Le montage
L’Académie Française, en couronnant Fort Saganne en 1980, a froissé nombre de militaires (cf. revue Défense Nationale, juillet 1981). Elle se rattrape aujourd’hui, en décernant son Grand Prix du roman au Montage de Vladimir Volkoff. L’illustre compagnie distingue là, en effet, un auteur fort proche de notre armée et sur lequel nous avions attiré l’attention de nos camarades (cf. revue Défense Nationale, février et octobre 1981). Elle fait preuve, de surcroît, d’une bien louable indépendance d’esprit. Le montage étant, plus encore que Le Retournements le fait d’un auteur politiquement engagé, et dans une direction où les « intellectuels » ne se précipitent point.
Le Montage nous emmène, à nouveau, dans l’univers des services spéciaux. Mais cette fois, il nous en donne à voir la face cachée, livide et glacée : c’est au sein même du KGB (Comité pour la sécurité de l’État) soviétique que nous sommes placés. L’humour n’est certes pas absent de ce nouveau roman, mais le sombre destin du héros – fut-il mérité – ne prête pas à rire. Aleksandre Dmitritch Psar, émigré passé à la solde du Guébé (KGB), est devenu « agent d’influence » par amour de la terre de ses ancêtres : il ne la reverra que menottes aux mains. Berné par ses sinistres employeurs, il est, à la dernière page du livre, promis à un sort final qu’on n’imagine pas sans un frisson d’horreur.
Il ne serait pas convenable de résumer une histoire dont les rebondissements inattendus font la trame. Qu’on sache cependant qu’on y trouvera maints personnages pittoresques, tel le colonel-général Mohammed Mohammedovitch Abdoulrakhmanov, « homme monumental » au crâne en pain de sucre, surnommé Stalagmite « non seulement à cause de cet étirement en hauteur, mais aussi parce qu’il avait plutôt l’air d’un phénomène naturel que d’un être humain ». Abdoulrakhmanov appartient au consistoire des « Conceptuels », directeurs occultes du Guébé heureusement baptisés « Chapeaux-Cachettes » par les jeunes camarades – auxquels on n’aurait pas prêté tant d’esprit.
Autre personnage fascinant, le dissident Kournossov, dont l’exportation par les Soviétiques se révélera une erreur : la pureté naïve de Kournossov, sa foi en la puissance de la vérité suggèrent ce qui est sans doute la seule voie efficace de résistance intérieure en URSS, voie héroïque qu’avait esquissée, avant Volkoff, le Roumain Petru Dumitriu (Incognito, Le Seuil, 1962).
Le livre est un roman d’espionnage, mais Volkoff ne se laisse pas enfermer dans un genre aussi étroit. La mort de Mohammed Mohammedovitch lui est l’occasion de poser, avec discrétion, le grand problème : dans l’homo sovieticus, l’esprit subsiste-t-il encore ? Une messe « moderne » dans une église de village permet à l’auteur, nostalgique des fastes orthodoxes, de marquer son mépris des liturgies postconciliaires dont l’affligeante pauvreté met paradoxalement en valeur l’acte culminant du saint sacrifice : « Il avait toujours reproché à Dieu d’abandonner les siens, mais ici Dieu avait l’air de s’abandonner lui-même et pourtant de se retrouver, de manière proprement miraculeuse, d’autant plus reconnaissable que déshonoré ».
La Sainte Russie et son ancien régime habitent Volkoff. Il excelle à en faire revivre les charmes. Ainsi de la datcha du bord de l’eau, où meurt paisiblement Abdoulrakhmanov : la véranda avance ses pilotis sur le lac lisse rougi de crépuscule, où claque, parfois, le saut d’un poisson. Ainsi des amours nordiques et évanescents d’Helena Vladimirovna von Engel et du père du héros. Dmitri Aleksandrovitch : « Aucune promesse n’avait été échangée – cela n’eut pas été convenable – mais il y avait eu un certain serrement de main dans le jardin d’hiver des princes CHTCH ». Et c’est ce même Dmitri qui considère la liberté de l’œil hautain du seigneur russe : « Il descendait d’une lignée d’hommes qui avaient mis toute leur gloire à servir : être libre leur apparaissait comme un idéal d’esclave ».
On voit que Volkoff n’est pas à la mode. Résolument antisoviétique, il n’est pas tendre non plus pour notre actuel pouvoir. En témoigne cette cruauté : « Monter plus haut ? Pas question. Il avait de l’humour, et l’humour est rédhibitoire dans l’administration. Surtout quand la gauche est au pouvoir ». Et le petit fonctionnaire de police de conclure : « Je ne serai jamais sous-directeur, parce que je trouve tout marrant ».
On pourrait multiplier les citations propres à mettre en rage l’intelligentsia et à provoquer l’insulte, comme on l’a vu à une récente émission d’Apostrophes. C’est que l’auteur défend une thèse : celle de la décadence de notre Occident, exploitée et accélérée par l’URSS et ses alliés « objectifs ». Il sait de quoi il parle et veut être entendu. C’est sans doute ce qui lui a fait écrire, cette fois-ci, un roman plus facile que les précédents. Le Montage devrait toucher un plus large public. Le choix courageux de l’Académie y aidera. ♦