Défense dans le monde - Négociations FNI (Forces nucléaires à portée intermédiaire) : quel accord pour quel enjeu ?
Interrompues le 29 mars 1983 pour sept semaines, les négociations de Genève sur les missiles à portée intermédiaire (ou forces nucléaires intermédiaires, FNI) n’ont guère progressé, malgré la dernière proposition du président Ronald Reagan, communiquée à l’interlocuteur soviétique le jour même de la séparation des deux délégations.
Intervenant quelques mois après la proposition Andropov – bannissement total des Pershing II et GLCM (Ground Launched Cruise Missile : missile de croisière lancé de terre) en échange de la réduction du nombre des SS-20 à un niveau équivalent à celui des missiles français et britanniques – ce nouveau plan américain, soutenu par les alliés européens, prévoit le déploiement d’un nombre limité de missiles dans chacun des deux camps, tout en conservant l’option « zéro-zéro » comme objectif final. En oubliant quelque peu les déclarations qui, pour certaines, prétendent infléchir les négociations de Genève à travers les opinions occidentales, européennes et américaines, pour d’autres à rendre simplement possible le déploiement des Pershing II et des GLCM, on peut s’interroger sur l’enjeu réel des pourparlers en cours et sur la possibilité d’un accord.
En 1977, l’Union soviétique a déployé ses premiers SS-20, présentés comme une simple modernisation car destinés à remplacer les vieux SS-4 et SS-5, mais ressentis par l’Occident comme une menace nouvelle en raison de leurs capacités antiforces ; c’est en fait l’un et l’autre à la fois, modernisation, bien sûr, mais aussi menace nouvelle, si l’on admet celle-ci d’ordre essentiellement psychologique et politique. La portée des SS-20 n’est pas significativement supérieure à celle des SS-5 qui, il est vrai, n’ont jamais été déployés qu’en nombre limité ; en outre si leur précision leur confère des capacités antiforces, les SS-11 et plus encore les SS-19, appartenant aux systèmes centraux soviétiques, continuent à être mieux adaptés pour détruire des objectifs durcis, silos, PC (Postes de commandement) enterrés, dépôts de munitions nucléaires fortement protégés.
Par contre, les SS-20, uniquement déployés en Union soviétique, s’ils peuvent à partir de leurs bases atteindre tout objectif situé en Europe, sont incapables de frapper le sol des États-Unis. Désormais soumise à une menace qui lui est propre, l’Europe fait l’objet d’une pression politique accrue, en même temps qu’apparaît l’idée d’un découplage qui fait prendre conscience aux Européens des limites du parapluie nucléaire américain.
La dissuasion se situe dans une perspective de non-emploi ; il suffit pour qu’elle s’exerce que l’adversaire sache bien que le développement mal contrôlé d’une crise comporte le risque de le placer, le premier, devant des choix impossibles, ce qui le conduirait à la défaite, sans d’ailleurs que son adversaire soit nécessairement vainqueur.
Ainsi dans le schéma de la dissuasion, celui qui est en position de faiblesse politique pour gérer une crise est celui qui le premier en serait réduit à des choix difficiles : le recours en premier à l’arme nucléaire, le recours en premier aux systèmes centraux.
Actuellement l’Occident semble bien occuper cette place inconfortable : la supériorité du Pacte de Varsovie en forces classiques conduirait en effet très vite l’Otan à faire appel à l’arme nucléaire tactique, et, en cas d’emploi des SS-20, les États-Unis auraient à choisir entre l’abandon de l’Europe ou le recours à leurs systèmes centraux dont font d’ailleurs partie les Poseidon mis à la disposition de l’Otan.
Le déploiement des Pershing II et des GLCM inverserait en partie la situation à l’avantage de l’Occident. S’ils ne peuvent influer sur le raisonnement dissuasif qui conduirait à l’utilisation de l’arme nucléaire tactique, ils retirent par contre aux SS-20 une partie de leur crédibilité et donc de leur pouvoir de pression politique : l’Union soviétique saurait alors qu’en faisant monter les enchères jusqu’à l’emploi des SS-20, elle pourrait s’exposer à une riposte des Pershing II et des GLCM qui, armes américaines mises en œuvre par des unités américaines mais implantées hors des États-Unis, ont la capacité d’atteindre des objectifs sur le sol même de l’Union soviétique. Leurs caractéristiques techniques leur permettent en outre de détruire une partie des systèmes centraux soviétiques ou des moyens participant à leur mise en œuvre. L’Union soviétique se trouverait alors confrontée à un dilemme, accepter sa désanctuarisation, reconnaissant par là sa défaite, ou prendre l’initiative d’engager la première ses systèmes centraux alors que leur efficacité aurait été réduite par le tir des Pershing II et des GLCM.
Ainsi, le déploiement des Pershing II et des GLCM est bien de nature à rétablir le couplage entre moyens de l’Otan et systèmes centraux américains, non pas d’une façon physique mais en déplaçant des États-Unis vers l’Union soviétique l’un des choix impossibles. C’est cela que l’Union soviétique ne veut pas accepter et c’est là que réside l’enjeu réel des négociations de Genève : les Occidentaux ont intérêt à déployer un nombre même réduit de Pershing II et de GLCM, même si ce déploiement devait entraîner une augmentation du nombre de SS-20 capables d’atteindre l’Europe : l’Union soviétique doit tout faire pour que les Pershing II et les GLCM ne soient pas déployés, d’une part en encourageant le développement en Europe et en Amérique des tendances neutralistes et isolationnistes et d’autre part, dans le cours des négociations, en acceptant si nécessaire le retrait et le démantèlement d’une partie de ses SS-20.
Ainsi, s’il doit y avoir accord à Genève, on peut penser qu’il ne pourra pas avoir lieu avant l’automne 1983 ni même avant le début du déploiement des Pershing II et des GLCM. L’Union soviétique, dans une perspective d’accord, tentera de conserver le nombre de SS-20 qu’elle considère nécessaire pour neutraliser les forces de l’Alliance atlantique. On peut situer ce nombre entre 150 et 170 ; il correspond aux 171 SS-20 qui étaient opérationnels face à l’Europe lors de la première proposition de gel faite par M. Léonid Brejnev en février 1981, et aux 162 plus récemment avancés par Andropov ; l’Union soviétique aurait, ce faisant, la capacité de détruire quelques 400 objectifs militaires situés en Europe, « seuil d’intimidation » apparemment retenu.
Certains ont pu se demander si l’option « zéro-zéro » servait les intérêts de l’Occident, et si l’Union soviétique n’aurait pas dû l’accepter immédiatement. Ce n’est peut-être qu’une option inacceptable pour les uns et pour les autres, propre seulement à frapper les opinions occidentales qui confondent naïvement diminution des risques de guerre et réduction des arsenaux nucléaires. ♦