Les débats
Introduction
Après les exposés qui font l’objet des précédents articles, nous avons eu de très nombreuses interventions de l’assistance, sous forme de commentaires et de questions. En fait, les réflexions de nos auditeurs, si elles ont été très riches, n’ont pu que difficilement séparer les différents aspects du problème qui sont très naturellement fortement imbriqués. Pour faciliter la lecture des propos recueillis au cours du débat, nous les avons ordonnés, autant que faire se peut, en deux rubriques, la première regroupant ce qui concerne surtout les aspects techniques et militaires, la deuxième les aspects politiques et stratégiques.
Cette répartition est évidemment un peu artificielle. On doit aussi rappeler que les opinions émises que nous reproduisons dans ces deux rubriques n’engagent que leurs auteurs et ne représentent en aucune façon un point de vue officiel ou un point de vue de la direction de la revue.
Aspects techniques et militaires
• Les Soviétiques proclament souvent que leurs SS-20 ne sont que la modernisation de leurs SS-4 et SS-5.
On peut répondre que les SS-20 sont en fait un nouveau système par suite de leur mobilité, leur rapidité de mise en œuvre et de rechargement, leur précision, leurs têtes multiples.
Mais on peut souligner aussi que les Pershing II, dont les caractéristiques sont inférieures au SS-20 en portée (1 800/5 000 kilomètres) et par leur absence de têtes multiples, sont bien, quant à eux, des modernisations des Pershing I (portée 700 kilomètres) et qu’ils sont en plus petit nombre (108 contre 180).
Quant aux missiles de croisière, ils ne peuvent pas être comparés aux SS-20, puisqu’il s’agit d’avions sans pilote volant à vitesse subsonique.
• L’argument selon lequel les SS-20 n’ajoutent rien aux SS-4 ou SS-5 semble fallacieux : il y a une différence considérable de concept d’emploi, les SS-20 étant pour une première frappe, les autres étant pour une seconde frappe. Il y a toute la différence entre une sorte de dissuasion, même si les Soviétiques n’emploient pas ce terme, et un propos préemptif, même si on n’y a pas recours. Il y a aussi, dans les SS-20 cette capacité anti-force dont nous avons discuté : mobilité, rapidité de lancement, facilité de rechargement, précision. Il n’est pas douteux que les SS-20 permettent de faire des choses que les autres engins ne sont pas capables de faire. Le fait que ces SS-20 soient capables d’atteindre toute l’Europe sans menacer les États-Unis a, de toute évidence, une signification politique, qui tend à séparer l’Europe des États-Unis. Et si les Soviétiques attachent tellement d’importance à cette affaire des euromissiles, c’est qu’elle modifie les conditions de la sécurité en Europe, sinon ils ne déclencheraient pas leurs grandes orgues à ce sujet. Si les Soviétiques avaient voulu faire des SS-20 une arme stratégique, ils ne l’auraient pas déployée a priori, ils l’auraient déployée quelques jours avant une tension, quitte à faire un chantage majeur à cette occasion. Le fait qu’ils l’ont déployée ostensiblement a priori prouve qu’ils visent sans doute plus le politique que vraiment le stratégique au sens propre du terme.
• Un des arguments que les Soviétiques mettent le plus souvent en avant est que les Pershing II implantés en Europe ont une faculté de frappe préemptive contre leur système central stratégique, puisque ces missiles peuvent l’atteindre en six minutes, alors qu’il faut le triple de ce temps aux missiles stratégiques soviétiques pour atteindre le système central américain.
En dehors du fait qu’une frappe préemptive n’est pas crédible du côté américain, il faut remarquer que les Pershing II n’auront que 108 têtes nucléaires, ce qui ne permet d’aucune façon de neutraliser les quelque 1 500 silos (2 530 têtes) du système central soviétique, sans compter les 351 SS-20 (1 053 têtes), et cela d’autant moins que 90 % de ces silos sont situés hors de la portée des Pershing II.
