Ramses 82 – Rapport annuel de l’Institut français de relations internationales (IFRI)
L’Institut français de relations internationales (Ifri) a publié en juin 1982 son deuxième Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies (Ramses 82).
Il s’agit d’une entreprise ambitieuse, comme le souligne dans sa préface Thierry de Montbrial, directeur de l’Ifri, puisque le rapport se propose d’établir l’analyse de tous les événements importants qui ont marqué l’année écoulée dans les différents domaines de la géopolitique et de l’économique, de façon à en extraire une synthèse globale du point de vue de la sécurité du monde. Il s’agit donc en quelque sorte de transposer au plan de l’économie la célèbre Military Balance que publie chaque année l’Institut international d’études stratégiques de Londres en se bornant au domaine militaire.
Notons tout de suite que la réussite du rapport Ramses 82 est à la mesure de son ambition, et cela d’autant plus que sa présentation est tout à fait remarquable par la qualité de la typographie, la limpidité des graphiques de synthèse et la clarté des tableaux statistiques qu’il contient en très grand nombre, sans omettre des chronologies et une bibliographie très complètes, ainsi que des répertoires et index fort bien agencés.
Sur le fond, l’ouvrage, bien qu’il se veuille scientifique dans son approche et qu’il soit collectif dans sa rédaction puisqu’il intègre, sous la direction d’Albert Bressand, les contributions des collaborateurs de l’Ifri et celles d’une vingtaine de consultants appartenant à 6 pays différents, est des plus intéressantes par l’originalité pertinente des réflexions qu’il contient. L’introduction d’Albert Bressand nous en offre un avant-goût avec des observations telles que celles-ci, prises parmi beaucoup d’autres : « Le fossé se creuse entre une interdépendance mondiale qui n’a cessé d’augmenter et une capacité de contrôle collectif dont la période récente a montré… le recul » ; « … Se nourrissant de l’opposition entre le vaste mouvement d’intégration des économies et l’affirmation des spécificités culturelles, l’insécurité est par nature globale » ; … « Dans un monde éclaté, la fusion des conflits stratégiques et des rivalités économiques est porteuse de désorganisations profondes, d’où peut surgir la crise majeure ou la guerre » ; … « Aux agissements brutaux de l’URSS dans son empire et à la périphérie, au fossé d’incompréhension que génère la domination culturelle et technologique occidentale, … à la fièvre nationaliste, … répond naturellement la politisation des échanges… » ; … « Accepter que le pétrole se comporte comme n’importe quelle autre matière première, c’est oublier que le coût des chocs pétroliers pour l’économie mondiale est sans commune mesure avec celui des fluctuations minières… Mais ce pari apparaît encore plus risqué quand on replace dans son contexte géopolitique » ; … « Dans les relations Est-Ouest, l’utilisation de l’arme économique semble inappropriée à compenser une faiblesse stratégique qui appelle d’autres remèdes. En revanche, un réexamen du potentiel réel de ces échanges s’impose à la lumière des difficultés des pays de l’Est à pallier par leurs importations les insuffisances plus fondamentales de leur système économique. Dès lors, les subventions massives qui leur sont accordées seraient utilisées à meilleur escient dans nos propres économies dans le cadre, plus prometteur, des échanges Nord-Sud ».
La première partie du rapport Ramses 82 a pour libellé : « Économie et géopolitique ». Il traite d’abord, sous le titre : « Le poids des armes », successivement des stratégies d’affrontement américaine et soviétique, de la priorité donnée aux armements dans les deux stratégies, avec des informations intéressantes sur le coût économique des priorités militaires soviétiques et sur les ventes d’armes, du rapport des forces stratégiques entre États-Unis et Union soviétique, avec cette remarque : « la confrontation militaire dans les zones périphériques risque de s’exacerber en raison du renforcement considérable des capacités d’intervention soviétiques », de « l’Europe dans la tourmente stratégique », avec une récapitulation des progrès du neutralisme et de la « bataille des euromissiles », enfin de négociations qui se sont déroulées en 1981 pour la limitation des armements.
Toujours dans la première partie, le rapport examine ensuite les événements qui ont marqué l’année sur la « ceinture de feu islamique » : entre la mort de Sadate, l’Irak en guerre, la vulnérabilité du Pakistan, avec des remarques intéressantes sur l’unité et les contradictions du fondamentalisme islamique. II analyse alors la situation en Iran et les essais d’organisation politique des pays riverains du Golfe avec la création du Conseil de coopération du Golfe, et la riposte de l’Alliance tripartite Éthiopie-Libye-Yémen du Sud. Il donne enfin des précisions peu connues sur l’oléoduc construit en Arabie saoudite pour évacuer son pétrole à Yanbu sur la mer Rouge, de façon à éviter le transit par le fameux détroit d’Ormuz, et sur le projet d’un nouvel oléoduc irakien qui aurait la même destination.
La deuxième partie de Ramses 82, la plus développée, traite des rapports entre puissances économiques, en examinant successivement les crises et conflits du commerce international, les « métamorphoses de la contrainte énergétique » et « les nouveaux visages de l’insécurité monétaire et financière ».
