Les débats
Les cinq articles qui précèdent ont donné la reconstitution des exposés qui ont constitué le fondement de notre journée d’études sur le sujet : « Volonté de défense en Europe ». Ils ont bien évidemment provoqué nombre d’interventions de la part des participants sous forme de commentaires et de questions. Comme d’habitude, nous présentons ici un condensé de ces interventions, en cherchant à leur laisser leur originalité tout en évitant les redites ou les digressions. Il est bien évident que ce travail, qui a fait de son mieux pour respecter la pensée de ceux qui ont pris la parole, traduit des opinions très diverses, quelquefois contradictoires, et qui n’engagent en aucune façon la revue.
Étant donné la richesse des matériaux ainsi recueillis, et pour en faciliter la lecture, nous les avons répartis en six rubriques :
- L’unité allemande.
- L’influence des Églises.
- La propagande soviétique.
- La spécificité française.
- Les problèmes militaires.
- La volonté de défense.
Ainsi sont posés les problèmes majeurs qui sont apparus dans une journée très riche en informations de toutes sortes. Il est bien certain cependant qu’il n’est pas possible de présenter un tableau exhaustif d’une question aussi vaste mais simplement de poser des jalons pour une étude plus approfondie.
L’unité allemande
• Les hasards du calendrier font que cette journée d’études a lieu le jour de l’unité allemande en RFA. Il y a vingt-neuf ans exactement, l’intervention des chars soviétiques mettait fin à l’insurrection de Berlin, la première en Europe de l’Est depuis la mort de Staline. C’était une révolte contre les normes imposées dans la production et contre toute absence de liberté dans les relations sociales. Il y a donc un lien évident entre ce qui s’est passé en 1953 en RDA et ce qui s’est passé l’an dernier en Pologne. En outre, à Berlin, il y avait surtout le sentiment plus ou moins confus du caractère artificiel de la séparation en deux de populations ayant les mêmes racines, le même passé historique et culturel.
Trente-sept ans après la fin de la guerre, le problème d’un retour à l’unité de l’Allemagne n’est certes pas à l’ordre du jour. Ce serait une erreur d’interpréter la politique extérieure menée par Bonn comme la manifestation d’une poussée irrésistible vers l’unification des deux Allemagne. Par contre, notre souci commun doit être l’unification de l’Europe et l’instauration d’une coopération véritable entre deux mondes restés longtemps hostiles. En juin de l’année dernière, à un colloque tenu à Varsovie sur les relations Est-Ouest en Europe, on a beaucoup parlé de l’initiateur de la politique de détente en Europe, le général de Gaulle, et de ses analyses lucides sur le lien qui existe entre le problème allemand et la division de l’Europe. À l’issue de cette rencontre, deux personnalités polonaises, un avocat communiste et un député catholique, ont dédicacé leur dernier livre dont le titre était : L’identité de l’Europe. Cette dédicace était la suivante : « Ce qui est vrai pour les Polonais doit l’être tout autant pour les Allemands, de part et d’autre du rideau de fer ». Aucun dirigeant ou citoyen de la RFA ne peut tuer ce rêve d’un retour à l’unité, mais il s’agit davantage de réunir les Européens que de réunir les Allemagne.
L’année 1982 est, dans les deux États allemands, l’année Goethe car c’est le 150e anniversaire de sa mort. Le sentiment d’appartenance à une même communauté s’exprime surtout à ce niveau. Lors d’une visite à la maison Goethe de Weimar du représentant permanent de la RFA à Berlin-Est, un citoyen de la RDA lui cita ces vers : « La feuille de cet arbre qui, de l’Orient, est confié à mon jardin offre un sens caché qui charme l’initié. Est-ce un être vivant qui s’est scindé en lui-même ? Sont-ils deux qui se choisissent si bien qu’on les prend pour un seul ? Répondre à ces questions, je crois avoir la vraie manière : ne sens-tu pas que je suis à la fois un et double ? ».
• Il a été dit que le problème de l’unité allemande n’était pas à l’ordre du jour. En fait, elle est toujours sous-jacente. Cet idéal unitaire est un des thèmes les plus importants qui se retrouvent dans les textes, qu’ils soient d’extrême gauche, protestants et d’extrême droite. Dans quelle mesure, les catholiques étant moins intéressés par le problème de l’unité, le problème du pacifisme se pose-t-il pour eux de manière différente ?
On a parlé de l’année Goethe. Il faudrait aussi parler de la manière dont on prépare l’année Luther qui aura lieu l’an prochain. En RDA, elle fait l’objet d’une propagande considérable, alors qu’on en parle peu en RFA. On ne peut s’empêcher de penser à certains textes de 1933 à l’occasion du 450e anniversaire de la naissance de Luther.
• On a évoqué 1953, mais le ministre de la Justice de RFA, qui est un social-démocrate centriste protégé par Schmidt, mène depuis plusieurs mois une campagne pour que le 17 juin ne soit plus fête nationale. Il estime en effet que c’est un élément de division entre les deux Allemagne. Il est important de remarquer que l’on en est venu à penser qu’une fête nationale qui rappelle que des tanks soviétiques ont écrasé des ouvriers allemands n’est pas convenable. Ce qui est fondamentalement erroné est alors l’analyse que l’on fait du pouvoir soviétique et de son avenir. Si, comme beaucoup de dirigeants allemands, on pense que l’Ostpolitik a été bénéfique et que, sans elle, il n’y aurait pas de Solidarnosc, on oublie que l’Ostpolitik a provoqué un désarmement moral qui rend difficile aujourd’hui la renaissance d’une volonté de défense parce qu’on n’a pas l’impression que l’adversaire est vraiment dangereux et menaçant. La détente a été pratiquée non comme un armistice mais comme une sorte d’idéologie. La date du 17 juin a eu des répercussions importantes en Union soviétique car elle a préparé la chute de Béria et on peut se demander si ces événements n’avaient pas été provoqués dans ce but. On voit combien la situation en Allemagne a une influence sur des situations d’héritage en URSS et on peut imaginer que ce qui se passe actuellement en RFA peut jouer un rôle dans une situation d’héritage à Moscou, si cette situation se présente.
