Compte-rendu des débats
Accueil du livre
Professeur Martel (Président de l’université Paul Valéry de Montpellier) : Je m’excuse de poser des questions très terre à terre dans ce débat d’une élévation de pensée à laquelle je rends hommage, mais c’est délibérément que je me situe dans une perspective historique, en m’adressant plus particulièrement au général Buis.
- Première question : comment le livre a-t-il été accueilli en son temps et plus précisément jugé par ceux qui, à l’époque, préparaient, il faut bien le dire, une assez belle carrière au chef de bataillon de Gaulle ?
- Deuxième question : comment serait accueilli en 1983 le livre d’un chef de bataillon ayant les états de service et l’élévation de pensée du chef de bataillon de Gaulle en son temps ?
Général Buis : Eh bien, en son temps – et je pense que, ce disant, je ne peine pas l’amiral de Gaulle ni le général de Boissieu – en son temps, le livre est tombé comme un caillou au fond d’un puits et personne n’en a parlé. J’ai même lu les mémoires de l’ancien directeur littéraire de Grasset qui disait qu’il avait refusé le livre et que c’était l’ahurissement de sa vie de l’avoir refusé, qu’il l’avait refusé après que plusieurs de ses collègues en aient fait autant. En fin de compte ce livre a été édité chez Berger-Levrault, bonne maison dont je ne voudrais en rien médire mais qui, avant sa renaissance actuelle, était, à l’époque, une maison qui éditait surtout, je crois, les règlements militaires.
Si le hasard d’une manœuvre au camp de Mailly, en 1937, quand le colonel de Gaulle commandait le 500e régiment de chars, ne m’avait pas permis de remarquer, ne serait-ce que par sa prestance, sa dimension et la virulence avec laquelle il est intervenu au cours d’une critique de fin de manœuvres, le colonel de Gaulle, si je n’avais pas été moi-même officier de chars, si toutes ces choses rajoutées ne m’avaient pas amené à me demander ce qu’était ce personnage extraordinaire, dont on me signalait le livre, je n’aurais certainement pas lu cet ouvrage avant 1946. Je crois que c’est très simple, personne ne l’a lu. En tout cas, à Saint-Cyr, on n’en parlait pas. Dans les régiments où je suis passé, on n’en parlait pas non plus.
Alors, comment serait accueilli un livre de la même veine en 1983 ? Premièrement, il faudrait qu’il y ait un chef d’escadrons ou un chef de bataillon capable de l’écrire. Or, à l’heure actuelle, les commandants, les lieutenants-colonels, les colonels écrivent beaucoup plus de livres qu’on en écrivait à l’époque. Ceci est très remarquable. Ils écrivent de bons livres. Les éditeurs, qui ne sont pas des bienfaiteurs, les impriment. C’est donc qu’ils les trouvent bons et qu’ils pensent qu’ils peuvent avoir un public. Effectivement, ils ont un public et on lit des critiques sur ces livres. Je veux dire par là que je crois qu’il y a maintenant une ouverture sur les problèmes de défense beaucoup plus grande qu’autrefois. La nation a compris que le problème de défense était son problème à elle, qu’il n’était plus confié par délégation à quelques spécialistes qui discutaient entre eux particulièrement dans le cadre de ce château de Louis XV. Donc, je pense que si l’équivalent apparaissait maintenant, cela ferait du bruit.
Du Caractère
Général Le Borgne : Au chapitre « Du caractère » qu’a traité M. Claude Bourdet je voudrais dire mon désaccord pour – je pense, en final – me réconcilier avec lui.
M. Bourdet, si j’ai bien compris, a stigmatisé un certain conformisme de la défense nucléaire. Il n’est pas le seul, je le crains, à stigmatiser ce pseudo-conformisme. On assiste en effet à une certaine mise en question de la dissuasion nucléaire au nom du non-conformisme. Je crois qu’il y a là un conformisme au deuxième degré qui est fort dangereux. Le prestige du changement est tel aujourd’hui qu’il pousse à tenir pour suspect le plus stable des invariants qui est en fait le message de paix que lance au monde l’arme nucléaire. En somme, et ce serait le comble pour un pacifiste, on risquerait par souci de non-conformisme de ressusciter une guerre que la bombe nucléaire a bel et bien condamnée.