À propos du commerce international nous avons noté en particulier un schéma qui visualise de façon lumineuse sa ventilation par région, et l’on y remarque que le commerce de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), et en particulier celui de la CEE (Communauté économique européenne), en avait été le moteur principal, jusqu’à ce que sa croissance soit devenue nulle, ou même négative, en 1981. Dans le même temps, le dynamisme de la demande des pays pétroliers a décru aussi sérieusement par suite de la diminution de leurs ventes, et également celui des PVD (Pays en voie de développement) non-pétroliers, freiné quant à lui, par la croissance de leur dette extérieure qui a atteint 430 milliards de dollars en 1981 (Le rapport annuel de la Banque Mondiale qui vient de paraître estime maintenant cette dette extérieure à 465 milliards de dollars). Par contre, les échanges Sud-Sud et Sud-Nord s’attribuent une part croissante du commerce international, comme nous le montre également un schéma très représentatif, et il est important de noter que ce dynamisme est surtout le fait de pays asiatiques, alors qu’en revanche, le poids de l’Afrique tend à devenir infime. Il faut mentionner enfin une analyse intéressante des « implications géopolitiques » du commerce Est-Ouest appuyée par de nombreux tableaux statistiques, qui tombe particulièrement à point au moment où la controverse relative à l’affaire du gazoduc sibérien est à son comble.
La recherche de la sécurité énergétique fait l’objet ensuite d’une longue analyse, qui part de la constatation que l’obtention d’un niveau de sécurité durable nécessiterait de faire passer la part de l’investissement énergétique de 1,5 % à 3 % du PNB mondial et « qu’un tel effort ne peut se réaliser que si une volonté politique clairement définie stimule la diversification et le redéploiement énergétiques ». Elle aboutit à la conclusion que « la vulnérabilité de l’économie mondiale à l’égard d’une interruption des approvisionnements d’énergie n’en sera pas pour autant éliminée ; la diversification, si elle permet une baisse de la dépendance à l’égard du pétrole, est également synonyme de prolifération des risques ». On notera dans ce chapitre des enseignements intéressants sur la compétition entre « majors » et compagnies nationales, la stratégie des stocks, la crise du raffinage, la politique américaine de l’énergie, les possibilités de redéploiement énergétique, la géopolitique du gaz naturel, laquelle sera assez différente de celle du pétrole.
C’est ensuite « les multiples visages de l’insécurité monétaire et financière » de notre monde qui sont passés en revue : fluctuations du dollar, des taux d’intérêt américains, euromarchés, pétrodollars, liquidités internationales, dette du Tiers-Monde à nouveau, dette des pays de l’Est, et enfin crise des institutions multilatérales de régulation, c’est-à-dire en particulier du Fonds monétaire international (FMI), chargé de la police des balances de paiement, et de la Banque mondiale, chargée de faciliter le financement du développement. Cette crise est particulièrement grave, comme en témoignent les angoisses de l’actuelle Assemblée générale du FMI, lequel se trouve confronté, après la cessation de paiement de la Pologne et le dépôt de bilan du Mexique, à de nombreuses situations virtuellement aussi dangereuses, c’est-à-dire aux risques d’une réaction en chaîne qui pourrait se terminer par l’effondrement du système financier international.
La troisième partie du rapport de l’Ifri, sous le titre « Performances, politiques et dialogues », traite d’abord de façon générale de la crise des régulations internationales qui a abouti à l’actuelle récession mondiale, avec cependant l’exception constituée par l’apparition d’un nouveau pôle de croissance dans le Pacifique. Il analyse ensuite les avatars du monétarisme et les recherches de nouvelles stratégies économiques entreprises en particulier aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France. Mais les deux chapitres qui ont tout particulièrement retenu notre attention sont ceux intitulés : « L’Est réduit à planifier la crise » et les « Tiers-Mondes en quête d’eux-mêmes ». À propos de l’Est, nous trouvons en effet réunies des informations statistiques peu connues sur les difficultés économiques de l’URSS et des pays du CAEM (Conseil d’assistance économique mutuelle). Pour le Tiers-Monde, sont analysés en particulier la problématique de l’industrialisation des pays arabes, la situation de l’Afrique « en voie d’exclusion de l’économie mondiale », le dilemme de l’Afrique australe qui hésite « entre guerre et développement ». Cette troisième et dernière partie se termine par un chapitre sur le dialogue Nord-Sud, sous-titré : « Le beau dialogue au bois dormant », ce qui indique son ton désenchanté.
Le rapport Ramses 82 n’est donc pas optimiste, mais aurait-il pu l’être dans « un monde éclaté, où s’opère la fusion des conflits stratégiques et des rivalités économiques » ? Mais son propos, qui était de constituer un document de référence, est atteint de façon particulièrement remarquable, et cela même au plan international, puisque Ramses 82 est publié également en langue anglaise aux États-Unis, et qu’il va probablement être traduit en espagnol et en japonais. Alors que les événements vont vite et que l’année 1982 est lourde d’événements politiques et économiques importants, c’est avec impatience que nous attendons la publication par l’Ifri de son rapport Ramses 83. ♦