Conclusions
Je suis très sensible à l’honneur qu’on m’a fait en me chargeant de présenter les conclusions des cinq commissions qui ont étudié chacune un des chapitres du Fil de l’Épée. Je ne m’en sens pas digne, et je pense qu’une seule raison l’explique : parmi les présidents de commission et les personnalités qui leur étaient adjointes, je suis le seul qui n’ait appartenu ni à l’institution militaire ni à une organisation gaulliste et qui se trouve donc dans une situation d’indépendance qui lui laisse toute liberté de jugement. J’ajoute – il convient aussi de le rappeler – que je me suis trouvé un opposant politique au général de Gaulle dans son second gouvernement, encore que j’ai soutenu – et même prévenu – sa décision d’établir l’élection du président au suffrage universel, et approuvé sa politique extérieure et militaire.
Cela dit, dans cette remarquable organisation du présent colloque (que l’université envie à l’armée), il y a tout de même une victime, c’est le rapporteur général. Il s’est trouvé en possession des rapports particuliers moins d’une heure avant l’ouverture des débats, ce qui lui rend difficile de faire une synthèse exhaustive. Il lui faut donc se livrer, à une improvisation avec tout ce que cela représente d’à peu près, et je vous demande de m’en excuser.
Si le commandant de Gaulle, avec ses idées et sa personnalité de l’époque, écrivait Le Fil de l’Épée en 1983, il ne l’écrirait sûrement pas de la même façon car son esprit a analysé une situation très différente voici plus de cinquante-et-un ans. Mais nul ne peut savoir exactement comment il jugerait notre époque et nous ne pouvons pas le faire parler.
Je voudrais simplement rappeler qu’à la dernière page de son livre, il écrit ceci : « Les leçons de Foch, encore obscures, laissaient transparaître le généralissime ». En lisant Le Fil de l’Épée, j’ai l’impression que les leçons de de Gaulle, encore obscures, laissaient transparaître l’homme de l’appel du 18 juin 1940, le libérateur du territoire et le fondateur de la Cinquième République. Ce livre montre d’ailleurs à quel point son auteur était fasciné déjà par la politique. Tout cela fait penser que l’essentiel de ses jugements resterait le même aujourd’hui, mais qu’il les adapterait aux situations présentes.
Toutes les commissions ont souligné les différences profondes entre la France de 1983 et celle de 1932 et des années précédentes (les premiers chapitres du livre reproduisant des conférences situées vers 1925). La France de cette époque était la première puissance militaire du monde, ce qu’elle n’est plus aujourd’hui par rapport aux deux Grands. La France de cette époque était une France exsangue, les jeunes se trouvant alors peu nombreux à cause des générations fauchées par la guerre : ce dernier élément a pesé lourdement sur la fin de la Troisième République et, sur toutes les années de l’entre-deux-guerres. Par ailleurs, les institutions politiques de la France de cette époque étaient extraordinairement faibles. Dans les vingt années qui vont de 1920 à 1940, la Troisième République traverse la phase la plus faible de son histoire. Les majorités sont presque impossibles à constituer, la moyenne de durée des gouvernements tombe à six mois, alors qu’elle est de huit mois sur l’ensemble du régime. Rappelons qu’aujourd’hui nous avons des institutions fortes avec des gouvernements qui disposent de majorités stables et disciplinées.
Si l’on en vient au domaine propre du livre, on constate que la vision de la défense nationale est profondément différente aujourd’hui de ce qu’elle était il y a plus de cinquante ans. En 1925-1932, le pacifisme est très développé. Fatigués par une guerre terrible, les citoyens ne veulent plus revoir cet enfer. On espère que la paix est définitive, on fait la guerre à la guerre. On est donc très éloigné de l’idée de la préparation de la guerre, on ne pense pas que la guerre est proche. Les choses changeront quand Hitler viendra au pouvoir. On n’en est pas encore là au moment où est écrit Le Fil de l’Épée.
Aujourd’hui, la nécessité de la défense nationale est plus profondément ressentie par la nation, ce qui est très important. Je me permets d’attirer l’attention sur un fait essentiel, quand on analyse un livre sur le fil à redonner à l’épée, c’est-à-dire sur la force à restituer à l’armée. Aujourd’hui pour la première fois peut-être dans l’histoire de nos républiques, les partis sont près d’un consensus sur la défense nationale, la politique étrangère et l’orientation de l’armée. Les choses étaient tout à fait différentes en 1932.