Je demande donc à M. Bourdet s’il est d’accord sur ceci : Ce conformisme technique à la doctrine de dissuasion nucléaire est un devoir primordial ; par contre, ce conformisme technique ne doit en aucune façon engendrer un conformisme moral qui consisterait à se satisfaire de cette paix extravagante et scandaleuse qu’est la paix du monde – de l’hémisphère Nord tout au moins – par la menace de la bombe.
La bombe nous donne un répit pour nous permettre d’arriver à un meilleur ordre moral dans notre monde. Mais il y aurait grave péril à compromettre ce répit par, justement, la remise en question de la dissuasion nucléaire.
M. Claude Bourdet : Votre intervention comporte deux aspects.
Il y a ce que je peux répondre au nom de la commission et ce que je peux répondre en mon nom personnel, car la commission ne partage pas forcément, ni même probablement, mes options personnelles en la matière.
Toutefois, je voudrais faire remarquer que, aussi bien dans le rapport de la commission « Action de Guerre » que dans celui de la commission de la « Doctrine », il y a des phrases qui indiquent quelles sont les conséquences quasi fatales du choix de l’arme nucléaire. Notamment dans l’étude faite sur le chapitre « Action de Guerre », il y a un passage avec lequel j’exprimerai mon entier accord. Il est dit que la « dissuasion » peut devenir une nouvelle « Ligne Maginot » qui endort la volonté de défense des citoyens. Il ne s’agit pas ici d’un débat entre pacifisme et non-pacifisme. Il est bien certain qu’une grande partie du manque d’intérêt des citoyens pour les problèmes de défense nationale aujourd’hui, – sauf peut-être chez certaines élites très informées, – réside dans l’idée que le fameux « bouton » par lequel le chef de l’État déclenche la guerre nucléaire, nous garantit tellement bien que ce n’est vraiment plus la peine de se préoccuper de défense. Ce désintéressement satisfait peut-être certains « pacifistes ». Moi, il ne me satisfait pas. Je pense que, dans les deux commissions en question, ce danger a été souligné. C’est ce que je peux dire au nom des commissions.
Par contre, à titre personnel, je dirai que je ne sais pas s’il est « conformiste » de mettre en question la défense nucléaire. Mais je ne vois en France aucune mise en question sérieuse. En effet il est pratiquement impossible d’avoir un débat ouvert sur cette question, alors que ce serait d’un intérêt majeur. Quand en mai 1982 un débat a été organisé au cours de l’émission « Droit de réponse », débat au cours duquel avec Alain Joxe et l’amiral Sanguinetti, nous avons justement mis en question la conception officielle française de la défense nucléaire, il n’y a pas eu de réponse : les partisans de la doctrine officielle se sont plus ou moins effondrés, et j’ai appris ensuite de bonne source qu’il n’y aurait plus jamais, par ordre supérieur, de débat honnête de cet ordre. C’est dire que, dans notre pays, une discussion large et publique ne semble pas possible.
Personnellement je ne suis pas « pacifiste », et mon attitude est voisine de celle des savants allemands groupés autour de l’institut Max Planck et du professeur Karl Friedrich Von Weizsäcker. Ils ont formulé leur point de vue de la manière très simple qui suit : « On ne peut pas défendre nucléairement un pays européen, mais seulement l’anéantir. Ou bien l’armement nucléaire mènera au suicide de nos pays, ou bien, au dernier moment, il ne sera pas utilisé parce que les dirigeants de l’Est et de l’Ouest reculeront devant ce suicide ».
Or, comme l’écrivait il y a deux ans le général Kroesen commandant des forces américaines en Europe et du groupe central de l’Otan, « une défense classique (de la RFA) n’est pas seulement possible mais très praticable et réalisable avec les forces actuelles de l’Otan. L’utilisation d’armes nucléaires tactiques sera inutile si nous nous armons et approvisionnons correctement pour ce genre de guerre ».
Encore faut-il ne pas avoir, par « manie nucléaire » oublié de mettre au point et de mettre en place cette stratégie classique basée notamment sur les nouvelles armes auto-chercheuses qui rendent aujourd’hui la défensive plus efficace que l’offensive. Faute de cette mise en place, les véritables Munichois seront les partisans de l’arme nucléaire. Et ce texte militaire américain n’est pas le seul.
Professeur Duroselle : Un texte du général Rogers.