• Sous le couvert de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement de la paix, il est en train de se produire une renaissance du sentiment national allemand. La troisième génération n’acceptera plus de ne pas avoir d’identité nationale. Le général de Gaulle l’avait prédit au cours de sa tournée de 1962 en Allemagne. On ne peut savoir s’il s’agit d’un effet pervers. Il est plutôt historiquement pervers qu’on puisse penser qu’un peuple admette de se passer d’identité nationale. Ce qui est redoutable, c’est que cette renaissance s’opère en osmose avec un mouvement anti-américain qui est à la fois obscur et ambigu. Dans ce domaine, Eppler a une espèce d’investissement émotionnel très fort dans sa vision d’une Amérique reaganienne qui, pour lui, est du domaine du diabolique. Il y a un transfert géographique de Satan vers Washington, très impressionnant chez un homme qui paraît appelé à des grandes destinées et dont la sincérité est totale.
• Ce sentiment national n’est pas nécessairement une volonté de rétablir l’unité des deux États. C’est un problème d’opportunité, l’essentiel étant d’imaginer que cette Allemagne si divisée, cette Allemagne qui a perdu la guerre, puisse avoir un destin national personnel et indépendant. Cette perspective n’est pas structurée, aucun parti ne la revendique, mais c’est une attitude qui peut naître dans beaucoup de parties de la société allemande. Il peut y avoir effet pervers dans la mesure où l’idée d’une indépendance nationale était concevable dans un pays non divisé à l’intérieur d’une Alliance. Aujourd’hui en Allemagne, ce mouvement se noue autour de l’idée qu’une autre politique est possible vers l’Est, autour d’un neutralisme qui se distingue fondamentalement de celui des années 1950 où il s’agissait d’obtenir la réunification par la neutralisation des deux Allemagne. Aujourd’hui, il s’agit d’accepter qu’à l’Est tout reste en l’état actuel et que ce soit l’Europe occidentale, à commencer par l’Allemagne elle-même, qui se mette en congé d’histoire.
On retrouve cette dérision fondamentale dans cette célébration de l’année de Luther, en même temps que la négation fondamentale de la figure de Luther, comme si Luther n’avait jamais eu dans sa vie qu’une idée politique, comme si toute sa vie n’avait pas été le problème des rapports entre l’homme et Dieu, le problème de la Grâce. Il n’est évidemment pas possible de traduire la Grâce en termes de matérialisme historique. Il ne subsiste que la volonté d’annexer une des plus grandes figures de l’histoire allemande en la dénationalisant, afin qu’elle puisse servir à cette définitive destruction de l’identité nationale allemande que serait la rupture de l’ancrage de la RFA au monde libre. Cet objectif a toujours dominé la politique soviétique.
• Il est étonnant que l’on n’ait pas parlé, comme facteur du pacifisme allemand, de la renonciation de la RFA à l’arme nucléaire.
• En ce qui concerne la renonciation à l’arme nucléaire, ce n’est pas la même chose de penser et de vivre les problèmes de défense dans un pays qui a l’illusion de l’indépendance nationale et dans un pays qui n’a pas cette illusion. Le mot illusion est, bien évidemment, trop fort mais le discours inverse est souvent agaçant.
L’affaire est doublement importante parce que, si l’Allemagne a renoncé au droit de produire des armes atomiques, elle a ensuite renoncé au droit d’en posséder, ce qui est beaucoup plus grave. En France, il est juste de dire que, pour des raisons diverses, opter majoritairement pour la force de frappe a rendu beaucoup plus difficile le combat contre le nucléaire civil. En Allemagne la lutte contre l’arme nucléaire militaire apparaît comme une conséquence de l’opposition au nucléaire civil.
• Le problème de l’identité nationale est tout à fait fondamental. S’il ne se pose pas en termes aigus en France, c’est que depuis fort longtemps nous n’avons pas ce problème alors qu’il se pose en termes très différents en Allemagne. Il paraît évident qu’en Allemagne il ne peut être résolu que si l’on s’achemine progressivement vers un modus vivendi entre les deux États allemands. Cette division de l’Allemagne ne peut être transcendée que si l’on arrive à surmonter la division de l’Europe.
• On peut se demander si le bilan de l’Ostpolitik est positif ou négatif. Il est évident que la division de l’Allemagne crée une situation psychologique différente de la nôtre et il faudrait beaucoup de légèreté pour ne pas le voir. Cette aspiration à l’unité s’est trouvée freinée parce que, dans la logique du système soviétique, on n’admet pas le recul du communisme et l’URSS ne peut accorder l’unité. Les choses pourraient s’arranger si une évolution de la politique soviétique conduisait à admettre une atténuation de la coupure entre les deux Allemagne. Une telle évolution ne serait pas sans poser de graves problèmes pour l’équilibre de la défense européenne et la consistance même de l’Europe.
• Imaginons que, pour les Allemands, l’Occident n’offre plus rien, ni sécurité, ni valeurs à défendre. C’est une conviction minoritaire en Allemagne, mais supposons qu’elle fasse son chemin : quelle sera la solution qui sera alors adoptée ? Ce ne peut pas être l’isolement. Le problème est de savoir quel rôle l’Allemagne peut jouer à l’ombre d’un Grand. À partir du moment où l’on est assuré que les États-Unis ne peuvent protéger l’Allemagne contre une destruction produite par la guerre, il peut être tentant de garantir la survie du peuple allemand en devenant le brillant second de l’URSS, situation où l’Allemagne peut, intellectuellement et technologiquement, espérer un sort plus ouvert qu’en étant seulement le brillant second du peuple américain.
