Défense en France - Réflexions sur une démission et quelques projets de réorganisation
Il importe peu de connaître les péripéties de la démission du général Jean Delaunay. Le fait important qui demeure est son désaccord avec le cadre financier et les grandes lignes du projet de programmation militaire 1984-1988 qui était envisagé pour l’Armée de terre.
Cette décision met-elle un point final à l’affaire qui avait pris naissance à l’automne dernier lorsque fut révélé par le quotidien Le Matin un certain nombre de documents confidentiels concernant les projets de programmation ? Ces projets, aujourd’hui couverts par un secret rigoureux, ont-ils évolué depuis cette époque ? Grâce aux révélations faites par notre confrère les 6 et 7 décembre derniers, on sait que le 30 juillet 1982, M. Charles Hernu, ministre de la Défense, avait signé une directive pour préciser les bases financières approuvées en conseil de défense sur lesquelles devraient être entrepris les travaux de la programmation militaire : maintenir à 3,895 % (en fait le budget 1983 pour la Défense a atteint 3,91 % et l’on pense que les budgets à venir bénéficieront au moins de ce pourcentage) le prélèvement sur le produit intérieur brut marchand, la croissance annuelle de celui-ci étant évaluée à 2 %. Il précisait alors que cette enveloppe avait un caractère absolument impératif. Le Matin publiait également les rapports en retour des autres chefs d’état-major, Marine et Armée de l’air.
Le chef d’état-major de l’Armée de terre déplorait la régression à 26,5 % de la part des crédits de défense allouée à son armée, alors que la précédente Loi de programmation 1976-1982 leur avait accordé 27,9 % et il exprimait sa crainte que ces projets ne laissent « l’Armée de terre diminuée dans ses effectifs, affaiblie dans ses structures, vieillie dans ses équipements et atteinte dans son moral ». Pourtant, dans un éditorial publié dans Terre Information et largement diffusé, il engageait ses cadres « à garder leur sang-froid ». Par ailleurs, un projet de nouveau modèle d’armée était révélé par Le Monde du 7 décembre 1982 comme ayant fait l’objet d’un exposé en conseil supérieur de l’Armée de terre, par M. Charles Hernu, le 25 novembre 1982. Ce projet ne manque pas d’intérêt (il a été abondamment commenté par un long article de Jacques Isnard publié dans Le Monde du 16 décembre 1982) en raison de son modernisme et en particulier de la puissance de feu et de la mobilité qu’il vise à conférer au corps de bataille. Il prévoit en effet :
– un groupement de missiles Hadès dont l’emploi, après autorisation préalable et sous contrôle du chef de l’État, serait confié au chef d’état-major des armées ; grâce à la portée de ce nouveau système d’armes (350 kilomètres), ce groupement serait en mesure d’intervenir comme l’a souligné le président de la République lors de la présentation faite devant lui par l’Armée de terre au camp de Canjuers le 15 octobre1982, bien au-delà des frontières allemandes. Cette portée accrue lui permettrait de ne pas être lié à la manœuvre des corps d’armée.
– un grand commandement des Forces d’action et d’assistance rapide (FAAR) regroupant les unités de parachutistes et aéroportées, et comprenant plusieurs régiments d’hélicoptères antichars appelés à être dotés d’un nouvel appareil pour la construction duquel la coopération alliée sera recherchée. Les FAAR comprendraient également une division de cavalerie légère blindée (dont l’amorce existe d’ailleurs avec la 31e Brigade – Marseille, Fréjus, Corse – qui a vocation d’action extérieure avec ses éléments blindés) ; ce commandement fournirait ainsi les moyens d’une réaction immédiate d’une certaine puissance soit outre-mer soit sur le continent au profit de la manœuvre du corps de bataille.
– un corps de bataille destiné à agir soit comme réserve de l’Otan soit de façon autonome en avant de nos frontières, et formé de deux corps d’armée à six divisions blindées et trois divisions d’infanterie.
L’ordre du jour n° 1 du général René Imbot, successeur du général Delaunay, publié dans Terre Information du 10 mars 1983 souligne la continuité de la politique de défense et la modernisation projetée de ses moyens. Après avoir rendu hommage à son prédécesseur, le nouveau chef d’état-major de l’Armée de terre écrit : « Vous savez que toute politique militaire implique des choix. Le choix fait par notre pays est clair aujourd’hui comme il l’était hier. Prenant le commandement de l’Armée de terre, je l’exercerai rigoureusement fidèle à ce choix ».