Monsieur Claude Bourdet : Non, le texte est de Kroesen et non de Rogers, mais il est probable que le général Rogers a tenu compte de ces opinions qui sont de plus en plus partagées. Je pense aussi que le premier dirigeant qui utilisera une arme nucléaire même locale et déclenchera ainsi, comme le prévoient MacNamara, Mc George Bundy et beaucoup d’autres, l’escalade nucléaire menant à l’holocauste mondial, sera le plus grand criminel de guerre de tous les temps, et j’espère bien qu’il sera traduit, plus tard, devant un nouveau tribunal de Nuremberg, si l’humanité est encore capable d’en créer un.
Général Pozzo di Borgo : M. Léo Hamon a une question sur ce chapitre « Du caractère ».
M. Léo Hamon : Ma question est la suivante. Le président de la commission évoque, dans son rapport, une évolution en raison de laquelle le type de caractère dessiné dans le Fil de l’Épée ne conviendrait plus aux temps présents. Je voudrais lui demander de préciser sa pensée.
Comme toute question qui se respecte, celle que je pose comporte déjà un élément de contribution à une réponse éventuelle. Les hommes de 1983 ne sont naturellement pas exactement les mêmes que ceux de 1933. Mais n’y a-t-il pas, dans un milieu certes différent, avec une masse, un public plus actif, à un moment donné, un retour nécessaire aux traits du caractère ? C’est ma première réflexion.
Voici la seconde. M. Claude Bourdet met l’accent sur le caractère romantique, style Alfred de Vigny du portrait tracé par le commandant de Gaulle. Le hasard a voulu que je relise il y a quelques jours La discorde chez l’ennemi et j’ai été frappé par l’apologie du jardin à la française, par l’équilibre très classique dont l’auteur vante les mérites. Et je me demande si la réalité de de Gaulle n’est pas justement dans cette dualité : d’une part personnage en effet « puissant et solitaire » pour reprendre le vers d’Alfred de Vigny, d’autre part homme dont le goût de l’équilibre et de la mesure est extrêmement classique, comme il le fait bien voir dans la discorde chez l’ennemi.
Je voudrais enfin ajouter que l’enseignement de certaines défaillances en France pendant la seconde guerre demeure pour moi toujours valable. L’intelligence, la culture, la jeunesse sont certes d’un immense prix dans l’exercice des grandes responsabilités ; mais, seul, le caractère leur permet de produire leurs effets.
M. Claude Bourdet : Il s’agit là d’opinions qui résultent d’un consensus dans la commission et il serait peut-être préférable qu’un autre que moi réponde. De toute façon, je voudrais souligner que la commission n’a pas voulu minimiser l’importance des traits de caractère c’est-à-dire, du courage, de l’esprit de responsabilité, de la capacité à prendre des décisions et à les affirmer, même, s’il le faut, dans des circonstances adverses, etc. Ce qu’elle a voulu dire, je crois, c’est qu’aujourd’hui – et cela a été souligné dans les termes mêmes – les décisions se prennent de plus en plus, d’une part à partir d’une masse d’informations considérable, et d’autre part – à cause justement de cette masse -, avec l’aide d’un certain nombre de personnes. Il s’agit donc maintenant d’une décision collective dont une personne, le chef, est chargée de tirer l’essentiel, en imposant, s’il le faut son point de vue à ce sujet. Il ne s’agit plus d’une décision prise dans le secret d’un esprit qui, bien qu’il ait pu auparavant interroger autrui, ne se consulte, finalement, qu’avec lui-même… C’est cela que nous avons voulu souligner. Le romantisme peut n’avoir rien de théâtral. On peut considérer comme « romantique » la priorité extrême donnée à la personnalité, à son intuition ou instinct, à un « savoir » personnel et non transmissible, plutôt qu’à la masse d’éléments techniques et pratiques qui sont essentiels dans une décision moderne. Cela n’empêche pas qu’en dernier ressort, le caractère est un élément indispensable que personne d’entre nous n’entend déprécier.
Du Prestige
Une autre question est posée sur le prestige qui semble actuellement dépendre de facteurs nouveaux alors que le général de Gaulle insiste sur l’aspect un peu théâtral de mise en scène et de solennité calculée qui, selon lui, est indispensable aux chefs.
M. Emmanuel : Le prestige chez un chef est l’ensemble indéfinissable de qualités, je dirai presque de puissances de l’âme, par lequel cette autorité s’impose. Ces mots s’éclairent par une citation de Charles de Gaulle. Je me permets de vous la rappeler : « Il en va de cette matière comme l’amour qui ne s’explique point sans l’action d’un inexprimable charme ».
Je crois qu’ici le mot charme doit être entendu dans le sens précis d’envoûtement, de fascination, de toutes ces forces qu’éveille une personnalité qui séduit, qui sait jouer pleinement d’elle-même. Dans le livre, en effet, particulièrement au chapitre du prestige, ce caractère artiste du chef est très sensible. Il se lit bien dans le style même de de Gaulle, sa manière de concevoir le mouvement de sa pensée. Nous n’y avons pas attaché peut-être l’importance que vous soulignez maintenant, encore que nous l’avons évoqué tout au début de notre première discussion. Mais je suis convaincu que le fait d’être un grand metteur en scène, car il s’agit bien de cela, n’est pas en soi contradictoire avec la sincérité la plus grande et avec l’expression la plus profonde des sentiments essentiels. Je dirai même qu’après tout c’est l’un des privilèges de l’art que cette mise en scène de la réalité humaine en ce qu’elle a de plus profond. Il n’y a donc rien de contradictoire entre les termes tout à fait positifs que nous avons employés et l’idée que le plus grand acteur politique ou militaire se joue de ses qualités mêmes et de ses vertus pour en faire une représentation, qui met en relief la vertu propre de certains grands hommes et crée en nous la fascination, le charme dont il s’agit.
M. Pierre Lefranc : Deux questions paraissent se poser en ce qui concerne le prestige.
D’abord l’idée de grandeur est-elle mobilisatrice, de nos jours, pour les Français ? L’est-elle toujours ? Cette idée de grandeur dont le général parle au long de son livre, est-ce qu’aujourd’hui elle serait encore significative pour nos concitoyens ? Et si cette idée de grandeur est mobilisatrice, l’armée représente-t-elle pour l’opinion une partie de cette grandeur ?
La seconde question est la suivante : est-ce qu’à notre époque, la libre information, c’est-à-dire la grande qualité d’informations qui atteint les citoyens, est-elle susceptible de mettre en cause le prestige et l’autorité de celui qui commande ? En d’autres termes : est-ce que l’autorité pâtit aujourd’hui de l’information et de l’éducation des masses ? Est-ce qu’il est, dans les conditions présentes, plus difficile d’exercer une autorité qu’il ne l’était en 1932, par exemple ?
M. Emmanuel : J’ai de la difficulté à répondre à la première question que la commission n’a cessé de se poser à travers tout son débat pendant deux heures et demie.
Au départ, elle a cherché à définir le mot de grandeur. Elle n’a pu le définir en termes ni d’étendue ni de population. Elle ne peut le définir qu’en termes d’idées. Toute la question est de savoir si, en temps de paix, un pays comme le nôtre a une idée grande de lui-même. J’avoue que je n’en sais rien. Et je n’ai pas trouvé dans la commission quelqu’un qui ait pu faire ressortir une telle idée. Nous savons tous que nous formons un peuple, une nation, que nous sommes sous un gouvernement et dans un régime d’une certaine nature. Mais cela est de l’ordre de notre expérience ordinaire, de nos solidarités quotidiennes. Cela n’est pas mobilisateur, comme vous le dites. La mobilisation signifie la conscience d’un dessein – le mot est employé par le général de Gaulle – d’un destin, d’une unité historique dont la permanence à travers les divisions, qui sont importantes, particulièrement dans notre pays, est rendue consciente, par exemple par l’enseignement de l’histoire, ou est tout simplement sensible à travers une forte tradition. J’avoue que je ne peux pas répondre, personnellement, à cette première question. Nous nous la sommes posée et nous avons bien senti à travers certaines contradictions entre nous, en particulier à propos de l’ébauche du texte que je vous ai lu, que la France était toujours à la recherche d’elle-même, de sa conscience politique de soi, et que l’antinomie d’une France d’avant et d’une France d’après, d’une France d’ancien régime et d’une France postrévolutionnaire, se pose toujours, en des termes vifs, peut-être davantage à la conscience des hommes politiques ou des militants qu’à la conscience générale.
L’armée peut-elle être signifiante de la grandeur française ? Je crois qu’elle l’est nécessairement au moment où elle porte le poids du destin de la patrie, c’est-à-dire dans les temps de crise, de grande urgence, ceux où le nom du chef militaire devient le symbole de la victoire, ou l’espérance de la victoire, par exemple. Et cela n’est pas quotidien, bien sûr.
Est-il possible de faire passer dans l’esprit des Français, et en particulier dans l’esprit de la jeunesse, puisque ce fut notre propos, quelque idée de cette grandeur ? Cela pose toute la question de l’enseignement, à commencer par l’enseignement civique, mais aussi l’enseignement de l’histoire, mais aussi de la littérature comme histoire de la pensée française et de l’évolution des idées qui ont porté notre pays. Il y a là un domaine qui est finalement de l’ordre de l’ineffable. Excusez-moi d’employer cette expression, M. Lefranc, mais je la crois juste.
Et je crois surtout à un prophétisme, tout au fond de la nation. Il y a un prophétisme de l’être français comme il y a un prophétisme de l’être d’un certain nombre de grands peuples. Ce prophétisme peut paraître s’épuiser, mais il a toujours existé et est toujours mené dans ce pays sous des formes contradictoires. Et peut-être, à travers certains grands textes qui sont des textes tantôt politiques, tantôt militaires ou même littéraires, une réponse peut-elle être donnée à la question que vous me posez.
La deuxième question, la commission n’y a pas réfléchi, en fait elle aurait dû le faire. Il est certain qu’elle aurait dû s’interroger sur l’information et, en particulier, les médias. En tant que « spécialiste » des médias, je peux répondre ce que je pense personnellement.
Les médias sont un moyen « d’information » extrêmement mystificateur. Et, contrairement à ce que l’on peut croire, la présence de l’homme politique dans les médias, particulièrement à la télévision, (je ne parle pas de celle du chef militaire car on l’y voit peu) n’est pas nécessairement un élément de son prestige. Ce fut possible dans la télévision à ses débuts. Aujourd’hui, par un contresens réciproque, l’homme politique considère les médias comme son outil et les médias, surtout la télévision, considèrent l’homme politique comme leur objet.
La radio est un média chaud, la télévision un média froid, dit Marshall MacLuhan. Quand la télévision naquit aux États-Unis, on était en pleine période du Maccarthysme. La voix chaude du sénateur McCarthy, à la radio, enchantait, envoûtait l’Amérique. Vient le petit écran : les Américains voient la tête du sénateur, son expression, et sont désenchantés, puis s’inquiètent. Six mois plus tard, plus de McCarthy. Quand le général MacArthur revient en triomphateur de Corée, il débarque à San Francisco et au lieu de voler directement à Washington, il se fait abondamment téléviser et le président Truman le fait encore plus abondamment téléviser par toutes les chaînes américaines. Résultat : huit jours plus tard, ayant traversé de télévision en télévision la distance du Pacifique au Potomac, MacArthur n’est plus rien qu’un général à la retraite.
Ce fut le premier choc de la télévision. Mais depuis, on a enseigné la télévision aux personnages qu’elle télévise. L’effet de théâtre dont vous parliez tout à l’heure fait partie de cette pédagogie. Il est devenu quotidien, avec le résultat que l’on ne sait plus très bien qui met en scène quoi. Cela crée pour l’homme politique un danger redoutable et mal perçu. Quand il utilise trop fréquemment les médias, il croit qu’il possède son public, c’est la télévision qui le possède. Si vous suivez le journal télévisé, il vous sera facile de déceler qui est derrière le masque, et même s’il y a quelqu’un ou non derrière. Toutes sortes de choses sont visibles au-dessous de la surface, qualités, défauts, mensonges, truquage, et ne jouent plus aucun rôle magique auprès du public. Un jour tout le monde s’apercevra que la télévision de ce point de vue particulier, est chose usée, finie, et qu’en revanche il y a d’autres formes d’utilisation de l’audiovisuel qui ne font que commencer. La télévision de masse, à mon sens, est finie. Elle peut être utilisée comme moyen de propagande dans certains pays (voir la télévision polonaise et ses capitaines journalistes…), mais cette propagande ne trompe personne et elle a un effet contraire de celui qu’elle recherche. On pourrait dire, aussi, à un moindre degré que toute télévision de monopole est suspecte. Malheureusement, constater l’usure de la télévision n’est pas pour autant pressentir comment la renouveler. Il faudrait peut-être prendre exemple sur l’audiovisuel de groupe, dans un champ d’activité déterminée. Un bon modèle, sur le plan qui nous occupe, pourrait être l’établissement cinématographique et photographique des armées.