Il peut aussi venir à l’esprit de certains Allemands de jouer un rôle, à travers une neutralisation de l’Allemagne de l’Ouest, à l’ombre et au service de l’Union soviétique. Pas plus qu’en 1954, on ne peut sérieusement imaginer que l’Union soviétique pourrait lâcher le régime de la RDA, même si elle le voulait. C’est la seule justification de sa présence militaire en Pologne, et tous les autres régimes communistes s’écrouleraient si Moscou montrait qu’il est moins fidèle envers ses alliés que les États-Unis envers la Grande-Bretagne dans l’affaire des Malouines. Comme il y a trente ans, c’est un piège que nous tend l’Union soviétique.
L’influence des Églises
• On a évoqué les composantes du pacifisme en Allemagne : les rouges, les verts et les chrétiens. Pour ces derniers on a surtout insisté sur la double tradition protestante. Il se trouve que les catholiques jouent également un rôle actif dans les mouvements pacifistes en RFA, mais il semble qu’ils aient un esprit différent de celui de la majorité des protestants. Ne peut-on en savoir davantage sur les clivages, ou tout au moins les nuances, qui existent entre les discours sur la guerre et la paix de l’Église catholique et des Églises issues de la Réforme ?
• Pour le catholicisme allemand, il y a eu en novembre dernier (1) le document de la conférence épiscopale allemande qui est une étude très complète et très objective, mais aussi très traditionnelle dans le sens catholique et qui contraste avec l’attitude des protestants allemands. Il y a également eu la déclaration des laïcs allemands qui est du même mois. Peut-on expliquer par des raisons historiques les divergences qu’on y constate, en particulier avec ce que l’on peut lire en France, comme la déclaration « Justice et Paix » commune avec le mouvement protestant français (2), où l’on voit, au contraire, un rapprochement qui va jusqu’à prôner une certaine désobéissance civile. Il y aurait également beaucoup à dire sur l’attitude de l’épiscopat américain.
• Dans cette espèce de débandade des structures de nos sociétés, qui se voit également au sein de l’Église catholique, les structures de cette Église en Allemagne sont beaucoup mieux défendues qu’ailleurs, sans doute parce qu’elles reposent sur un socle matériel et financier extrêmement solide. Elles résistent cependant moins bien sur le plan pratique et sur le terrain de la jeunesse. Comme dans l’Église de France, il a fallu dissoudre l’association catholique des étudiants et celle des ouvriers qui ont connu une évolution semblable à celle que nous avons connue en France. Il y a donc un attrait réel du mouvement de paix sur une partie des jeunes catholiques, mais cette partie est nettement plus minoritaire que dans le milieu protestant. Là aussi on peut noter des clivages et des orientations.
• Aux États-Unis, ce que l’on peut lire dans les revues et constater sur les campus des universités, c’est qu’il s’agit moins de pacifisme que de la découverte que le nucléaire peut tuer Les militaires américains le savaient, la population américaine ne l’avait pas encore compris. Les masses américaines viennent de découvrir le risque nucléaire. Mais ne pas vouloir du nucléaire ne signifie pas que l’on ne veut pas se battre. On peut se demander si le rêve américain n’est pas de lâcher l’Europe mais de revenir la libérer. Ceci satisfait parfaitement un état d’esprit qui, tout en refusant le nucléaire, ne refuse pas une croisade pour la liberté. Dans ce mouvement antinucléaire et dans sa tendance pacifiste, car elle existe, il faut remarquer que démocrates et républicains s’y retrouvent mélangés. On a donc affaire à un mouvement de fond qui n’est ni politique ni électoral. L’Église catholique américaine est à la tête du mouvement et il est possible qu’elle soit en plein accord avec le Vatican (3).
• Il est difficile de soutenir que les prises de position de certains évêques américains aient l’aval du Vatican. La conférence épiscopale américaine ne s’est pas prononcée publiquement sur cette affaire.
• À l’occasion du pacifisme, il a beaucoup été question de diminution des armements, de désarmement, à aucun moment du contrôle de ce désarmement. Or il n’y a pas de désarmement efficace sans contrôle et ce contrôle se présente de manière dissymétrique. Dans l’état actuel des choses, il ne peut être fait que par satellite. Seuls les États-Unis et l’URSS en possèdent les moyens. Les contrôles sur place ne peuvent être identiques car l’un des pays est relativement ouvert, l’autre totalement fermé. On ne voit pas pourquoi l’on ne fait pas valoir cet argument vis-à-vis des pacifistes. Les évêques qui prônent le pacifisme oublient que le Pape et le concile Vatican II n’ont jamais parlé de désarmement sans ajouter qu’il devrait être « général et contrôlé ». Dans sa correspondance transmise aux chefs d’État par les scientifiques, le Saint-Père a même précisé : « sans contrôle, c’est dangereux et illusoire de désarmer » (4).
La propagande soviétique
• Sans vouloir voir la main de Moscou partout, on a vu fleurir sur les murs de Paris l’annonce de la manifestation du 20 juin organisée par un parti politique. Ne peut-on voir dans tout l’ensemble des mouvements pacifistes aux États-Unis, en Allemagne, en France, en Irlande, en Grande-Bretagne, une action volontariste née à la conférence de Sofia ?
• Un dignitaire important de Berlin-Est a dit un jour : « En tant qu’Allemands communistes nous sommes très divisés. En tant que responsables de la RDA, nous n’avons qu’une idée : que rien ne change en République fédérale car en ce moment nous avons le meilleur des Schmidt possibles ». Quelques mois auparavant un collaborateur de Schmidt avait approuvé quelqu’un lui disant : « Vous avez le meilleur des Honecker possibles, tout autre ne pourrait être que pire ». Mais pour revenir à notre interlocuteur de Berlin-Est, celui-ci a ajouté : « tout ce qui se passe en RFA et qui disloque la République est une divine surprise. On ne peut pas dire que nous ne l’ayons pas préparé, ni même prévu, mais nous n’avions pas prévu que cela prendrait cette forme fulgurante et cela nous pose des problèmes du point de vue de notre stratégie mondiale, sur les priorités à donner à l’Europe qui n’étaient pas les nôtres il y a quelque temps ».