On peut souligner aussi que Moscou elle-même se trouve hors de portée des Pershing II, alors que toutes les capitales d’Europe occidentale se trouvent à portée des SS-20, sans parler des missiles du système central soviétique.
On peut ajouter que tout le système central américain est, quant à lui, à moins de six minutes d’une frappe préemptive lancée par les sous-marins lance-missiles soviétiques, qui peuvent mettre en œuvre au total plus de mille missiles et beaucoup plus de têtes nucléaires.
• La grande caractéristique du SS-20 et des missiles de croisière est, nous dit-on, la précision : quel degré de confiance doit-on faire aux chiffres qu’on nous présente à ce sujet ? Si on était certain que la frappe soit précise à quelques mètres près, il n’y aurait pas de possibilité de confusion entre une attaque tactique à l’échelon européen et une attaque stratégique.
Il faut préciser que le SS-20, tiré de son installation fixe, a une précision de l’ordre de 300 mètres, mais s’il est obligé de quitter son installation fixe cette précision diminue très vite et se situerait dans l’ordre de 500 mètres.
Encore faut-il souligner que l’ensemble pèse 80 tonnes et qu’il n’est pas possible de le mettre en œuvre n’importe où, il convient de choisir auparavant son site.
Les essais de missiles font l’objet, de la part des Américains notamment, de mesures, de vérifications. En ce qui concerne les systèmes intercontinentaux on peut avoir une bonne crédibilité de la précision et d’ailleurs les Soviétiques ne contestent pas les chiffres annoncés. À partir du moment où on a la technologie des très grandes précisions, elle peut être utilisée sur tous les programmes, et en outre sur un plan technique, on peut dire que, grosso modo, la précision est proportionnelle à la portée. Ce qui tend à montrer que pour un SS-20 on sait obtenir une meilleure précision que pour des missiles intercontinentaux.
• Le SS-20 ne pourrait-il pas augmenter très facilement sa portée en lui adjoignant un étage et ne pourrait-on pas alors en faire un missile stratégique central ? Par conséquent est-ce que la distinction entre missiles de portée intermédiaire et missiles stratégiques n’est pas quelque peu artificielle ? Enfin est-ce qu’il n’y a pas derrière le SS-20 déjà un super SS-20 en fabrication ?
Il est en effet possible d’adjoindre un étage au SS-20 afin de lui donner une portée intercontinentale : c’est bien ce qui a été prévu au départ, il y a un programme de missiles soviétiques qui s’appelle le SS-16, intercontinental, mais les Soviétiques au cours des négociations SALT ont accepté de renoncer à la version SS-16 et à ne déployer que le SS-20. C’est d’ailleurs mentionné dans les accords SALT qui bien que non ratifiés sont tout de même respectés. En ce qui concerne les missiles soviétiques destinés au théâtre européen, il existe des programmes nouveaux : SS-21, SS-22 et SS-23, qui n’auraient peut-être pas la portée du SS-20 mais qui seraient réservés au théâtre européen.
• On entend souvent parler d’une distinction que l’on pourrait faire dans les SS-20 suivant qu’ils se trouvent à l’est ou à l’ouest de l’Oural. En fait, quand ils sont situés à l’ouest ils menacent essentiellement l’Europe, quand ils sont placés à l’est, la Chine et quand ils sont sur les hauts plateaux de l’Afghanistan, ils menacent à la fois l’Europe, la Chine, le Japon et une grande partie de l’océan Indien. Alors cette distinction n’est-elle pas qu’un simple artifice ?
L’Oural n’est pas réellement une frontière puisqu’on peut tirer sur l’Europe avec des SS-20 d’au-delà de l’Oural. Peut-être est-ce un symbole ?