« La défense de notre pays est fondée, je le rappelle, sur une dissuasion globale. Notre armée de terre – et singulièrement notre corps de bataille – en constituent un élément essentiel, ils continueront à l’être ».
« Nos forces d’assistance rapide aujourd’hui à la pointe de l’action verront leur importance s’accroître et leur rôle s’accentuer ».
« Les mesures de réorganisation qui en découleront auront pour effet d’accroître l’efficacité de l’instrument au détriment des frais de fonctionnement. En tout état de cause, elles ne s’accompagneront à aucun moment du moindre dégagement des cadres, officiers, sous-officiers et militaires du rang de l’Armée de terre, vous devez m’entendre, je vous l’affirme solennellement ».
Cette affirmation est de nature à dissiper dans l’esprit des cadres toute inquiétude quant à leur sort, sinon quant à leurs perspectives de carrière. Elle n’en pose pas moins indirectement la question de savoir quelles économies pourront être dégagées du fait de cette réorganisation. Dans l’Armée de terre, il est impensable que la réduction du volume porte sur les soutiens FNS (Forces nucléaires stratégiques), sur les unités de Pluton aujourd’hui (de Hades demain), ni sur les forces outre-mer, car le « prépositionnement » que représentent nos garnisons est un des postulats de notre action extérieure, non plus que sur les éléments soutenant les recherches et les centres d’essai. II est donc vraisemblable qu’elle portera sur les forces du corps de bataille, les organes de formation, une partie des soutiens (c’est-à-dire les éléments intendance, santé, matériel, etc.), et de l’administration centrale. Mais c’est surtout le premier de ces programmes qui constituera le gros morceau.
De plus, l’économie qui pourra être pratiquée ne proviendra pas des rémunérations et charges sociales (RCS) dont la plus grande partie va aux personnels d’activé tandis que, pour une tranche de 30 000 sujets « moyens » du contingent, ces RCS se monteraient à peine à 200 millions de francs.
Il reste alors les économies incidentes de cette réduction sur les chapitres « vie courante » et « activité ». Pour les programmes que nous avons cités et qui seront vraisemblablement affectés par les réductions d’effectifs, ces deux chapitres représenteraient dans le budget 1983 respectivement 5,87 milliards de francs (MMF) et 5,03 MMF pour un peu moins de 300 000 hommes. Une réduction d’un dixième économiserait donc en principe de l’ordre de 1 MMF. La somme est certes importante et permet, si elle est reportée sur le Titre V (équipement), de corriger en partie le déséquilibre dont celui-ci souffre par rapport aux frais de fonctionnement, mais on peut douter que ceci suffise à insuffler aux investissements (Titre V) les sommes considérables qui sont nécessaires à la modernisation du corps de bataille et des forces nucléaires, à moins que les réductions ne soient beaucoup plus considérables que celles que nous venons de citer, et qu’elles ne proviennent par exemple d’une réduction significative de la durée du service national liée à une réorganisation profonde de la défense intérieure et du système des réserves. Le « volontariat service long » destiné à parer à la difficulté que poserait alors le recrutement des officiers et sous-officiers de réserve ne serait-il pas l’amorce de cette réforme dont il ne faut pas oublier qu’elle reste l’une des promesses faites en 1981, par le candidat élu depuis à la présidence de la République ?
Si on ne modifie pas la durée du service national et si, comme le dit le ministre de la Défense, on s’attache plus à son contenu qu’à sa durée, les problèmes que pose l’évolution de nos forces, celui de leur modernisation assorti d’une réorganisation de leurs structures et celui de leur coût (coût d’investissement d’abord, de fonctionnement ensuite) ne peuvent trouver qu’une solution très partielle dans une réduction des effectifs. Celle-ci, en effet, dans un système où le service militaire est payé au moindre prix, trouve vite sa limite, à moins de consentir à un déséquilibre entre les principaux éléments du système : forces nucléaires, corps de bataille (y compris sa composante « forces d’action rapide »), forces de couverture. Mais, même à ce prix, il n’y a pas de solution-miracle qui ferait d’une réorganisation le moyen de financement d’une modernisation. Chaque réorganisation, si intelligente soit-elle – et dans ce cas il faut l’assumer comme un progrès – ne dispensera pas d’un effort financier.
En ces jours où notre économie vient de prendre un nouveau départ, l’avenir de notre défense est plus que jamais lié au sort de notre monnaie, c’est-à-dire à notre travail patient, à notre épargne, à notre capacité de coopérer avec nos alliés, en un mot à notre civisme. Dans ces domaines, il n’y a pas de « sanctuaire » où nous puissions nous endormir… ♦