Ceci a pour conséquence que l’intervention directe à travers les différents canaux publics, officiels, souterrains des forces des diverses structures communistes dans les mouvements de la paix est évidente et la question n’a pas besoin d’être posée. Il y a cependant des divergences d’intérêts qui ne sont pas sans créer des conflits. Par exemple, avant les dernières manifestations de Bonn, le mouvement politique « vert » s’est battu vaillamment contre les groupes influencés directement par les communistes allemands pour imposer dans les discours la mention du mouvement de la paix en Allemagne de l’Est. Mais, tout en prenant conscience qu’il y avait une limite à ne pas dépasser, les « verts » ont tout de même participé à la manifestation. Il y a tension, mais cette tension est actuellement moins forte que ce qui pousse les diverses composantes à une certaine unité.
• Il serait souhaitable que l’on fasse une évaluation de la puissance de la seconde vague des manifestations pacifistes en Allemagne par rapport à la première vague, celle de l’automne dernier. Les deux vagues ont été programmées depuis longtemps par le parlement de la paix qui s’est tenu à Sofia en 1979. Il semble que la deuxième vague soit tout au moins stagnante, sinon en recul. Il y aurait une réaction du corps social allemand, d’abord à l’intérieur du SPD à l’occasion de son dernier congrès, réaction qui se traduit davantage par le fait que la gauche allemande traverse une phase extrêmement difficile en raison de ses thèmes de politique internationale et de défense, alors que du point de vue économique les Allemands n’ont pas de raison particulière d’être pessimistes.
• Y a-t-il stagnation du mouvement pacifiste en Allemagne ? La manifestation anti-Reagan a été beaucoup plus calme, moins spectaculaire, bien qu’elle ait réuni davantage de monde que la réunion d’octobre dernier, et les organisateurs ont pu empêcher qu’il y ait le moindre incident. Il est possible que les violents aient décidé de ne pas se rendre à Bonn pour ne pas compromettre cette manifestation. Il y a là des éléments souterrains qui échappent. Dans un certain sens, ce mouvement a été moins politique, mais il a eu lieu, et facilement. Il n’est donc pas évident qu’il y ait stagnation. La manifestation anti-Reagan qui avait eu lieu quelques jours avant avait réuni des gens qui n’avaient pas l’habitude de manifester. Cent mille silencieux sont-ils moins importants que trois cent mille contestataires ?
• Il serait souhaitable que tous ceux qui peuvent douter de l’action permanente de l’Union soviétique par ses ramifications à travers le mouvement communiste international pour utiliser pleinement le mouvement pacifiste afin d’atteindre son objectif immuable qui est d’éloigner l’Europe des États-Unis, d’introduire un coin entre l’Allemagne et ses interlocuteurs occidentaux, puissent assister aux efforts minutieux, implacables, inlassables, que font les Soviétiques pour pervertir des mouvements internationaux, pour en faire des courroies de transmission de leur politique extérieure dans ce qu’elle a de plus concret et de plus dangereux. Il ne faut pas adopter le mythe d’une Union soviétique toute puissante, infaillible, tentaculaire, mais il faut être conscient de l’effort extraordinaire que fait l’URSS pour alimenter le grand courant pacifiste et neutraliste.
• On a parlé de Yalta. Le paradoxe de Yalta est qu’il y en a eu deux. Le premier Yalta a été exprimé par écrit et est resté lettre morte. Il y a eu ensuite un faux Yalta dont nous avons été les témoins impuissants après-guerre. Sortir de Yalta est donc un vœu pieux car cela supposerait que, dans les pays de l’Est, s’instaure un régime de type démocratique, avec des élections libres, ce qui suppose une véritable révolution idéologique. Exprimer un tel souhait ne fait pas progresser notre connaissance de la stratégie de l’Union soviétique. On peut se demander dans quelle mesure on espère infléchir la volonté et la politique du Politburo de l’URSS.
• Sortir de Yalta est plus qu’une formule, c’est une vision politique. Il faudrait mieux dire revenir à Yalta, parce que Yalta a été une conférence qui a porté essentiellement sur la Pologne, pour fixer ses frontières, établir une règle du jeu pour le gouvernement polonais, choisir entre le gouvernement de Lublin, dominé par les Soviétiques, et celui de Londres de tendance occidentale. Le résultat a été un compromis.
Yalta a été une reconnaissance du droit de l’URSS à sa sécurité en Europe, donc de son droit à nouer des accords avec les pays qu’elle venait de libérer. C’est d’ailleurs une tradition de la Russie d’avoir des alliés privilégiés en Europe centrale et dans les Balkans, mais les gouvernements de ces pays devaient, chacun pour soi-même, décider librement de son destin. À Yalta, il n’était pas question de bloc ni de satellisation. Revenir à Yalta, c’est donc sortir de l’acceptation de la coupure en deux de l’Europe, en revenir à une diplomatie qui concilie liberté et sécurité. L’URSS a droit à sa sécurité mais pas au prix de la liberté des peuples. Il y a une politique vers l’Est à entreprendre en refusant la situation actuelle, en trouvant les modalités d’un rééquilibrage. Cela est lié au civisme parce que les valeurs à défendre doivent être connues : un peuple ne se bat bien que lorsqu’il sait pourquoi il combat.
• Un des dirigeants du SPD a récemment déclaré : « s’il y avait à choisir entre vivre en régime soviétique ou mourir dans une guerre nucléaire, il conviendrait de choisir de vivre en régime soviétique car on peut toujours espérer un infléchissement de ce régime ». Avec de telles spéculations on a affaire à un aspect de la guerre psychologique. Il est évident que, si nous avons une meilleure défense et que révolution interne du régime soviétique nous donne l’occasion d’heureuses surprises, nous pourrons toujours restreindre nos dépenses de défense. Inversement, bâtir notre défense sur un espoir d’amélioration du régime soviétique, c’est aller vers la décomposition de toute volonté de défense.