• L’explosion d’une ogive de SS-20 produirait des retombées radioactives considérables. Dans une zone aussi urbanisée que celle de l’Allemagne fédérale, il n’est pas question de circonscrire le tir à des objectifs purement militaires quelle que soit la précision. On peut calculer quelles seraient les retombées d’un tir au-dessus du plateau d’Albion. Par certains vents, ces retombées vont jusqu’en Pologne. C’est ce qui rend illusoire l’idée de frappes sélectives, d’autant qu’en certains secteurs il est pratiquement impossible de délimiter les objectifs américains des objectifs allemands tant ils sont imbriqués. Il y a des bases aériennes communes, des zones de dépôts où stationnent et Américains et Allemands.
On pourrait cependant menacer la Belgique et non les Pays-Bas ou l’Allemagne.
Par pays, une frappe sélective serait possible. Mais c’est une vue de l’esprit de croire qu’à l’intérieur de l’Allemagne il serait possible de faire du chantage au détriment des forces américaines ou allemandes.
Pour le problème des retombées, il faut distinguer le cas où la frappe est au niveau du sol, ce qui donne effectivement des retombées importantes, mais les frappes peuvent être optimisées pour en limiter les effets collatéraux. Dans ce cas, tout dépend des objectifs que l’on veut atteindre…
• Les Pershing ne peuvent rien faire que les missiles stratégiques, et notamment ceux des sous-marins nucléaires, ne font déjà. C’est un problème qui mérite d’être exploré.
Pourquoi des nouvelles armes basées à terre au lieu d’un renforcement des engins à bord de sous-marins ? Il faut bien voir qu’il y a là une question de précision de tir, on ne positionne pas encore avec suffisamment d’exactitude un sous-marin, bien que les Américains développent avec leur programme Trident II un système qui permettra d’avoir une précision qu’on pourra qualifier d’anti-forces, mais c’est pour plus tard.
• Nous avons vu, dans le Herald Tribune, un projet où les Américains seraient prêts à abandonner la fabrication de mille obus de 155 à neutrons pour pouvoir déployer les euromissiles. Les euromissiles peuvent sans doute faire beaucoup de choses mais ils ne peuvent pas arrêter les chars. Or les chars restent un de nos graves problèmes. S’il y a négociation et que les Russes réussissent à empêcher la fabrication de ces armes à neutrons, c’est qu’ils préfèrent que les Américains déploient les euromissiles.
• Finalement un intérêt important, majeur, du déploiement des Pershing et des missiles de croisière ne serait-il pas qu’ils multiplient le nombre de cibles à détruire pour l’adversaire ?
• Au sujet de ces Pershing on n’a sans doute pas assez souligné que ces Pershing II remplaceraient les Pershing I et se trouveraient dans les mêmes sites : tous en Allemagne. À la limite on aurait pu moderniser ces armements.
• On peut se demander jusqu’où les Soviétiques accepteraient de descendre le niveau de leurs SS-20 ? C’est sans doute une question plutôt politique. Ce qu’on peut dire c’est qu’actuellement ils menacent l’Europe de 700 têtes nucléaires, chacun est libre d’apprécier à partir de quel nombre cette menace serait acceptable.
— D’habitude on compare ce nombre aux objectifs : il y a quatre cents objectifs militaires de l’Otan en Europe. Une première réponse peut être : le seuil se situerait dans ces environs.
— La proposition soviétique faite en décembre 1982 de descendre à 162 SS-20 est peut-être une manœuvre de propagande, mais ce nombre correspond dans leur esprit à l’importance des forces françaises et britanniques et les Soviétiques ajoutent encore qu’ils envisageraient une espèce d’échelle mobile qui les conduirait à élever ce plancher en fonction des modernisations du côté français et britannique. Il faut ajouter deux considérations : il est bien évident qu’aucune de ces propositions et aucun accord ne sont possibles sans un contrôle au sol. Le deuxième point qui semble intéressant est le ralliement de Kissinger à une solution qui consisterait à interdire plus d’une tête par engin, il s’agirait d’une démirvation, ce qui faciliterait évidemment le décompte.
