’à un monde où il y en aurait quinze, vingt ou plus. De même, il est plus aisé de raisonner sur ce qui se passera d’ici dix ans que dans quinze. Bref, on peut se demander s’il existe vraiment un mécanisme de la prolifération, en particulier quand on examine les doublets qui existent, Argentine et Brésil par exemple, ces doublets étant d’ailleurs en nombre limité, à moins de généraliser le raisonnement et de trouver que toutes les zones sont sensibles.
• Certaines observations tendent à conclure que la prolifération n’est pas certaine. D’abord on se trouve devant un couple d’influences. Les superpuissances ont le désir d’accroître leur influence dans le Tiers-Monde, mais aussi celui de ne pas favoriser la prolifération. Il y a donc deux forces antinomiques. Plus l’affrontement entre superpuissances sera grand, plus elles chercheront à se faire une clientèle. Toute hausse de la tension internationale entre les deux grands augmente les chances de voir se relâcher la police préventive de non-prolifération.
Techniquement, plusieurs puissances sont en état de produire un explosif atomique. Or, elles ne le font pas, pour plusieurs raisons. Il existe d’abord des pressions, et on imagine très bien un protecteur disant à un protégé de ne pas faire exploser de bombe, sinon il ne pourrait plus le couvrir. Il y a également l’opinion internationale, notamment dans le Tiers-Monde où il existe une sorte de respectabilité qui fait que l’on est un non-aligné partisan du neutralisme positif, même quand on ne sait pas très bien ce que cela veut dire, et que l’on est contre les méchants dotés de l’arme nucléaire. C’est une position dont on ne s’écartera pas du jour au lendemain.
On a d’ailleurs, à juste titre, fait observer que le problème n’est pas seulement la production de l’explosif nucléaire. Il y a le vecteur, il y a divers perfectionnements et la capacité de manipulation. On peut ainsi admettre que les dirigeants raisonnables du Tiers-Monde se disent : « Demain, je fabrique l’explosif. Ensuite, j’encours la réprobation mondiale et des pressions très fortes ». D’ailleurs, il ne faut pas confondre la capacité technique de produire l’explosif nucléaire avec la capacité technique de fabriquer une arme nucléaire. Le nombre de variables est plus grand que le nombre d’équations que l’on peut construire. Les généreux sentiments de sagesse ne sont probablement pas d’un placement très sûr. Il reste cependant que le pire n’est pas toujours certain.
• Je ne crois pas à une vision pessimiste de la fatalité de la prolifération. Il est probable que l’Argentine et le Brésil se mettront d’accord. Ils arriveront tous deux jusqu’à l’arme nucléaire mais ils ne la feront pas. Il y a eu un rapprochement très récent, et les deux pays dépendent du même fournisseur, l’Allemagne. Le cas du Pakistan est le seul où il y aura probablement une explosion d’expérimentation, car il y a là une question de prestige.
Il est bon de rappeler que l’Inde était prête dès 1968. Quand elle a fait son expérimentation, en 1972, elle en avait besoin sur le plan intérieur, car il y avait alors une terrible grève des chemins de fer. Cette opération de prestige à la fois intérieur et international a été payée très cher par l’Inde, à tel point que, récemment, le président de la commission indienne de l’énergie atomique se demandait s’il n’aurait pas mieux valu dire que la bombe utilisée dans cette expérimentation était militaire.
Dans le cas d’Israël, les pressions américaines ont très certainement joué. Israël s’est rendu compte qu’il serait au ban des nations s’il expérimentait une arme nucléaire, et que les crédits et les financements bénévoles en provenance des États-Unis disparaîtraient. Il faut cependant voir que deux pays seulement ont été mis au ban des nations à cause de leur programme nucléaire : Israël et l’Afrique du Sud. Par contre, aux Nations unies, on n’a jamais entendu la moindre protestation contre l’Irak ou le Pakistan. Un pays du Tiers-Monde ne protestera jamais contre un autre pays du Tiers-Monde.
• Il est difficile de croire que les Soviétiques laissent Cuba ou la Libye fabriquer une arme nucléaire. Il en est de même des Américains vis-à-vis des Philippines, de Taïwan et encore plus de la Corée où ils ont des troupes. De plus en plus de pays resteront dans une situation instable sans faire d’expérimentation et, par conséquent, sans aller très loin dans la fabrication d’un armement nucléaire. L’Inde s’y lancera si le Pakistan fait exploser une arme. Quant à l’Afrique du Sud, il faut constater que cette histoire d’explosion à deux heures du matin, en pleine nuit, est assez floue, alors que ce pays disposerait d’un site souterrain. Il n’est pas du tout certain qu’il y ait eu une explosion nucléaire et, si elle a eu lieu, qu’elle ait été sud-africaine.