• En ce qui concerne la proposition hypothétique faite par l’Union soviétique à la République d’Allemagne fédérale d’une neutralisation en échange d’une réunification, c’est une baudruche qu’il faut dégonfler. On ne doit pas s’attendre qu’elle soit faite à l’avenir. Mais alors si l’URSS n’en parle pas, pourquoi tombons-nous dans le panneau du national-neutralisme ?
La spécificité française
• Parmi les raisons qui font que la France paraît moins touchée que les autres pays occidentaux par le mouvement pacifiste, on a cité le fait que les Français ont accompli un apprentissage collectif de la dissuasion. Il est frappant de voir qu’en France il y a eu des manifestations contre le nucléaire civil et non contre le nucléaire militaire. On peut alors se demander si les Français ont réellement compris à quoi servaient les armes nucléaires. On leur a tellement dit que c’était des armes de non-emploi qu’ils ont fini par croire qu’elles étaient effectivement destinées à ne jamais être utilisées. Le consensus français repose peut-être sur un malentendu.
La gauche française s’est ralliée à l’arme nucléaire. Peut-on savoir pourquoi elle a eu une évolution différente de celle de la gauche des autres pays européens ?
• La première raison pour laquelle la France se trouve dans une situation particulière, c’est la nature du mouvement pacifiste en France où il est, de façon évidente, contrôlé par le Parti communiste. L’effet de repoussoir exercé par ce contrôle est manifeste.
Les autres raisons sont plus complexes et tiennent à la nature même du mouvement pacifiste. On y trouve trois éléments fondamentaux. Le premier est une remise en cause de la dissuasion nucléaire, le deuxième est une certaine forme de crise d’identité nationale pour des pays qui ne sont pas responsables de leur défense, le troisième est une certaine forme d’anti-américanisme, de révolte des générations nouvelles contre le modèle choisi par leurs parents. Pour tout un ensemble de raisons liées à l’héritage du gaullisme, la France se trouve en situation particulière. Le mélange indépendance nationale/souveraineté nationale/force de frappe, le consensus qui existe en France sur le modèle ainsi choisi, expliquent qu’il n’y ait pas de remise en cause de la logique de la dissuasion nucléaire. Le consensus politique entraîne l’absence de débat. Les experts n’ont pas pu occasionner d’effets pervers ou dévastateurs sur l’opinion publique, car ces débats ont été moins nombreux en France que dans d’autres pays.
Deux choses se retrouvent simultanément. En premier lieu, on pourrait dire que, si la France n’est pas neutraliste au sens de l’Autriche ou de l’Europe du nord, c’est peut-être parce qu’elle a choisi une forme de neutralité armée. Elle n’est pas neutraliste parce qu’elle est potentiellement neutre. En deuxième lieu, si l’on parle des effets pervers de l’Otan sur les autres pays européens, il faudrait peut-être parler des effets pervers du gaullisme sur l’Allemagne à partir du moment où une certaine forme de gaullisme a traversé le Rhin. En outre, et c’est tout le mérite du général de Gaulle, il n’existe pas de crise d’identité nationale dans la mesure où nous avons une politique extérieure et un consensus renforcé, semble-t-il, par le projet politique des socialistes de constituer un modèle pour le monde.
Enfin, il n’existe pas d’anti-américanisme en France au sens où il existe dans les autres pays européens parce que l’anti-américanisme y est, à certains égards, une valeur d’État. Le phénomène majeur n’en demeure pas moins la remise en cause de la logique nucléaire. Si ce phénomène se développe dans les pays européens, il paraît difficile qu’à terme la France y échappe.
• Il est difficile d’avoir un avis absolu en ce qui concerne la spécificité de la position française. Toute réalité sociale et politique a toujours une part d’imprévisible. Toute société que l’on croit bien connaître peut enfanter des mouvements qui surprennent. Il faut donc s’attendre à tout, y compris à un grand mouvement pacifiste en France.
Ce mouvement ne correspondrait pas, cependant, à la logique des choses. Il y a effectivement ambiguïté sur le consensus si les Français se sont imaginé que la dissuasion nucléaire est le non-emploi. Cette ambiguïté est pourtant préférable à une autre. Il vaut mieux que le peuple français ait à peu près compris ce qu’est la dissuasion qui est tout de même la menace de l’emploi pour éviter le conflit, l’emploi étant l’échec de la dissuasion. Une part de ce consensus oppose des éléments ambigus : l’existence d’un sanctuaire privilégié qui pourrait nous conduire à un égoïsme vis-à-vis du reste de l’Europe. C’est évidemment une réaction normale de toute puissance nucléaire que d’être tentée par un égoïsme sacré, mais cet égoïsme fait partie de la dissuasion. Il n’est pas incompatible avec une notion de la dissuasion élargie ou de la sanctuarisation élargie. On sait où commence cet égoïsme mais on ignore où il finit. Les intérêts vitaux de la France peuvent conduire à vouloir sanctuariser au-delà de la frontière.
La gauche française a changé parce que ses traditions ne sont pas les mêmes que celles des autres gauches européennes. Dans les traditions de la gauche française, il y a le pacifisme classique, une tradition antimilitariste qui remonte à la Commune, une tradition du peuple en armes et une tradition atlantiste qui remonte à la guerre froide et qui a existé dans la SFIO. Enfin, il y a une tradition jauressienne, la grande tradition jacobine de la gauche française de Valmy à Hernu. Défendre la gauche, défendre le socialisme, c’est défendre le peuple, c’est défendre la France. Il y a là une grande tradition historique, incarnée par des hommes comme Jaurès et Léo Lagrange. C’est elle qui l’a emporté parce que le jacobinisme est certainement l’un des ciments de la culture française.
