La guerre chimique et bactériologique : le sort d’une interdiction
L’interdiction étudiée par Ricardo Frailé, docteur en droit, secrétaire général du Centre d’études et de recherche sur le désarmement de l’université de Paris II, est celle qui résulte du Protocole de Genève de juin 1925, par lequel les puissances contractantes s’interdisent « l’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires, ainsi que tous liquides, matières ou procédés analogues », et étendent cette interdiction « aux moyens de guerre bactériologique ».
Cet ouvrage commence par une brève introduction qui met en évidence la gravité croissante des menaces. Aux gaz asphyxiants et vésicants, apparus durant la Première Guerre mondiale à partir de 1915, ont succédé les cyanures hémotoxiques, les organo-phosphorés neurotoxiques découverts en 1936, puis les toxines, sous-produits de la croissance bactérienne. Les agents biologiques et chimiques présentent pour l’agresseur « l’avantage » de tuer sans détruire. Ils frappent les populations civiles. L’impact psychologique de l’éventualité de leur emploi est si considérable qu’il peut constituer un « tabou » dissuasif aussi bien qu’une incitation à en faire usage ou à en menacer.
Le Protocole de 1925 s’est inséré dans un processus normal faisant suite à la Première conférence de La Haye de 1899 et aux divers traités de paix qui avaient mis fin à la guerre et confirmé la prohibition de l’emploi de ces moyens par les signataires. Signé à l’occasion d’une conférence sur le commerce international des armes – et non point sur l’emploi – il se présente comme un compromis de circonstance. Rien n’est prévu concernant la constatation ou la sanction des infractions. Une disparité entre les deux textes de référence en anglais et en français (other correspondant à similaires) conduit à des interprétations différentes : les lacrymogènes et les herbicides, s’ils sont « autres », ne sont certainement pas « similaires » aux toxiques généraux gravement dangereux et mortels. Ils sont de plus fréquemment utilisés en temps de paix, alors que le protocole traite de l’emploi « à la guerre ».
M. Frailé, en juriste compétent, traite essentiellement des difficultés et contestations que les ratifications et l’application du protocole ont rencontrées sur le plan juridique. Jusqu’à ce jour, 102 États ont ratifié ce protocole, mais un grand nombre l’a assorti de réserves, analogues d’ailleurs à celles de la France, constituée dépositaire du protocole : celui-ci n’engage que vis-à-vis des pays adhérents et cesse de plein droit à l’égard de tout État ennemi qui ne respecterait pas ces interdictions.
L’application, constate M. Frailé, a rencontré des interprétations restrictives ou extensives – lacrymogènes et herbicides – et a souffert des violations supposées, dénoncées, alléguées, exploitées, mais difficilement constatées et jamais vérifiées, à tout le moins de façon juridiquement valable : Éthiopie (1935), Chine (1937-1938), Corée (1951), Yémen (1962-1967), Angola (1974), dont les cas sont longuement étudiés. Les éventualités récentes d’emploi en Asie du Sud-Est ne sont que citées. De même, la Convention de 1972 interdisant la fabrication, la possession et le transfert d’agents bactériologiques et de toxines n’entre pas dans le cadre de l’étude.
Dans son introduction, M. Frailé fait état de la familiarisation des troupes soviétiques avec l’ambiance chimique dans les exercices. L’estimation faite par les États-Unis de l’importance des stocks d’armes de l’URSS les a conduits à reprendre des fabrications abandonnées depuis plus de dix ans. La crainte pour l’avenir de l’emploi des armes chimiques et bactériologiques est ainsi rendue plausible. Cependant, en dépit des imperfections et des violations du Protocole de Genève de 1925, M. Frailé considère que l’interdiction a joué un rôle contraignant, et il ne conclut pas d’une façon totalement pessimiste : « Il est permis d’espérer que la crainte des armes biologiques et chimiques, l’opprobre les entourant, et la norme juridique les proscrivant, puissent détourner les nations du recours à de telles méthodes de guerre ».
Confronté à cette conclusion, le lecteur profane qui aura pu éprouver quelque peine à suivre les argumentations juridiques très documentées de M. Frailé se souviendront peut-être de deux apparentes contradictions rencontrées dans ce livre. En 1943, le principal motif ayant dissuadé l’Allemagne d’Hitler, signataire du Protocole, de violer son engagement – sous réserve que les chambres à gaz ne soient pas considérées comme des violations – fut sans doute la menace solennellement prononcée par le président Roosevelt des États-Unis non-adhérents au protocole, de lancer – en cas d’emploi par l’une des puissances de l’Axe de ces armes barbares et inhumaines – des représailles immédiates et au plus haut degré contre les dépôts de munitions, les ports et les objectifs militaires sur tout le territoire de l’État ayant perpétré ce crime.
À la sentence d’espoir de Louis Pasteur : « Un jour viendra où la guerre tuera la guerre grâce au progrès scientifique permettant des dévastations si considérables que tout conflit deviendra impossible », répond le constat sceptique de Gaston Bouthoul, le créateur de la polémologie : « Aussitôt l’effet de surprise passé, les hommes se sont toujours familiarisés avec les armes nouvelles et ils ont toujours inventé des parades qui, si elles ne protègent pas entièrement, les rassurent suffisamment ». ♦