• L’option zéro, dans la situation actuelle, soulève un sérieux problème : les forces nucléaires du Pacte de Varsovie auraient alors la supériorité sur celles de l’Otan en Europe. Les Soviétiques améliorent de façon très importante leurs forces nucléaires et sont capables, même sans les SS-20, de retourner en leur faveur le rapport des forces.
C’est ce qu’a récemment dit le général Gallois : l’option zéro est électoralement payante mais elle laissera l’Europe désarmée face aux 1 400 lanceurs soviétiques aussi précis que les SS-20, il s’agit des SS-12, des SS-22 et SS-23, qui peuvent battre l’Europe entre 350 et 1 000 kilomètres, zone dans laquelle se trouveraient 400 objectifs militaires majeurs dont 50 dépôts d’armes nucléaires tactiques.
Aspects politiques et stratégiques
• Depuis quelques années n’y a-t-il pas eu de la part des Occidentaux un affichage exagéré et prématuré de leurs intentions ? En 1977 M. Schmidt alerte l’opinion sur le développement des SS-20. Il n’y a rien à y redire, c’est normal. Mais en 1979 l’Otan, qui a des instances très secrètes et qui peut délibérer à huis clos si elle le veut, annonce sur la place publique que, quatre ans plus tard, en 1983, on mettra en place en Allemagne le successeur du Pershing I. Ce n’est pas très raisonnable de la part des Occidentaux. Bien sûr, nous sommes en démocratie, il faut informer les gens de ce qui se passe. Mais ne pourrait-on pas, en matière de défense, faire comprendre à l’opinion qu’il y a un certain nombre de choses qu’il n’est peut-être pas bon de dire et de dire, en tout cas, trop tôt. C’est probablement, à l’heure actuelle, une de nos grandes faiblesses.
• En dehors de la capacité anti-forces, il faudrait prendre en considération la notion de couplage. Le fait que ces Pershing soient armés par des Américains (il faudrait en revenir à la question de la double clé) et que ce sont les armes des 300 000 soldats américains stationnés en Europe, accentue le couplage car il y a un risque que les États-Unis se servent effectivement de ces armes pour protéger leurs « boys », même s’ils n’entendent pas défendre l’Europe. Le couplage se passe au niveau de la psychologie, il s’agit d’un processus complètement irrationnel : ce couplage a une certaine valeur dissuasive.
Il est évident qu’un système basé à terre sera considéré par l’opinion américaine comme mieux en mesure de protéger les GIs. L’argument du couplage, cette présence des armes manœuvrées exclusivement par les Américains sur le sol européen qui renforce le couplage paraît discutable. À partir du moment où l’Union soviétique dit aux États-Unis : il nous importe peu de savoir d’où proviennent les missiles qui tomberont chez nous, nous riposterons sur le territoire américain, l’incitation du président des États-Unis à y regarder à deux fois avant d’appuyer sur le bouton des Pershing est freinée par l’argument soviétique. Que cela renforce la dissuasion n’est pas discutable. Si on associe cette nouvelle stratégie à une autre qui consiste à considérer comme obsolète les armes nucléaires du champ de bataille, celles de courte portée, on se trouvera dans une posture où les États-Unis nous demanderont de renforcer nos armements classiques (ce qui est hors de question dans la situation économique où se trouvent les pays européens aujourd’hui) mais avec des armes nucléaires capables d’atteindre le territoire soviétique et en mettant en cause la sécurité, voire l’existence même des États-Unis. Alors le couplage proprement dit n’est plus évident. D’ailleurs dans ce domaine-là rien n’est évident. Il reste que des variations relatives dans la supériorité de l’un ou de l’autre, variations qui sont inévitables, ne modifient pas l’essentiel qui est que, de part et d’autre, il y a dix fois trop pour qu’on puisse se détruire, s’affronter à ce niveau : c’est cela la dissuasion. Sur ce plan-là les choses ne paraissent pas devoir être complètement modifiées et de toute façon il faut faire confiance à la crédibilité des États-Unis.