• Il est difficile de ramener le problème aux seuls cas d’Israël et de l’Afrique du Sud. D’autres pays auront de bonnes raisons de se doter d’armes nucléaires et se trouveront sur la crête entre une option civile affichée et une option militaire qui pourrait leur être rapidement accessible. Du fait même qu’ils se trouvent dans cette position, et quand ils verront se développer rivalités et ambitions dans telle ou telle région, il peut y avoir des conséquences dans ce domaine. Cela n’aura probablement pas de conséquence apocalyptique, sauf erreur de calcul, sauf cas exceptionnel, mais on ne saurait ramener la prolifération à un problème concernant tel ou tel cas particulier. Tous les cas sont particuliers. Tous les pays ont d’excellentes raisons de fabriquer des armes nucléaires, à commencer par ceux qui se sentent de moins en moins bien protégés, comme la Corée du Sud, Taïwan, etc.
La Libye est un problème réel, bien que l’Union soviétique ait eu jusqu’ici une attitude de responsable, si l’on met à part l’expérience chinoise. On retrouve d’ailleurs un peu le même phénomène en Irak et en Libye. Après des exportations sans contrôle, l’URSS, forte de l’expérience chinoise qui s’est révélée dramatique pour elle, a été extrêmement stricte. Depuis quelque temps cependant, on constate un certain fléchissement, l’Union soviétique utilisant la crise Est-Ouest pour infléchir sa politique de non-prolifération en échange d’une clientèle. Par exemple l’Argentine, qui n’a pas respecté l’embargo sur le blé à l’époque du président Carter, a été remerciée par des livraisons d’uranium que les Américains avaient refusé de fournir. L’Inde, Cuba, la Libye sont également des exemples, même si cette dernière a signé le traité de non-prolifération. En période de guerre froide, comme actuellement, on ne peut exclure que les deux superpuissances infléchissent leur politique. Les pays du Tiers-Monde qui ont des capacités nucléaires se trouvent alors dans une situation idéale pour accélérer leur progression vers l’arme nucléaire.
• On peut se demander si l’on n’a pas trop négligé le passage du nucléaire civil au nucléaire militaire. Dans l’histoire des relations nucléaires de ces dernières années, on voit que l’entente entre grands pays nucléaires n’a pas suffi à assurer une conciliation harmonieuse entre l’objectif de non-prolifération et le développement de l’énergie nucléaire. Actuellement, il semble que les pays qui ne sont pas nucléaires désirent moins avoir de l’électronucléaire.
Les conséquences stratégiques de la prolifération
• Il s’agit de placer la situation d’Israël dans son contexte, celui d’un champ clos surveillé, depuis trente ans, par deux superpuissances qui ont toujours réussi, jusqu’ici, à empêcher son extension. De plus, nous entrons lentement dans un processus de stabilisation locale. Pour une nation comme Israël, il est incontestable qu’il y ait beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages à procéder à une explosion nucléaire, à partir du moment où on en a les éléments. Il est évident que les Israéliens ont la capacité scientifique et technique nécessaire, mais ceci nous indique qu’il existe une hiérarchie dans la dissuasion. N’importe qui ne peut se permettre n’importe quoi et doit tenir compte de sa situation et de ses moyens.
• Il est important, dans ce domaine, de ne pas se laisser entraîner par un amalgame ou une assimilation avec les doctrines stratégiques des grandes puissances ou même avec celles des puissances moyennes. Le problème de l’armement nucléaire, tel que nous le connaissons et tel qu’il est devenu, est qu’il est un facteur majeur des relations internationales, en raison de sa capacité d’infliger à un adversaire des dommages inacceptables.
Quand on raisonne sur le Tiers-Monde, il faut distinguer chaque cas particulier. Si l’on prend celui de l’Inde face au Pakistan, en supposant qu’ils disposent chacun de vingt bombes type Hiroshima, le fait qu’ils en fassent usage ne changera guère le rapport des forces. La mort d’un million d’Indiens sur 700 ou 800 millions ne modifiera pas la situation, et il en serait de même pour le Pakistan. Seules des armes thermonucléaires en nombre considérable pourraient apporter une action décisive. Il en est à peu près de même entre Argentine et Brésil. L’Afrique du Sud, par contre, a peu de raisons de se servir de ses armes nucléaires contre ses voisins et, si elle est attaquée par l’Union soviétique, elle sera oblitérée à 10 000 kilomètres de distance sans qu’elle puisse réagir.
