Défense à travers la presse
Cet été 1982 restera sans doute comme celui de la guerre au Liban et, en France, de la multiplication des actes terroristes, sans que l’on puisse dire avec certitude quel lien existe entre ces événements. Certes il serait déraisonnable de nier qu’il existe bel et bien une corrélation, mais la plus évidente n’est pas forcément la plus sérieuse. Car on n’infléchit pas une diplomatie par des attentats, pas plus qu’on ne restaure un État dans ses droits par le biais d’une invasion étrangère. Les arguments des uns et des autres sont spécieux dans la mesure où ils n’ont d’autre valeur que l’intérêt de la cause qu’ils défendent.
Ce que, pour notre part, nous retiendrons, au-delà des faits, c’est la mise en question de la notion même d’État, de Nation. Cela va de soi dans la mentalité du terroriste, cela explique aussi l’intervention israélienne dans un pays qui avait depuis longtemps renoncé à garantir sa propre sécurité et, en ce domaine, l’affaire des Crotales (un missile sol-air construit par Thomson-CSF) commandés par Beyrouth en août 1968 – qui devait rapidement y renoncer par crainte d’attirer le feu de la guerre – est particulièrement exemplaire. Mais en cet été 1982, la subversion contre l’État n’a pas fait que des victimes : elle en prépare d’autres à plus grande échelle. Car, en dépit des apparences, l’événement majeur n’aura été ni cette guerre dont souffrit le Liban pour qu’y soit vaincu l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), ni la vague de terrorisme : ce fut l’opposition vigoureuse d’une partie de l’Église à l’armement nucléaire. Deux articles seulement ont relevé le fait, mais ils sont tout particulièrement explicites. C’est donc par eux que nous aborderons cette revue de la presse.
Il y eut tout d’abord, dans Témoignage chrétien du 9 août, le plaidoyer de Jean Toulat qui venait de participer à un jeûne collectif en souvenir des victimes d’Hiroshima et de Nagasaki, victimes qui ne furent pas plus nombreuses que celles des bombardements de Dresde ou de Hambourg mais qui ont, désormais, l’avantage de témoigner contre l’arme nucléaire, c’est-à-dire contre l’instrument essentiel d’une indépendance nationale à notre époque. Jean Toulat, après avoir évoqué les mille soleils d’Hiroshima, après avoir manifesté son indignation face aux dépenses militaires qui sont une insulte aux pauvres (en oubliant que les pauvres sont protégés par l’appareil militaire au même titre que les riches), va chercher son argumentation parmi l’épiscopat américain :
« Des évêques mettent en cause la doctrine même de la dissuasion nucléaire à cause de ses aspects immoraux. Si quelques-uns, tel le cardinal Cook, archevêque de New York, continuent à légitimer même l’emploi des armes nucléaires, d’autres contestent jusqu’à leur fabrication : les construire, n’est-ce pas accepter de s’en servir éventuellement ? Ainsi Mgr Roach, président de la conférence épiscopale américaine, a-t-il condamné la mise en chantier de la bombe à neutrons. Et Mgr Matthiesen, évêque d’Amarillo dans le Texas, a exhorté les ouvriers de l’usine Pantex, où sont assemblées les ogives nucléaires, à rechercher un emploi dans une industrie de paix, et il organise des collectes pour les aider à se recycler. Tous les évêques du Texas soutiennent leur collègue. La position la plus retentissante est celle de Mgr Hunthausen, archevêque de Seattle, la principale base des sous-marins Trident. Au terme d’une longue réflexion, en juin 1981, il écrit à ses diocésains : « Lorsque des crimes se préparent en notre nom, nous devons parler haut et fort. Trident est l’Auschwitz de notre temps ».