• Dans cette affaire les Américains ont une position qui n’est pas tellement commode parce qu’effectivement ils ne cherchent pas une réelle égalité : sur un territoire qui n’est pas le sanctuaire américain il y aura des armes qui peuvent atteindre le sanctuaire soviétique, alors que les SS-20 ne peuvent pas atteindre le sanctuaire américain. Il n’y aurait donc pas de véritable équilibre. II faut faire accepter aux Soviétiques que tout cela est fait au profit des Européens et il est probable qu’ils ne soient pas tellement chauds pour accepter cette idée. Ils répondent : ce n’est pas notre problème, nous discutons avec les Américains, nous ne discutons pas avec les Allemands ou les Anglais.
• Il est bien évident que nous ne pouvons pas modifier la géographie européenne, ce qui signifie que l’Europe occidentale sera toujours dans une situation de faiblesse, ou d’infériorité parce que l’Union soviétique est un pays qui s’étend depuis l’Europe centrale jusqu’aux frontières de l’Asie et que jamais aucun gouvernement russe n’acceptera que, sous quelque prétexte que ce soit, on l’oblige à se sentir moins armé ou en état d’infériorité par rapport aux menaces qu’il perçoit. C’est une situation qui est inscrite dans la géographie et qui fait que nous avons besoin de l’appui américain. En ce qui concerne la double clé, il semble qu’il y ait deux systèmes qui soient prévus pour l’emploi des armes nucléaires stationnées en Europe. Il y a un premier système qui, en cas de crise, mais non en cas d’urgence, prévoit l’accord des pays concernés ; ce système est d’ailleurs conçu de telle façon qu’on voit très mal comment, dans une situation d’urgence, on pourrait obtenir cet accord. Il y a un second système, dans le cas où les systèmes centraux sont déjà en alerte, qui donne au président des États-Unis la possibilité de donner l’autorisation d’emploi. En cas de crise on ne voit pas très bien comment les armes nucléaires pourraient être utilisées à la suite de consultations, mais dans le cas de crise grave, c’est le chef de la Maison-Blanche qui décide. Les Allemands ont refusé la double clé que leur offraient les Américains pour les euromissiles, parce qu’ils ne veulent pas être dans le coup, et ceci est significatif.
• Dans quelle mesure tout le problème des euromissiles ne tourne-t-il pas autour d’une sorte de faiblesse psychologique ou politique de l’Allemagne ? Le problème de la stratégie nucléaire est très largement psychologique. Dans le cas de l’Allemagne nous avons un pays qui, d’une part, est divisé, et qui, ensuite, a été soumis à une sorte d’anéantissement total en 1945, de sorte qu’on peut se demander si dans une certaine mesure l’Allemagne ne souhaite pas être déliée de tout problème de responsabilité stratégique. En réalité, il s’est passé que les Soviétiques ont joué sur ce refus en faisant intervenir les SS-20 comme un moyen de pression alors qu’inversement les Américains ont inventé le missile de croisière afin de pouvoir intervenir concrètement en Europe et délier, dans un autre sens, les Allemands de leur responsabilité.
• Si l’on admet que le combat est tout autant politique que militaire, l’option zéro a constitué à un moment donné la meilleure réponse que les Américains pouvaient trouver. En fait son impact politique a été très positif puisqu’on a vu de grandes manifestations : ni Pershing ni SS-20, ce qui était bien l’option zéro. Le problème est que l’option zéro ne pouvait que faire gagner du temps et que, maintenant, il semble qu’elle a épuisé ses mérites. Tout le problème pour l’administration américaine était de savoir si on l’abandonnait après ou avant les élections allemandes. Le résultat de ces élections paraît avoir donné raison à ceux qui voulaient faire durer ce choix au maximum. Maintenant la question qui se pose est d’une autre nature. Il faut en venir à une opération de coûts comparatifs qui n’est pas évidente. Elle consiste à dire que, pour que les Soviétiques acceptent de négocier sérieusement, il faut sans doute commencer à déployer des missiles. Mais si on le fait, quel sera le coût politique ? Est-ce qu’alors les Soviétiques ne vont pas exploiter au maximum les faiblesses proprement politiques et sociales de l’Europe occidentale ? Tel est le dilemme devant lequel nous nous trouvons. Ce qui me ramène à l’inégalité structurelle et à laquelle il n’y a pas de réponse. Il est très probable que nous nous sommes placés nous-mêmes en situation de prisonniers en annonçant ce que nous allions faire…
• On n’est jamais prisonnier de soi-même que si on le veut bien. Il y a un scénario possible : les discussions de Genève traînent mais les Américains laissent entendre qu’après tout on va différer cette mise en place prévue initialement pour décembre prochain ; et puis, sans rien dire ils commencent effectivement le remplacement des Pershing II qu’on ne découvrira qu’après. En fait on n’est jamais prisonnier d’une attitude. Ce n’est pas parce qu’on a fait une erreur en l’affichant trop tôt qu’on ne peut pas revenir sur cette erreur par une autre manœuvre.
Mais face à une presse libre et à une opinion publique facilement mobilisable, la marge de manœuvre est beaucoup plus étroite.
Les États-Unis sont tout à fait en mesure de remplacer un Pershing I par un Pershing II à l’insu de tout le monde. Nous avons gardé les dépôts américains pendant six ans mais c’étaient eux qui les détenaient et nous n’avons jamais su exactement ce qu’il y avait dedans. Chaque jour il y avait des transferts de matériel sans que personne n’en sache rien. D’ailleurs ces Pershing I se déplacent parce que, de temps à autre, il faut bien les vérifier, il y en a donc qui retournent aux États-Unis puis qui en reviennent.
• L’inégalité structurelle existe mais le comportement américain, les hésitations sur le personnel, les déclarations contradictoires, maximisent ces inégalités. Deux remarques additionnelles : le problème de la double clé ne résoudrait en rien les problèmes psychologiques allemands. Il y a une tentation traditionnelle dans nos gouvernements qui consiste, lorsqu’on n’a pas de réponse politique à un problème, à lui trouver une réponse technique. Cela ne marche jamais et le problème de la MLF (1) dans les années 1960 illustre bien l’affaire. Deuxième remarque : si les Occidentaux admettaient trop facilement un transfert des SS-20 vers l’Asie, ils commettraient une erreur politico-stratégique majeure. Un des aspects fondamentaux de l’évolution du rapport des forces est la confiance nouvelle vis-à-vis de la Chine dont semble faire preuve l’Union soviétique et à bien des égards cette confiance est tout autant le produit de leur rapprochement avec la Chine que la conscience des divisions occidentales, ou que la conscience d’une supériorité militaire. Alors, adopter un comportement qui dans ses conséquences directes, conduirait à placer les Chinois davantage dans les bras des Soviétiques paraîtrait échanger des avantages immédiats pour des inconvénients à long terme. Ceci ramène au cœur du débat qui est l’utilisation psycho-politique qu’à un moment donné un des deux adversaires-partenaires peut utiliser dès lors que l’autre a conscience d’une certaine infériorité. À partir du moment où nous avons dénoncé une infériorité dans notre camp et à partir du moment où nous ne nous mettons pas en mesure de redresser la situation, nous aggravons notre cas. L’exigence de clarté correspond à ce schéma. Je suis sûr que les Soviétiques n’ont pas d’intention agressive à notre égard, mais ce sont les capacités qui créent les intentions et la conscience qu’on en a.
• Quid d’une double clé ? Un certain sondage en Grande-Bretagne a démontré qu’il y avait 50 % des Britanniques qui étaient contre le déploiement en Grande-Bretagne, mais qu’il y en avait 93 % qui étaient partisans d’un contrôle conjoint, donc qui souhaitaient la double clé. En République fédérale, on connaît l’aspiration vers une politique qui ne soit pas discriminatoire. On peut se demander si, à terme, ce n’est pas une question qui pourrait être soulevée. Il y a un second problème qui devrait être introduit dans la discussion : les menaces toutes récentes de M. Arbatov et d’autres comme l’agence Tass qui affirment qu’en cas de déploiement des euromissiles, il y aurait, en réplique, développement d’engins analogues aux environs du territoire américain. Enfin, il ne faudrait pas oublier le facteur chinois, parce que la Chine est, elle aussi, sous menace de ces missiles soviétiques et nous savons que les Chinois sont très sensibles à ce sujet.
• Imaginons qu’on arrive en Europe à un marchandage obtenant que les Soviétiques enlèvent un certain nombre de SS-20 du théâtre européen et les reporte par exemple contre le Japon. Ceci ouvrirait une seconde phase, avec le Japon, qui serait exactement ce que nous sommes en train de vivre : il suffit simplement que le Transsibérien ait des horaires réguliers pour qu’on promène le problème d’un côté à l’autre.
Les quatre conditions que le président américain a posées pour parvenir à un accord avec l’URSS comportent, en troisième terme, qu’aucun développement vers l’Asie des missiles retirés d’Europe ne devra se faire.
• Un compromis, parfois avancé du côté occidental, serait de renoncer aux Pershing II et de maintenir les missiles de croisière. Ce serait en fait un marché de dupes, car il consisterait à s’incliner devant le chantage soviétique et à encourager un nouveau chantage contre l’implantation des missiles de croisière.
• Que pourrait faire la France demandait M. Léo Hamon ? J’ai une réponse à vous suggérer. C’est de décider le plus tôt possible le développement du missile SX. Lorsqu’on a débattu très longuement entre le SX et le missile de croisière, un des arguments qui ont fait pencher en faveur du missile SX a été qu’il est un instrument tout à fait comparable au SS-20 et c’est sans doute sur le plan politique le meilleur moyen de dire notre mot dans l’affaire.
• De toute manière il n’y a pas d’exemple qu’en temps de paix un pays quelconque ait délibérément détruit du matériel qu’il avait fabriqué. Certes, il n’y a pas de raison pour que cela ne commence pas un jour, mais on reste sceptique sur l’éventualité d’une telle solution.
D’une façon ou d’une autre nous ne pourrons pas échapper à une prise en considération de notre système nucléaire.
Ou bien on ne raisonne qu’en termes d’escalade et d’affrontements, ou bien on se dit : que pourrait être une négociation ? Il faut donc se demander ce que pensent les gens d’en face. Pour eux, l’idée qu’ils soient en état d’infériorité vis-à-vis du total américain plus français plus anglais est inacceptable, c’est évident, tandis que pour nous notre inclusion est inacceptable. Comment en sortir ? Il semble que pour les Soviétiques une force basée en Europe, entre les mains d’une puissance qui ne serait pas menacée dans sa chair avant le combat au niveau des systèmes centraux, soit plus inquiétante que l’existence d’une force française ou britannique aux mains d’un pays qui ne peut être tenté de se livrer à des imprudences qui seraient suicidaires. La propagande peut dire ce qu’elle veut mais tel est bien le cas. Alors, est-ce que quelque chose accordant un statut spécial, privilégié, aux forces françaises et britanniques serait concevable et à quel prix ? Quel serait le prix que nous serions fondés à exiger en réduction de tous les systèmes d’armes soviétiques et d’un éventuel accroissement du nôtre pour un ajournement des implantations américaines ? Y a-t-il quelque chose à chercher en ce sens ? Et s’il y a quelque chose à chercher, nous Français nous serions coupables de ne pas chercher une solution qui accroîtrait notre rôle pour toute l’Europe. ♦
(1) Multilateral Force.