Les commissions ont souligné d’autre part que l’évolution des techniques a bouleversé les conditions de la guerre en ce qui concerne les pouvoirs respectifs du politique et du militaire, qui constituent l’un des thèmes fondamentaux du Fil de l’Épée. Deux transformations apparaissent essentielles à cet égard.
La première est le développement des armes nucléaires. Nul ne conteste que le responsable du feu nucléaire, c’est-à-dire le chef politique suprême, n’ait la conduite non seulement de la guerre comme disait le général de Gaulle, mais de l’ensemble des opérations politico-militaires qui auraient pour objectifs, dans le cas d’une crise grave, de convaincre l’agresseur qu’il faut arrêter son agression, afin que l’on n’aboutisse pas à l’escalade nucléaire. Dans des opérations de ce genre, les chefs militaires ne peuvent être que des conseillers tenus à un rang secondaire. La décision fondamentale est politique. Le chef politique devient en quelque sorte un chef militaire. Ceci est très important. Dans un pays où l’essentiel de la défense repose sur la dissuasion nucléaire, cela signifie que l’essentiel de la défense repose sur l’hypothèse de non-guerre. Les militaires sont ainsi condamnés à devenir en quelque sorte inutiles, à être privés de cette action dans la bataille que le commandant de Gaulle a magnifiée dans plusieurs passages de son livre en 1932. Cela retentit nécessairement sur le comportement de l’armée et sur sa vision des problèmes. Bien entendu, les choses ne sont pas si simples : puisque la dissuasion n’exclut pas des affrontements limités, des conflits périphériques, des guérillas, des guerres conventionnelles.
La deuxième transformation technique qui a bouleversé les rapports du politique et du militaire se trouve dans le développement des systèmes de communication. Ils sont aujourd’hui tellement perfectionnés qu’ils bouleversent les méthodes de commandement. Dans certaines batailles, les opérations peuvent être suivies en temps réel par le chef politique suprême. En 1980, l’opération de Tabas en Iran a été suivie de minute en minute par le président des États-Unis lui-même, qui dirigeait pratiquement les opérations. Ceci pose beaucoup de problèmes.
On peut se demander d’abord si telle est la meilleure façon de diriger les opérations. Cela n’est pas certain. Les militaires sont ainsi confrontés à une situation anormale ; qu’est-ce qu’ils ont à faire s’ils attendent simplement les ordres ? Or les cas de ce genre risquent de se multiplier. Dans l’opération des « Jaguar » sur la Mauritanie en 1975, l’ordre d’ouvrir le feu a été donné de Paris, par l’autorité politique, presque au moment où les avions arrivaient à la verticale de leur objectif. Notons cependant que les procédés de ce genre ne sont pas toujours employés. L’autonomie des militaires dans l’action a été grande, dans la guerre des Malouines par exemple, encore qu’ils n’aient pris la décision de couler le croiseur Général Belgrano qu’après avoir reçu un feu vert au degré le plus élevé.
Ainsi apparaissent des problèmes que le commandant de Gaulle ne pouvait pas connaître en 1932. Ils obligent à redéfinir d’une façon plus précise les rapports du politique et du militaire. Dans Le Fil de l’Épée, on voit marquée très fortement la prééminence du politique sur le militaire : de Gaulle étant très impressionné par l’expérience allemande de 1917 où le grand état-major avait dominé le gouvernement et le chancelier, les engageant dans la guerre sous-marine à outrance qui avait abouti à l’entrée en guerre des États-Unis D’où, pour le commandant de Gaulle, la nécessité d’une prééminence du politique. Mais le problème se pose aujourd’hui de façon très nouvelle. Il devient nécessaire de définir pour les militaires en opérations un cadre précis de ce qu’ils pourront faire ou ne pas faire, en leur laissant une autonomie qui est sans doute le gage d’une efficacité sur le terrain.