Israël est un cas différent, parce qu’il est le seul pays menacé d’extermination par ses voisins, et il lui faudrait se servir d’armes nucléaires contre cent millions d’Arabes. Il ne faut donc pas raisonner seulement sur l’existence de l’arme nucléaire si on veut mesurer l’impact de la prolifération dans les pays du Tiers-Monde et sur leurs rapports entre eux et avec le reste du monde. Il faut également regarder quels seraient les résultats de son emploi.
• Il semble que la nouvelle administration américaine se soit proposée d’accompagner la prolifération plutôt que d’interdire tout transfert technologique. Il semble aussi que cette politique tende à renforcer la sécurité militaire au plan conventionnel des pays qui pourraient se trouver suffisamment menacés pour songer à l’arme nucléaire. Ceci pose le problème de savoir s’il faut donner une garantie nucléaire aux pays qui ne sont pas dotés de l’arme.
• Un des dangers de la prolifération dans les petits pays est de voir augmenter la difficulté d’empêcher la nucléarisation de puissances comme l’Allemagne et le Japon, dans le cas où l’on verrait des pays comme le Pakistan, l’Afrique du Sud, Israël ou d’autres posséder l’arme nucléaire.
• On peut penser qu’aussi longtemps que le mythe du pouvoir égalisateur de l’atome sera maintenu, on ne pourra empêcher les petits pays d’avoir envie de se monter au niveau des grands, mais alors on pourrait voir la stratégie de la terreur céder la place à une stratégie de défense.
• Les cinq États qui sont actuellement reconnus comme étant des puissances nucléaires ne détiennent pas seulement un avantage militaire sur les autres pays. Ils détiennent la possibilité d’avoir une doctrine de dissuasion qui modifie sensiblement leur position sur l’échiquier des relations internationales. Le meilleur exemple a été celui de la France, avec le général de Gaulle, dont la bombe a été, au départ, essentiellement destinée à modifier la place de notre pays vis-à-vis des États-Unis. On peut donc avoir des armes sans le dire, mais on ne peut alors avoir que des plans militaires secrets, non une politique. Il est donc important de se demander quels sont les États qui, en fonction de leur environnement et du contexte international, auraient un intérêt politique à se doter d’un système d’armes nucléaires pour pouvoir tenir un discours politique reposant sur la possession de ce système.
• Il y aurait à établir une distinction entre les risques d’une guerre nucléaire et les risques impliqués par la prolifération sur toutes les formes de conflits, larvés, terroristes ou autres.
S’il s’agit du risque d’éclatement d’un conflit nucléaire lié à la prolifération dans le Tiers-Monde, il est très probable qu’il n’est guère intéressant de décompter le nombre des futures puissances détentrices d’une arme nucléaire, car les problèmes sont essentiellement locaux et régionaux. Les théories générales sur la déstabilisation du fait de la multiplication du nombre des candidats à la puissance nucléaire manquent donc de poids.
• La nucléarisation dans le Tiers-Monde pourrait aboutir à la sanctuarisation d’un certain nombre de régions, par exemple d’Israël, de l’Inde et du Pakistan. C’est évidemment une hypothèse d’école. Si cette sanctuarisation se produit, il y aura probablement un blocage des conflits conventionnels et, par réaction, on pourrait assister à des formes de terrorisme ou de guerres intra-étatiques. On observe que la sanctuarisation de la région européenne a, en quelque sorte, repoussé les conflits à la périphérie. On peut alors se demander si le développement du nucléaire, en bloquant les conflits ouverts, ne va pas accélérer les seules ripostes possibles, des formes d’action directe, notamment le terrorisme.
• On a prêté à Ali Butho, il y a quelques années, le propos suivant : « Dussions-nous manger de l’herbe, nous aurons notre bombe ». L’année dernière, à un colloque en Allemagne, un résistant afghan a affirmé que l’URSS se préparait à déstabiliser le Baloutchistan qui est à cheval sur l’Iran et le Pakistan, et à prendre le pouvoir en Iran avec le parti Toudeh. On peut alors se demander si, voyant le Pakistan chercher à fabriquer une arme nucléaire parce qu’il se sent menacé, l’Union soviétique ne serait pas tentée, à bref délai, d’envahir ce pays avant qu’il ait pu réaliser une arme de ce genre. N’y aurait-il pas ainsi la source d’un très grave conflit ?
