Les impératifs de défense
Thierry Garcin est journaliste et producteur de radio. Il a réalisé à France-Culture de remarquables émissions, qui peuvent être considérées comme modèles du genre dans le domaine qui est le sien : politique étrangère et défense. On a pu en juger ces derniers mois avec les Enjeux internationaux, diffusés à 20 h chaque soir de la semaine. Il avait déjà, d’avril 1982 à juillet 1983, mené une enquête sur L’esprit de défense dans 7 pays étrangers.
Ce sont les témoignages ainsi recueillis qu’il regroupe aujourd’hui et synthétise dans un style élégant, avec intelligence et objectivité. Si les choix stratégiques des pays étudiés sont rappelés succinctement, ce sont surtout (entretiens obligent) les réactions de l’opinion publique et des personnalités politiques devant ces choix qui font l’essentiel de l’ouvrage.
La politique militaire française, référence nécessaire, fait l’objet d’un 1er chapitre. Elle est définie, assez justement à nos yeux, comme un « national-nucléoneutralisme ». Mais quelques approximations sont, là, à déplorer ; sur les têtes multiples du missile M4, sur la signification de la FAR (Force d’action rapide), sur la production d’armes chimiques (dont on crédite, encore une fois et à tort, notre pays). Le chapitre Grande-Bretagne nous vaut une excellente analyse du conflit des Malouines et des réactions psychologiques qu’il a entraînées, mais aussi une présentation subtile de l’Armée anglaise et des ambiguïtés de la politique des Britanniques, « d’accord pour se défendre seuls, à condition d’être défendus par les autres ». Aux Pays-Bas, voici les euromissiles enjeu de politique intérieure et la realpolitik condamnée au nom d’une vertu fort peu authentique. