Les alliances dans le système mondial
La « pactomanie » est parfois présentée comme l’une des caractéristiques de notre temps, qui ne concevrait les relations internationales qu’en fonction des alliances. Il est vrai que l’accession à l’indépendance de tous les pays a multiplié le nombre des alliances, mais en tant que tel le phénomène est aussi ancien que la cohabitation des groupes humains. Charles Zorgbibe rappelle qu’en 1278 avant notre ère, le pharaon Ramsès II déclara « paix et fraternité » au roi des Hittites Hattousilis III par un traité gravé en hiéroglyphes dans le temple d’Amon à Kamak, dans lequel se trouve l’essentiel des stipulations des traités modernes.
Certains concepts essentiels n’ont guère changé depuis Thucydide et Polybe (hommes politiques et historiens athéniens), et ni les traités internationaux, ni les conventions d’arbitrage, ni les pactes de non-agression ne marquent de grandes nouveautés par rapport à ce que l’on pensait à l’époque de la guerre du Péloponnèse. Les alliances apparaissent ainsi comme une constante historique. L’intérêt du livre de Charles Zorgbibe est de les étudier en tant que facteurs du jeu international, donc d’aller au-delà de leur histoire même.
Déjà, au XVIIIe siècle, David Hume rappelait que le souci de maintenir l’équilibre international a toujours inspiré le jeu diplomatique, cet équilibre supposant que des alliances se nouent contre un perturbateur. Pour avoir refusé de se coaliser, les adversaires de Rome choisirent « la voie inéluctable et fatale de la soumission », mais Rome, en déséquilibrant le système international, perdit le contrôle de ses propres possessions. L’Angleterre illustra la loi de l’équilibre en se dressant systématiquement contre toute domination d’un État sur le continent, ou celle d’une coalition continentale (ce qui, très près de nous, explique son opposition à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), puis à la Communauté économique européenne (CEE) jusqu’au moment où elle comprit que son intérêt était d’y adhérer pour en empêcher le renforcement politique). Ce souci de l’équilibre a dominé l’histoire de l’Europe de 1815 à 1870, qui fut celle des succès et des échecs de la Sainte Alliance. Cet équilibre s’effondra en 1914. Deux systèmes d’alliances se faisaient face, la Triple Alliance qui imposait des engagements militaires précis à ses membres, la Triple Entente, au sein de laquelle l’Angleterre s’était refusée à tout engagement, ce qui favorisa de faux calculs dans le camp opposé.
La Société des Nations voulut bâtir un système de sécurité collective à l’échelle mondiale : faute de moyens, elle n’y parvint pas. Les auteurs de la charte de San Francisco fixèrent un même objectif aux Nations unies, mais en attribuant à celles-ci des moyens d’intervention. Toutefois, le bon fonctionnement du Conseil de Sécurité reposait sur le postulat de l’accord des Grands. Faute de celui-ci, le Conseil ne répondit pas aux espoirs placés en lui. Mais la charte avait, par son article 51, reconnu aux États membres le droit d’assurer, individuellement ou collectivement, leur légitime défense. Incapables d’assurer la sécurité collective à l’échelle mondiale, les Nations unies durent ainsi accepter des systèmes régionaux de sécurité collective, d’où les alliances actuelles. Chacune de celles-ci « couvre » une zone géographique bien précise, pouvant ainsi se prévaloir d’un régionalisme conforme à la charte des Nations unies. Au surplus, aucune de ces alliances ne se réduit à une déclaration d’intentions, chacune d’elles se concrétise par une organisation : « L’institutionnalisation apparaît aujourd’hui comme la condition commune de la plupart des alliances multilatérales ».
Mais Charles Zorgbibe ne se contente pas d’une observation clinique, il va jusqu’à la problématique des alliances contemporaines, les plus importantes de celles-ci étant soumises à la logique nucléaire. « Une alliance ne peut plus être, à l’ère nucléaire, ce qu’elle était à l’époque classique. D’une part, le doute sur l’action de l’allié en temps de guerre ne peut être totalement réduit : à cet égard les alliances d’aujourd’hui ne peuvent être que moins étroites que celles du passé (…). D’autre part, pour compenser ce doute, l’engagement de l’allié doit être, en temps de paix, plus visible, plus tangible, plus irréversible pour jouer un rôle dissuasif : à cet égard, les alliances ne peuvent être que plus étroites que celles du passé ». Charles Zorgbibe illustre cette contradiction par de nombreuses références aux grands débats qui, depuis l’irruption de la logique nucléaire dans le jeu diplomatique, ont ponctué la vie des alliances, notamment de l’Alliance atlantique. Aujourd’hui aucun État, même le plus puissant, ne peut assurer seul sa sécurité, et le grand problème concerne ainsi la cohérence du système régional auquel il appartient. Toute alliance met en cause la souveraineté de ses membres. Un État peut-il accepter l’aliénation de souveraineté qu’implique la sécurité collective ? Telle est sans doute, en fin de compte, la grande question que pose une étude des alliances dans le système mondial. Elle met en cause les prérogatives de l’État national, et se situe ainsi au-delà de considérations juridiques. ♦