• Dans l’univers politique, on ne peut pas, en général, parler de l’effet d’un facteur déterminé. Les facteurs s’entrecroisent et l’acquisition d’une même arme par des pays différents a des conséquences qui varient selon le milieu où elle se produit. Il en résulte des réflexions de trois ordres. D’abord l’arme nucléaire, du fait de sa seule existence, agit comme un corrosif des alliances. Cet effet a été analysé par le politologue américain Morgenthau, peu connu en France, qui voyait les paradoxes de l’arme nucléaire dans le fait que, dans un premier temps, elle paraissait renforcer l’alliance puisque l’allié était mieux armé, mais qu’ensuite elle relâchait cette alliance parce que l’allié le plus fort n’est plus aussi maître de l’engagement de l’allié le plus faible, qui sait qu’il n’a pas besoin d’un engagement aussi désespéré et aussi total. On peut donc imaginer que l’on arrive ainsi à l’univers décrit par le général Gallois, un ensemble de neutralités armées nucléaires.
Il n’y a pas, cependant, que des problèmes militaires. Un pays sanctuarisé reste soumis à des dépendances, d’assistance technique par exemple. Le nucléaire n’est jamais seul. L’arme nucléaire ne produit la sanctuarisation qu’à condition que l’on sache manier cette situation. Le directeur d’un institut de recherches de Jérusalem disait : « Il faut compter que d’ici dix ou quinze ans, il y aura trois ou quatre puissances nucléaires dans cette partie du monde. C’est inévitable, et ce ne serait pas tragique si, dans l’intervalle, ces nations ont pu établir un minimum de relations et un langage commun. Ce qui serait dramatique, dans notre région, ce ne serait pas l’apparition de puissances nucléaires, mais qu’elles apparaissent avant que ne se soit établi un minimum de normalisation ». Ce chercheur, qui était une « colombe », concluait qu’il était urgent, non pas d’éviter la nuclearisation, mais d’adopter un langage qui permettrait d’éviter certains de ses périls.
Certes, en matière de prolifération, le pire n’est pas toujours certain, et les effets ne sont nullement univoques. Ils le sont d’autant moins que l’esprit dans lequel on l’acquiert peut être différent. Toute acquisition d’armes nucléaires par un pays appartenant à une alliance est à la fois une promotion et une émancipation. Toute accession à l’arme nucléaire est à la fois une accession et une promotion. Cet aspect domine, de manière presque exclusive dans le cas de la Grande-Bretagne par rapport aux États-Unis. Il y a un aspect émancipation, pour ne pas dire rupture, qui est évident dans le cas de la Chine. Le cas de la France se situe à un point intermédiaire.
Il y a donc les tendances qu’entraîne l’arme et les intentions des acquéreurs de l’arme. Il y a le fait que l’arme n’est pas seule. Beaucoup de facteurs, finalement, s’entrecroisent pour estomper ou renforcer, voire oblitérer une conséquence.
• Certains points n’ont pas été soulevés jusqu’ici. Nous n’avons pas parlé des zones dénucléarisées dont il faut au moins signaler l’existence et l’éventualité. Nous n’avons pas, non plus, réfléchi aux réactions qui se produiraient en cas d’emploi de l’arme nucléaire. Il existe un certain nombre de conventions, de résolutions, d’accords à ce sujet. Comment réagiraient les puissances nucléaires en cas d’emploi de l’arme dans le Tiers-Monde ? Il y aurait d’une part assistance, et de l’autre une mise au ban des nations. Tout cela mérite réflexion.
Nous avons également évoqué l’emploi éventuel de l’arme à neutrons. Dans l’hypothèse de l’emploi de cette arme, dont le statut est un peu ambigu et hybride, on pourrait aboutir à une banalisation de l’arme nucléaire qui la rapprocherait des armes conventionnelles et poserait un problème propre au Tiers-Monde. Il faudrait aussi évoquer l’emploi de l’arme nucléaire dans le Tiers-Monde à partir des forces navales et contre les forces navales.
• Un point intéressant a été soulevé. C’est la valeur politique de l’arme nucléaire et son impact sur les systèmes politiques. Le problème du prestige est très important. Il a été écrit qu’en 1990 on pourrait se trouver dans une situation dans laquelle il serait politiquement impossible, pour un État, de ne pas avoir d’arme nucléaire, de la même façon qu’en 1935. il était impossible, pour un grand État, de ne pas avoir d’aviation de combat.