De l’action de guerre
Concernant l’action de guerre, il est demandé si la démobilisation morale et intellectuelle n’est pas nécessairement induite par les conditions propres du temps de paix. Autrement dit, comment éviter un nouvel esprit munichois ?
Général Buis : Je pense que la prise de conscience de la menace peut empêcher cette démobilisation. En 1973, à la Fondation pour les études de défense nationale, nous avions un référendum très détaillé, très fouillé, sur la prise moderne de conscience de la menace par les Français. En numéro un était venu le terrorisme. C’était l’époque des détournements d’avions et du terrorisme palestinien. La menace par l’ennemi, la menace extérieure, n’était venue qu’en dixième position, ce qui avait fait accuser, d’ailleurs stupidement par certains, la Fondation, d’avoir organisé un colloque antimilitariste.
Un nouveau colloque s’est tenu récemment. Le même sondage vient d’être fait, je crois, par Témoignage chrétien, ou par la Vie qui a maintenu en première position le terrorisme (qu’on appelle « sécurité » maintenant, puisque l’agression a remplacé le terrorisme). Mais par contre, la menace extérieure remonte en numéro deux. Elle passe largement avant toutes les autres menaces qui la devançaient en 1973.
Je pense qu’il y a là un long mûrissement dans la perception des dangers qui menacent la nation et qui, surtout – depuis 1977, depuis que Helmut Schmidt – et Dieu sait si la RFA était le bon élève de l’Otan, le bon élève par excellence – depuis que Helmut Schmidt a dit : « Jusqu’à ce jour nous étions les otages conventionnels de l’URSS et maintenant nous sommes les otages nucléaires », en parlant des SS-20 qui apparaissaient. De ce jour les opinions publiques européennes se sont émues considérablement et l’opinion publique française, elle, s’est rassemblée autour du système d’armes modernes que lui avait donné le général de Gaulle. Il avait donné l’outil et esquissé à grand trait la dissuasion. C’était là l’essentiel. Ses successeurs ont perfectionné la stratégie de menace d’emploi c’est-à-dire, si possible, de non-emploi.
Ainsi, je trouve remarquable que la presse soit aussi ouverte à ce problème. Non seulement la presse sérieuse, les grands journaux de référence mais aussi les illustrés, les magazines. Chacun veut être le premier à publier la photo du dernier sous-marin nucléaire soviétique, le plus gros, le plus rapide en plongée. La dissuasion nucléaire fait la « une », etc. A mon avis, ceci porte témoignage d’une sensibilisation profonde du peuple français au danger qui peut éventuellement le menacer.
De la doctrine
Général Delmas : J’ai une profonde admiration pour la manière dont le commandant de Gaulle connaît l’histoire militaire de la France. Cela est évident dans tous ses textes et en particulier dans Le Fil de l’Épée. Toutefois, il y a dans son analyse, telle qu’elle apparaît à travers votre rapport, quelque chose sur lequel je ne suis peut-être pas exactement d’accord, en ce sens qu’il oppose les tenants d’une pensée réaliste qu’il relie à l’idéal classique et au dix-septième siècle, aux systématiques, tenants d’une pensée a priori qu’il relie au dix-huitième siècle et aux conséquences de l’Encyclopédie. Or, bien que relevant dans ce développement l’allusion à certains officiers plus pragmatiques, tel que Guibert, je me demande s’il n’y a tout de même pas dans une telle approche du XVIIIe siècle une certaine infidélité à la réalisation des choses.
Le dix-huitième siècle, dans la pensée militaire française, m’apparaît au contraire comme le siècle le plus foisonnant. S’il y a eu alors énormément de gens qui ont écrit et qui apparaissent comme doctrinaires, ils ont écrit dans tous les sens et c’est l’opposition de toutes ces doctrines qui a provoqué cette floraison remarquable de réformes qui sont dues à Guibert et à d’autres. Et ces réformes sont prospectives, car jamais la pensée militaire française n’a été aussi prospective qu’à la fin du XVIIIe siècle, tant pour imaginer la nature des conflits futurs que pour prévoir les armées à mettre en place. En fait on peut dire que les armées de la Révolution et de l’Empire ont vécu sur tout ce que leur ont donné les règlements, l’armement de la fin du XVIIIe siècle.