• Il y a un certain universalisme dans la conscience française qui ne doit pas tomber dans la vanité mais qui représente la liberté, la démocratie et la justice. C’est cela le civisme. Certes, il n’y a pas deux blocs, car les deux blocs ne sont pas de même nature, mais il y a deux superpuissances. Nous sommes dans le camp de l’une, mais nous n’acceptons pas tout ce qui s’y fait. Au nom des valeurs que nous portons, nous devons être plus exigeants sur le respect de la liberté et de la démocratie. Alors ce nouveau civisme repose sur notre histoire, sur le retour à cette tradition française de défense des principes. Il n’est pas naïf de défendre des principes, c’est même très difficile. Carter en a su quelque chose. Le cynisme ne mène à rien. Il faut avoir une certaine utopie pour avoir la force.
Les problèmes militaires
• Il est étonnant que, dans les facteurs du pacifisme allemand, on n’ait pas parlé de la renonciation de la RFA à l’arme nucléaire.
• La doctrine de la « réponse flexible » ou de la « riposte graduée » comporte un danger majeur, qu’à une attaque classique réponde une défense classique. Ceci signifie que l’on renonce à l’emploi en premier par les alliés de l’arme nucléaire. Il n’y a donc rien de nouveau dans les propositions de MM. McNamara et consorts, mais la confirmation d’une tendance qui était déjà la leur. Comme l’a déclaré le général Haig en réponse aux propositions de Brejnev : si on renonce à l’emploi en premier de l’arme nucléaire, on fait le jeu de ceux qui sont les plus forts dans le domaine classique, il n’y a plus de dissuasion. En dépit de tous les renseignements qu’on a pu nous donner sur le pacifisme aux États-Unis, nous ne devons pas nous montrer trop pessimistes dans ce domaine car, depuis vingt ans, nous entendons continuellement dire que les États-Unis vont lâcher l’Europe et, dans les faits, la situation ne s’est pas détériorée.
Pour l’Allemagne, il est possible qu’il se passe quelque chose de très différent. De toute façon, le concept d’un emploi exclusif des forces conventionnelles paraît très dangereux. Dans le combat moderne, les forces blindées manœuvrant de concert avec l’aviation ont une telle puissance qu’il est erroné de penser qu’une défensive pourrait tenir tête à un agresseur. Il faudra donc avoir recours à l’arme nucléaire, peut-être sous la forme de l’arme à neutrons, sinon l’adversaire l’emportera au premier choc.
• L’article des « quatre » dans Foreign Affairs est intéressant mais on ne voit pas quel est le phénomène nouveau qui leur fait soudain préconiser le « no first use ». La seule explication paraît être que l’opinion publique américaine ait brusquement découvert que l’atome peut tuer. Il n’en demeure pas moins qu’aucun des arguments avancés n’est propre à nous faire écarter le refus de ce « non-emploi en premier ». Résister par armes classiques au potentiel de l’Est en armes classiques exigerait à plus ou moins brève échéance l’institution en Occident d’un régime comparable à celui de l’Est, car on ne peut instituer le service de trois ans, ni dépasser un certain niveau de dépenses militaires dans un contexte de liberté et de concurrence. Pour reprendre l’expression de Juvénal : pour combattre, on perdrait les raisons du combat (5).
En second lieu, l’usage des armes classiques n’est manifestement qu’un temps du conflit. Ou bien il permet à un agresseur qui n’a pas atteint le point de non-retour de reculer quand il en est encore temps, ou bien on débouchera sur la guerre nucléaire dans laquelle on rentrera à reculons pour avoir cru qu’on l’éviterait.
L’énoncé de cette doctrine du « no first use » et ce qui a pu être dit du néo-isolationnisme américain obligent la France à faire un choix, et ce choix est le même qu’il y a quarante ans, c’est la résistance. Nous n’avons à regretter ni la CED ni le réarmement allemand, mais ce réarmement ne pouvait être autorisé, comme le pensait Gaston Palewski, qu’après une dernière tentative de négociation loyale avec l’Est, ce que légitimait la situation de l’époque. Trente ans après, la situation est inversée et on ne peut négocier sans avoir rééquilibré les forces. Alors que peut-on faire ? Il n’est pas à la mesure des moyens de notre pays de développer à la fois les moyens classiques et les moyens nucléaires. Il faut avoir le courage de développer ce que nous pouvons faire seuls, c’est-à-dire le nucléaire. Cela ne veut pas dire que nous abandonnions le reste, mais nous devons admettre que ce reste soit davantage développé par ceux qui ne peuvent faire ce que nous faisons dans le domaine nucléaire.
Nous entrons alors dans un système de complémentarité entre États européens. Ceci implique aussi que prenne fin la sotte jactance selon laquelle nous n’interviendrions jamais pour garantir le territoire d’autrui. Il y a une évidente contradiction entre l’appel que nous lançons périodiquement à une meilleure conscience européenne de la part des uns et des autres et nos déclarations que nos sentiments européens ne vont pas jusqu’à considérer que nous n’ayons pas d’intérêts vitaux chez nos voisins.
• Il n’est pas évident que le monde soviétique soit satanique et le pire n’est pas toujours certain. Une « volonté de paix de l’URSS » (entre guillemets) est possible car seuls les démons veulent la guerre pour la guerre. Le problème commence quand il s’agit de savoir ce que l’on veut faire, fut-ce au prix de la guerre. Les Soviétiques peuvent évoluer vers une radicalisation, un durcissement. Ils peuvent, au contraire, se modérer et nous ne pouvons pas renoncer à cette perspective. Notre chance est d’avoir aujourd’hui une défense assez forte, un équilibre de forces qui existent avant la négociation et on peut envisager celle-ci sur la base de cet équilibre. Ceci n’exclut pas que l’on envisage qu’il n’y ait pas de fusée en Europe qui puissent être déclenchées sans le consentement de l’un ou de l’autre des pays de l’Europe de l’Ouest, mais nous n’en sommes pas là. Avant la négociation, il faut se renforcer. Si nous y manquions, ce serait un encouragement à une sorte d’isolationnisme américain qui marquerait le début d’une escalade vers une capitulation unilatérale.