Pourtant l’histoire montre le contraire. Les exemples de la Chine, de la France, de la Grande-Bretagne, sont contrebalancés par beaucoup d’autres. Des pays ont réussi à s’imposer comme grandes puissances sans posséder d’armes nucléaires — par exemple, la RFA, le Japon. Il n’est pas sûr que le prestige joue de manière importante. Dans le cas de la France, ce qui est important, c’est que le général de Gaulle, dans une période située avant la détente, a joué une carte formidable par sa propre personnalité, avec des moyens militaires qui, à l’époque, étaient ridicules par rapport à ceux que nous possédons maintenant. Le général de Gaulle a capitalisé en fait sur notre force de frappe, du point de vue politique, au moment où elle était la moins crédible. Aujourd’hui, alors qu’elle est au maximum de sa crédibilité militaire, son emploi politique est beaucoup plus difficile, compte tenu du changement des rapports de force, de la complexité des problèmes, du fait qu’il s’agit d’aider l’Allemagne dans ses problèmes, alors que l’Alliance atlantique tend à se relâcher.
Pour le Tiers-Monde, le problème du prestige est moins important, sauf peut-être dans le monde arabe. Il y a cette obsession de la bombe arabe qui existe dans le monde islamique, parce que, comme disait Ali Butho, tout le monde l’a : les Hindous, les Juifs, les Chrétiens. Il n’y a que les Arabes qui ne l’ont pas. La véritable raison pour laquelle un pays franchirait la crête où le nucléaire civil deviendrait nucléaire militaire, serait dans le cas où se poserait un véritable problème de sécurité. Taïwan ou Corée par exemple, s’il y avait rupture de l’alliance américaine. Il deviendrait alors très important d’afficher la possession de l’arme nucléaire, mais ce ne serait pas pour des raisons de prestige analogues à celles qui ont conduit à l’utilisation politique qu’en a fait le général de Gaulle dans les années 1960.
Il y a le problème du risque et de l’exportation du modèle européen vers le Tiers-Monde. Malheureusement, l’affaire est très complexe. Il est peu probable que l’on arrive à des situations figées dans des conflits comme celui qui oppose l’Inde et le Pakistan. Il y aura simplement, comme c’est déjà le cas au Moyen-Orient, l’existence de capacités nucléaires potentielles qui n’empêcheront pas ces pays de se battre à coups d’armes conventionnelles. L’arme nucléaire devient alors la dernière riposte possible, l’arme ultime. La situation militaire n’en sera pas gelée pour autant. On pourra ainsi avoir simultanément, dans le Tiers-Monde, des armes nucléaires et la poursuite de grands conflits conventionnels, et alors les risques d’erreurs de calcul seront très grands. En Europe, la situation est gelée parce que, jusqu’à présent (et je dis bien jusqu’à présent), de part et d’autre on a adopté une position qui repose sur un équilibre approximatif entre deux alliances militaires, la présence des deux superpuissances et une gradation dans l’emploi des moyens. Dans le cas de l’Inde et du Pakistan, compte tenu de la disproportion des forces entre les deux pays (70 millions de personnes contre 700 millions), disproportion qui est du même ordre entre Israël et les États arabes, le risque d’une guerre conventionnelle subsiste, ce qui explique les efforts de ces pays en matière de défense conventionnelle, mais le nucléaire reste Parme ultime. Ceci ne veut pas dire que la situation soit gelée et que l’on ait recours au terrorisme. Les guerres continueront, avec tous les dangers d’erreurs de calcul.
En Israël, il est frappant de voir combien est vif, actuellement, le débat sur le nucléaire. On peut penser qu’en France, de 1958 à 1962, nous avons eu un débat du même ordre pour définir notre posture. On en est là maintenant en Israël. Le plus curieux, d’ailleurs, est que ce sont les « colombes » qui ont été les partisans du bombardement du réacteur Osirak, à Tamuz, parce que, à leur avis, les Irakiens auraient trop vite l’arme nucléaire et ne seraient pas suffisamment préparés, et il faut trouver le temps d’un règlement pacifique. Il faut donc gagner cinq ans. À l’inverse, les « faucons », qui croient à leur supériorité, donc à la riposte flexible israélienne, étaient résignés à voir ce réacteur fonctionner. Ils l’auraient bombardé, le cas échéant, mais pas immédiatement. Il n’y a donc pas d’effet univoque. ♦
(1) Voir Défense Nationale, mai 1982, les articles de Marc Geneste et de Georges Outrey.