Donc, je pense que le XVIIIe siècle a été une floraison de doctrinaires de tous sens, mais que c’est la conjonction de ces doctrinaires de tous sens qui a abouti à l’explosion d’une pensée militaire extrêmement féconde. Ceci m’apparaît quelque peu méconnu.
Général Lagarde : Pour le cas où des auditrices ou des auditeurs de cet amphithéâtre ne sauraient pas que vous êtes historien, je tiens à le préciser pour montrer la malice de votre question : vous seriez bien mieux armé que moi pour y répondre.
Je vous dirai simplement que, par hasard, je relisais récemment le Précis de l’art de la guerre de Jomini. Je signale incidemment aux amateurs que cet ouvrage, écrit en français par Jomini, est introuvable, sauf dans les bibliothèques. Ce sont les Allemands qui viennent de rééditer, en français, le texte original et je vous le recommande. Or Jomini explique longuement, dans la notice préliminaire de son ouvrage, la pauvreté de la pensée militaire en Europe, au dix-huitième siècle, non pas en quantité – il parle même de prolifération, mais au niveau de qualité – et il stigmatise l’abus des « systèmes », auxquels il convient, selon lui, de substituer des « principes ». – Ne rejoint-il pas Charles de Gaulle ? Jomini conclut évidemment que, lui étant venu, les choses vont changer et qu’il a pris la direction de la prospective et de la pensée militaires.
Je n’ai pas la compétence pour vous répondre davantage. Mais je crois que tout le monde apprécierait que vous-même alliez plus avant.
M. Charnay : Ma question est peut-être à cheval sur la doctrine, et sur la politique et le soldat. Certes, comme l’a fort bien remarqué la commission de M. Duverger, il y a séparation entre les deux pouvoirs, tout au moins au niveau premier de lecture du texte. Je me demande, cependant si, dans le Fil de l’Épée il n’y a pas en filigrane, un hymne au Roi-Capitaine, qui peut être très démocratique, d’ailleurs – « caveant consules ». Mais, ensuite les consuls agissent avec rapidité et lucidité. Ceci est mon premier point.
Le second point, par rapport à cette lecture en filigrane, renvoie précisément, à la doctrine. Qui peut véritablement avoir maîtrisé une doctrine qui ne soit de circonstance ? Le « Roi-Capitaine » n’est pas l’homme de l’institution fût-elle militaire. Par définition, toutes les institutions sont composées de gens de « bonne médiocrité », si j’ose dire. Ma question plus précisément serait celle-ci : est-ce que, sur un certain plan, il n’est pas préférable qu’il y ait une doctrine, je ne veux pas dire dogmatique, mais enfin proposant ce que l’école allemande appelait des directives suffisamment orientatrices pour que l’homme de l’institution ne soit pas abandonné au gré de ses inspirations qui pourraient être déplorables ? Est-ce qu’alors cette dialectique entre doctrines dogmatiques et doctrines de circonstances peut ou non être appliquée selon les divers niveaux d’exécution ? On a déjà évoqué tout à l’heure sous cet angle le problème de la dissuasion nucléaire. Faudrait-il l’étendre à la conduite des opérations dans une guerre limitée ? On pourrait multiplier les interrogations sur ces thèmes.
Enfin qui dit possibilité de maîtriser une doctrine des circonstances, suppose que son auteur, son maître, ait parfaite connaissance de l’évolution sociologique de sa propre société, des sociétés environnantes. Dans la France de 1983, par rapport à la France du commandant de Gaulle, est-ce que la formation de nos élites militaires répond suffisamment à ce troisième point ?
Professeur Duverger : Je ne dirai qu’un mot sur la première remarque de Jean-Paul Charnay à propos de ce qu’il a appelé « l’hymne au Roi-Capitaine ». Je dois dire que, après avoir lu très attentivement le Fil de l’Épée, avant toute discussion en commission, ma première impression a été qu’à cette époque où le commandant de Gaulle était très éloigné d’ambitions politiques, ce livre marquait une fascination de la politique qui me paraît très frappante. Alors, il y a peut-être le « Roi-Capitaine », mais c’est derrière « l’Empereur politique ».