Les transformations techniques n’ont pas seulement bouleversé les rapports du politique et du militaire, elles ont transformé l’armée elle-même, et la fonction des officiers. Une commission s’est demandé si, aux deux acteurs que de Gaulle met en scène dans son dernier chapitre – le politique et le soldat – il ne faut pas en ajouter aujourd’hui un troisième : l’ingénieur. Certainement, ce dernier est un acteur dans la phase de préparation de la guerre. Dans la conduite des opérations et dans l’activité habituelle de l’armée, l’officier tend lui-même à devenir de plus en plus un ingénieur, ou à se rapprocher de l’ingénieur. La formation des chefs ne peut plus être une formation typiquement militaire, elle doit être en même temps une formation scientifique. Elle transforme alors, par la force des choses, le style et le mécanisme du commandement.
Une commission s’est préoccupée de ce sujet en posant directement la question de savoir si l’image que le commandant de Gaulle donne du chef dans Le Fil de l’Épée, cette image du chef charismatique qui tire de lui-même son prestige et son influence sur les hommes, correspond à l’image du chef d’une armée moderne. Le problème mérite qu’on l’examine de près. L’image du chef militaire que dessine le commandant de Gaulle est celle d’un décideur qui se retrouvait alors dans l’image des chefs d’entreprise et des dirigeants politiques. Dans ces domaines aussi, les choses n’ont-elles pas évolué ? Dans les discussions en commission, on s’est rendu compte que, même au niveau de l’armée, le commandement par des discussions et des conseils, la recherche d’un consensus devient de plus en plus essentielle. La nécessité de « mettre dans le bain » les subordonnés, d’expliquer et de convaincre l’ensemble des gens sous le commandement de l’officier, est une évolution de l’armée moderne, qui reflète une transformation de la société. Fascinés en France par les succès de l’industrie japonaise, nous ignorons trop souvent que les décisions s’y prennent de façon collective, par la recherche d’un mécanisme de consensus qui peut être très long. Sur le terrain militaire, on ne peut pas toujours agir ainsi : ni le temps, ni l’ennemi ne le permettraient. Mais il y a tout de même, dans le mécanisme du commandement, un nouveau style, qui s’éloigne sensiblement de celui décrit par Le Fil de l’Épée.
Plusieurs commissions se sont demandé si la vision élitiste du chef militaire décrite dans Le Fil de l’Épée, qui tend à insuffler à l’armée française une nouvelle force par l’avènement d’une nouvelle génération de chefs charismatiques n’est pas devenue trop étroite. Le problème des chefs peut-il être traité ainsi de façon isolée dans une armée moderne ? Est-ce que l’ensemble des membres de cette armée – c’est-à-dire dans un pays de conscription, l’ensemble des citoyens – n’est pas concerné par le problème ? Est-ce que l’armée moderne n’exige pas que tous soient conscients de la nécessité de la défense et de leur participation active à la défense ? Le commandant de Gaulle écrivait au lendemain de cette première guerre mondiale qui avait révélé la force de l’unité française, beaucoup plus puissante qu’on pouvait le penser : aux yeux des historiens d’aujourd’hui la mobilisation et l’ardeur des Français en 1914 est un phénomène considérable, imprévisible par rapport aux luttes politiques antérieures, qui a révélé à la nation un consensus qu’elle ignorait et qui a contribué à la transformer profondément. Parce que de Gaulle écrivait après cette expérience, ses résultats lui paraissaient acquis.
Ce fantastique effort de 1914 à 1918 lui paraissait aller de soi. D’ailleurs la République conservait alors ces mécanismes d’enseignement civique par l’histoire, qui avaient fait sa force, et qui ont probablement joué un très grand rôle dans l’unité de la mobilisation de 1914.
Aujourd’hui, les choses ne sont-elles pas différentes ? Plusieurs commissions de ce colloque ont estimé que le problème n’est plus seulement de former des chefs mais de rappeler à l’ensemble des citoyens, et notamment aux jeunes, les principes fondamentaux qui justifient une défense nationale et les sacrifices qu’elle impose. Cela suppose qu’on laisse prendre conscience des conséquences qu’auraient l’invasion, l’occupation, la domination. Cela suppose aussi qu’on rappelle un certain nombre de principes fondamentaux. Le rapport très important de la commission du prestige souligne fortement que le système de valeur de nos sociétés est en cause et qu’il faudrait le rappeler. Depuis maintenant presque soixante-dix ans, l’Occident se croit en déclin. Il n’est pas en déclin matériel – malgré la crise – car il reste finalement en tête dans ce domaine et de loin. Mais il est en déclin moral, car il ne croit plus à ses propres valeurs.