• Nous devons effectivement rejeter le « no first use » mais ce n’est pas pour retrouver le « flexible response », ce qui est le cas quand on nous dit qu’il va falloir se battre conventionnellement pendant quelque temps, bien qu’on ait souligné que, dans ce cas, l’attaque a toujours le pas sur la défense. Si on emploie d’entrée de jeu, tout de suite, la formidable puissance de l’arme nucléaire tactique, et principalement de l’arme à neutrons, si on exploite l’effroyable vulnérabilité des forces terrestres en offensive à découvert, alors il ne sera pas nécessaire de lever de gros bataillons, la dissuasion sera établie sur la défense plutôt que sur la terreur et le massacre des populations civiles. Si les jeunes du monde entier ont l’attitude que l’on voit vis-à-vis de l’armement nucléaire, c’est que l’on prévoit pour lui un sale travail stratégique. Il est vrai qu’au début on ne pouvait pas faire autre chose que la terreur mais il en sera très différemment d’ici dix ou vingt ans. On pourra faire de la défense appliquée à la menace militaire et non plus de la terreur menaçant la civilisation. Les jeunes peuvent, à bon droit, se demander comment leurs aînés ont pu concevoir la défense avec des moyens propres à exterminer l’espèce. Aujourd’hui on peut faire mieux avec la défense tactique, la défense antimissile. La technologie permet aujourd’hui de repenser l’ensemble du problème pour fonder la sécurité sur autre chose que la terreur.
• Sur le problème des forces classiques, il y a un large accord sur le fait qu’il n’y a pas de défense française sans des forces classiques capables de signifier à l’adversaire la détermination d’avoir recours au nucléaire au cas où cet adversaire manifesterait sa volonté d’agression par des moyens classiques. Nous sommes tous d’accord sur le concept du test et les difficultés commencent quand on s’en éloigne. On en arrive à la bataille de l’avant, à toute une série de choses qui confortent une certaine conception des forces classiques. Si on en reste à un lien très strict entre forces classiques et concept de dissuasion, y compris dans une optique de dissuasion élargie, tout le monde peut s’accorder, mais il y a les contraintes budgétaires et on peut se demander si dans les prochaines années on ne sera pas obligé à se poser des problèmes de choix en raison de ces contraintes.
• Nous avons effectivement abordé à nouveau le problème de la défense classique, mais on ne peut pas tout faire pour des raisons budgétaires. Il faut choisir et réaliser une certaine cohérence des forces, avoir des forces nucléaires et des forces conventionnelles qui forment un ensemble. En Europe, c’est plutôt à ceux qui ne font pas l’effort nucléaire qu’il appartient de fournir un effort conventionnel un peu compensatoire. On peut craindre pourtant de voir diminuer ces forces conventionnelles. Pour mener de front les deux catégories de forces, il faudrait que nos crédits de défense augmentent pendant encore six ou sept ans.
• Il a été plusieurs fois fait allusion au Livre blanc de 1972. Il n’y a rien eu de publié depuis mais les choses ont évolué. De hautes autorités ont pris position et il y a eu le préambule de la loi de programmation qui est un exposé très clair de nos concepts de défense, marquant un certain nombre d’inflexions par rapport au Livre blanc. En 1976, le Chef d’état-major des armées avait d’ailleurs déclaré qu’en cas d’agression en Europe, nous serions aux côtés de nos alliés avec tous nos moyens. On aurait pu refaire un nouveau Livre blanc, mais un certain nombre d’affaires nous en ont empêchés et maintenant on peut le regretter quand on voit faire référence à ce Livre blanc de 1972 dont certaines parties sont toujours valables mais dont d’autres, sur de nombreux points, ne correspondent plus aux concepts de défense actuels.
Ce que l’on peut dire, c’est qu’il existe une planification avec nos alliés prévoyant notre participation à la bataille de l’avant sous forme d’une contre-attaque car, de toute évidence, nous sommes en deuxième échelon. Il n’est donc pas question de prendre un créneau, parce qu’un créneau représente un engagement a priori et nous devons garder notre liberté de décision du moment et du lieu d’engagement de la Ire Armée. D’ailleurs il faudrait entretenir et soutenir un créneau, ce qui serait assez difficile pour nous. Une des raisons de la création du 3e Corps d’armée est d’éviter le choix dramatique auquel on est confronté quand on n’a qu’une seule bille et qu’il faut décider où on va la lancer. Si on lance la Ire Armée en position centrale, en couverture de notre territoire, on peut conserver un corps d’armée en couverture face au nord.
Il ne faut pas non plus séparer l’ultime avertissement du corps de bataille. Ce dernier inclut organiquement les moyens nucléaires et on ne peut les séparer. Il y a un mélange intime entre forces classiques et armes nucléaires tactiques. Si on séparait l’avertissement de l’action du corps de bataille, le seul moyen pour lancer cet avertissement serait l’aviation. Imaginons que les forces françaises soient engagées au côté des alliés et qu’apparaisse une nouvelle menace dans le secteur nord, il serait difficile d’envoyer des avions avec des armements nucléaires tactiques. Il y a d’abord une raison de contrôle gouvernemental, car on enverrait les avions en assaut découvert ce qu’accepterait difficilement une autorité politique. Ensuite on trouvera des colonnes ennemies ayant enfoncé les lignes de résistance de l’Otan et se déplaçant sur des routes, or l’efficacité des armes nucléaires sur des convois routiers est très limitée. Attaquer le terrain ? Dans ce secteur les ponts sont dans des villes et on ne peut mettre en péril les populations alliées.