Général Lagarde : Vous avez, je pense, Monsieur, posé de très nombreuses questions à travers deux ou trois, comme vous le dites avec modestie. Je vais m’efforcer de répondre à peu près à vos soucis. Comme nous le disions, tout à l’heure, le cri d’alarme lancé par le commandant de Gaulle en 1932 est éternel. Il le souligne lui-même très fortement dès le début du chapitre consacré à la doctrine.
Puisque nous sommes dans les locaux de l’École supérieure de guerre, je peux vous dire que lorsque j’ai pris moi-même le commandement de cette école en 1974, en début d’année scolaire, j’ai rassemblé les cadres responsables et je leur ai dit : Racontez-moi l’école. Quels sont vos soucis ? Quels sont vos sujets de satisfaction ? Quelles sont les difficultés que vous rencontrez ? Parlez-moi de la jeunesse qui vous est confiée, de la pédagogie que vous utilisez. Quel fut alors le dénominateur commun de la réponse de cette quarantaine de gens sérieux, réfléchis ? « Mon général, nous n’arrivons pas à convaincre nos stagiaires de la nécessité de s’échapper des idées préconçues et des schémas préétablis ». Par conséquent, ce cri d’alarme est éternel. C’est le cas de le dire, il est valable pour la durée de toutes les guerres, mais il semble que personne n’ait réussi à être suffisamment convaincant pour qu’il devienne désormais inutile.
Je reprends un exemple que je citais à nos jeunes camarades de la commission numéro quatre pour leur faire bien saisir à quel point il fallait nous mettre à l’abri de toute idée préconçue et essayer non pas de prévoir l’imprévisible, mais au moins de n’être pas trop surpris par l’imprévisible. Connaissez-vous un stratège britannique ou un homme d’État britannique responsable qui, trois mois avant l’affaire des Malouines, ait émis l’hypothèse que, peut-être, une chose de ce genre pourrait se produire ? Personne ! Imaginez qu’à cette époque, les forces armées de Sa Gracieuse Majesté n’aient été composées que de moyens nucléaires. Que faisait Sa Majesté ? Est-ce qu’elle envoyait quelques mégatonnes en Argentine ? Elle est trop gracieuse pour cela ! Donc, elle ne faisait rien et Albion mordait la poussière jusqu’à la fin du XXe siècle.
Est-il aujourd’hui farfelu – pardonnez-moi ce terme trivial – d’imaginer que je ne sais trop quel État des Caraïbes ou des rivages de l’océan Indien, nourrisse un projet analogue à l’égard d’un département français des Antilles ou à l’égard de la Réunion ? Est-ce tellement inimaginable ? Et si la France, au-delà de sa panoplie nucléaire, n’avait pas une panoplie d’armes conventionnelles – en l’occurrence, j’entends une flotte de surface et des forces terrestres classiques de débarquement – pensez-vous que nous pourrions faire face à nos obligations vis-à-vis de nos compatriotes de la Réunion ou des Antilles ?
Donc, l’inimaginable peut arriver. Il peut arriver tout simplement parce que notre imagination est infirme ou parce que nous trouvons un confort ineffable à nous contenter de schémas préétablis.
Enfin, vous nous demandez, devant la globalisation des affaires et la prolifération des vertus exigées de tous décideurs quels qu’ils soient, si la formation des cadres militaires de haut rang est à la hauteur de leurs responsabilités.
Je suis un peu mal placé pour vous répondre puisque, pendant près de six ans, j’ai été responsable devant le pouvoir politique. Ainsi que le décret portant mes attributions le précisait, j’ai été responsable en particulier – et comme mon prédécesseur est ici présent, nous pouvons partager la responsabilité – de la formation des cadres de notre armée. Alors puisque vous appartenez au monde de l’enseignement, à mon tour de vous poser une question : est-ce que vous savez que chaque année, depuis plus de trente ans, dans la seule armée de terre, quarante à cinquante jeunes officiers sont les lauréats de nos universités et de nos plus grandes écoles civiles ? Le saviez-vous ? Alors, vous avez vous-même répondu à la question. En effet, de même qu’Aristote est en filigrane d’Alexandre, les orfèvres de la pensée, les grands détenteurs du savoir, j’entends les enseignants de haut niveau, sont devenus, qu’ils le veuillent ou non, coresponsables de la pensée militaire. ♦