Une chose me paraît certaine, en tout cas, c’est que les valeurs occidentales demeurent supérieures à toutes celles connues jusqu’ici. Il y en a peut-être de meilleures, et je souhaite personnellement qu’on les trouve. Mais, pour le moment, je ne les connais pas. Les valeurs de la liberté, les valeurs du civisme, les valeurs de la solidarité, sont des valeurs qu’il convient toujours de rappeler.
De même que la civilisation chrétienne a succédé aux civilisations grecque et romaine en prenant l’essentiel de leurs valeurs, de même une certaine civilisation laïque, républicaine et socialisante a pris l’essentiel des valeurs de la civilisation chrétienne dans les pays de l’Ouest. Il ne faut pas avoir peur de dire ces choses, et il me paraît important qu’elles le soient par un homme fort éloigné du conservatisme.
Les valeurs nationales ont besoin d’être rappelées dans l’époque étrange où nous vivons, où les gens perdus dans cette société anonyme de grandes organisations, de grandes machines, de dinosaures, de grandes administrations, de grandes entreprises ont un besoin éperdu de racines. Ils cherchent à les trouver soit dans une toute petite patrie locale (bretonne, occitane, corse ou autre) soit dans la grande et vaste patrie européenne, en négligeant singulièrement l’intermédiaire, qui est la patrie tout court.
Or l’Europe est un ensemble de cultures nationales qu’il serait criminel de confondre, car c’est leur diversité derrière leur parenté qui fait leur richesse.
Je pense qu’il y a dans ce domaine un grave défaut : c’est l’abandon de l’enseignement de l’Histoire. Je sais le souci qu’on a de ce problème en très haut lieu. J’espère que ce souci descendra d’un degré le plus vite possible, afin d’aboutir à quelque chose de précis. Il me paraît essentiel que, dans sa première allocution, le président de la République ait osé prononcer un mot que l’on ne prononçait presque plus jamais, qui n’est plus du tout à la mode, en disant qu’il avait appris de ses parents le simple amour de la patrie. Réveiller la racine de notre vie commune à travers notre histoire commune, il n’est pas de plus grande tâche ni de plus urgente dans le monde actuel.
Qu’il me soit permis maintenant, après avoir tenté d’exprimer les conclusions générales du colloque, de faire une réflexion personnelle. Si élitistes que soient les descriptions du chef faites par le commandant de Gaulle dans Le Fil de l’Épée, quelques traits méritent d’être retenus. J’ai beaucoup aimé le tableau qu’il fait des incommodes, de ces gens qui ont du caractère, qui sont généralement insupportables et que l’on met un peu en marge dans les circonstances habituelles tout en faisant appel à eux dans des situations exceptionnelles. Je ne crois pas que cette description là ait vieilli. Le professeur de science politique constate que tous les partis, toutes les organisations, tous les gouvernements tendent à se débarrasser des incommodes, précisément parce qu’ils le sont. Ils doivent en temps normal céder la place aux chefs plus aimables, à ceux qui savent convaincre, qui sont capables de réunir un consensus. Mais les chefs charismatiques demeurent souvent nécessaires dans les circonstances exceptionnelles, malgré leur incommodité.
On dit que dans beaucoup de descriptions du Fil de l’Épée, le général de Gaulle traçait un autoportrait. Cela ne semble pas contestable et l’on comprend que certains s’irritent de l’orgueil que l’auteur laisse ainsi percer. Mais il ne faudrait pas oublier quand on le lit et quand on le juge un élément essentiel. Parce que je l’ai publiquement rappelé, quand j’étais un opposant sous son règne, je peux répéter aujourd’hui qu’il serait un piètre observateur celui qui parlerait de l’œuvre du général de Gaulle en oubliant qu’il est en politique l’équivalent de Van Gogh ou de Rembrandt en peinture. ♦