• Il a été dit que la doctrine de l’Alliance ne prévoyait pas l’emploi de l’arme nucléaire, c’est inexact. L’Alliance prévoit d’avoir une riposte adaptée mais d’employer l’arme nucléaire dès qu’il n’est plus possible de se défendre par les moyens classiques. Il n’est probablement pas possible d’équilibrer les forces classiques de l’Union soviétique et nous y perdrions en valeur. Ce qui est possible, c’est de voir l’ensemble de l’Occident présenter aux Soviétiques une cohésion de forces classiques telle qu’ils sachent que l’affaire ne sera pas une promenade militaire, d’autant qu’elle engagerait un processus dont on ne sait pas où il débouche.
Il a été dit qu’on ne peut pas tout faire et que l’on va effectuer des choix. Si nous partons de cette idée, nous glisserons vers une situation où nous ne serons plus dans le tableau et la situation générale en Europe en sera profondément dégradée. Il ne faut donc pas se résigner à faire des choix et il faut affirmer que la défense est une priorité absolue. Si on diminue nos forces classiques, elles ne pourront plus jouer leur rôle de réserve générale. Alors, par qui sera donné le dernier avertissement ? C’est un problème politique puisqu’il s’agit de donner un message à l’adversaire, et dans ce cas le geste politique est beaucoup plus important que le geste militaire. Ne pouvons-nous donner cet avertissement que par le corps de bataille ? C’est un problème technique, mais si nous ne pouvons donner cet ultime avertissement qu’une fois le conflit engagé, alors que les forces soviétiques ne seraient plus qu’à 150 kilomètres de notre territoire (6), alors la bataille sera déjà perdue. Il serait donc nécessaire de donner l’ultime avertissement indépendamment des opérations du corps de bataille.
• Un renforcement des forces classiques a des limites pour les pays européens et une course aux armements risque d’être perdue d’avance. Mais au cas où nous restreindrions nos armements conventionnels, on risque de descendre au-dessous d’un seuil de crédibilité qui atteindrait la vraisemblance de l’ensemble de notre dissuasion puisque les forces conventionnelles sont également un élément de la dissuasion.
• La clé du problème est dans l’appréciation que nous faisons, les uns et les autres, de la véritable nature du pouvoir en Union soviétique. Si la nature de ce pouvoir est essentiellement agressive, il est évident que toutes les forces morales de notre société devraient être tendues pour créer le climat nécessaire pour nous défendre. Ceci n’exclut pas, bien sûr, que nous poursuivions des négociations avec les Soviétiques sur tel ou tel point et que des détentes interviennent comme autant d’armistices dans la guerre qui est menée contre nous. Dans la mesure où les choses sont ainsi, il est évident que les obligations de défense devraient être absolument prioritaires sur le plan matériel dans une société qui serait réellement animée d’une volonté de défense. Dans ce cas, il serait possible de développer simultanément nos forces nucléaires et nos forces conventionnelles, ce qui est utopique à l’heure actuelle. En revanche, il est certain qu’il ne sert à rien de parler d’extension de la sanctuarisation de notre propre territoire si la progression de nos armements nucléaires est arrêtée et si nos troupes stationnées en Allemagne ne doivent participer à aucune bataille.
C’est pourquoi, pour manifester notre détermination, il faudrait que les forces françaises stationnées en Allemagne participent à la défense d’un créneau à la frontière tchécoslovaque, tout ceci n’ayant qu’une valeur symbolique dans la mesure où il s’agit d’influencer une guerre psychologique qui se livre en Allemagne.
La volonté de défense
• Il faut dépasser la notion de pacifisme pour se poser la question de savoir s’il existe une motivation de défense. On ne peut pas manquer d’être frappé par la concordance des événements qui se sont passés dans des pays différents, dont les passés historiques sont différents, mais qui sécrètent des phénomènes très voisins. Ce sont les phénomènes de société, ce que nous devons savoir quand on pose le problème de la volonté de défense. Il ne se pose pas dans les mêmes termes en Union soviétique et dans les pays satellites, mais il se pose en termes originaux dans chaque pays en raison de l’état d’avancement de nos sociétés où il y a une très grande tendance à la globalisation économique et culturelle, où l’on peut dire qu’il n’existe plus de frontières géographiques, juridiques, politiques et culturelles. Il en résulte que l’ensemble à défendre est devenu extrêmement imprécis. À cela il faut ajouter le développement des communications qui efface les valeurs et mobilise l’opinion sur des thèmes souvent erronés qui suscitent des craintes, voire des paniques.
Nous avons affaire, de plus, à des sociétés démocratiques qui privilégient l’immédiat, ce qui est commode, et qui ne sont pas prêtes aux sacrifices. Toutes ces caractéristiques se retrouvent aussi bien aux États-Unis que dans nos sociétés européennes, et il est difficile de voir comment la France peut y échapper. Il faut donc reconstruire le concept de défense en fonction de la société dans laquelle on vit. Dans une société très urbanisée et très industrialisée où l’amour de la terre n’existe plus, les réactions doivent être différentes de celles que l’on avait dans nos anciennes sociétés dont la base était essentiellement rurale. C’est ce qu’a fait l’adversaire, car les manifestations qui se sont produites sont aussi le fruit d’une désinformation assurée par lui.
Une réflexion sur la défense est d’abord une réflexion sur les vulnérabilités de nos sociétés. Cette réflexion n’est pas suffisante, et nous nous laissons bercer par des concepts qui sont largement périmés. L’opinion n’est pas suffisamment informée. Il y a également le problème de l’identité. On ne peut pas défendre quelque chose qu’on n’a pas personnellement défini, à laquelle on n’est pas attaché. Nos démocraties ont tellement perdu leur identité qu’elles n’ont même plus le respect d’elles-mêmes. Or, comment un édifice int