Notons que le Trident n’a encore fait aucune victime et que celles qui pourraient éventuellement le devenir se seraient désignées elles-mêmes, ce qui ne fut guère le cas des déportés. Toujours est-il que Jean Toulat s’interroge : en France, où en sont les évêques, les chrétiens, face au problème atomique ? Le plus naturellement du monde la réponse est venue de Mgr Daniel Pézeril, évêque auxiliaire de Paris, qui, dans Le Monde du 25 août 1982, fait la part belle à l’initiative des prélats américains. Il nous avise que l’Europe se trouve dans la situation de recevoir d’outre-océan une leçon de courage civique. Laquelle ? Voyons-le tout de suite :
« Il s’agit de l’opposition, qui nous est dite révolutionnaire, des évêques catholiques à la course aux armements et au système de dissuasion nucléaire. Une lettre pastorale collective fera le point. Elle est prévue pour le 18 novembre 1982… Les citoyens que sont ces membres de l’épiscopat ne peuvent effacer de leur mémoire qu’ils appartiennent à la seule nation qui a utilisé la bombe atomique. Ils se sentent solidaires, même s’ils n’étaient alors que des jeunes gens, des auteurs du crime d’Hiroshima. »
Mgr Pézeril souligne ensuite ce qu’il appelle l’audace de l’entreprise dont le retentissement devrait être à la mesure des ambitions de ses auteurs :
« Ce n’est pas peu de chose qu’un épiscopat comme celui des États-Unis refuse publiquement d’assimiler à un acte de légitime défense le recours à une guerre atomique dont on convient partout que le déchaînement serait incontrôlable. Comment n’échapperait-elle pas à tout critère vérifiable de moralité puisque nul ne sait ni comment, ni jusqu’où, ni sur qui elle étendrait ses ravages exterminateurs. Seul un point de départ doctrinal aussi catégoriquement fondé est susceptible de rendre raison aux deux condamnations majeures qu’on attend. La première concernerait non seulement l’usage mais aussi la simple menace de l’arme nucléaire. La seconde formulerait explicitement et en détail une série de conseils pratiques qui en découlent. Elle mettrait en cause la collaboration professionnelle des catholiques (administrateurs, techniciens, membres de l’armée, politiques) à la menace ou à la mise à feu des engins atomiques. »
Et pour Mgr Pézeril il serait misérable de réduire cette démarche épiscopale à une fulmination d’interdits : les évêques américains, nous affirme-t-il, sont des moralistes et ils sont assez vigoureux pour changer quelque chose. Mais n’est-ce pas oublier que la morale s’impose aux volontés alors que la société et ses intérêts ne résultent nullement d’un contrat de volontés. La conscience morale ne peut ignorer ce qui fonde la pérennité de l’homme, à savoir la nation. Sans s’écarter du respect dû aux autorités morales, qu’on nous permette de dire que leur intervention dans ce domaine des armements excède leur sphère de compétence réelle. Ces efforts pour sacrer le désarmement se heurtent à des vérités d’histoire et d’expérience, qu’il n’est pas en leur pouvoir de modifier.
Les risques de conflit ne découlent d’ailleurs pas uniquement de l’arme nucléaire, loin de là. Dans Le Nouvel Observateur du 14 août 1982, le général Buis et l’amiral Labrousse examinent les dangers que fait naître l’extension de la Zone économique à 200 milles nautiques :
« Les occasions de conflit sont multipliées par le nouveau droit de la mer, affirme le général Buis. On transpose le problème du cadastre territorial en mer, avec toutes les sources de litiges que cela comporte. De plus, les nouveaux propriétaires se trouvent devant un problème de contrôle de leurs possessions. Il faut qu’ils exercent au minimum un rôle de garde-champêtre pour dissuader les voleurs, les pilleurs. »
D’où ces explications fournies ensuite par l’amiral Labrousse :
« Il va falloir tracer les frontières exactes des eaux territoriales, des plateaux continentaux, des zones économiques. Bien sûr, il y a les instances internationales, les juridictions, les procédures d’arbitrage. Mais le facteur militaire est appelé à jouer un rôle. On l’a déjà vu en Méditerranée orientale, aux Malouines (avril-juin 1982), en mer de Chine (1974), dans l’océan Indien. De plus en plus les flottes se frôlent, même si elles prennent en temps de paix d’infinies précautions. Et les étendues nouvellement attribuées ne peuvent qu’encourager tous les États qui en bénéficient à développer à leur tour des marines de guerre capables de contrôler et de protéger leur espace maritime. Il y a donc un risque de multiplication, sinon des conflits, du moins des incidents localisés. » ♦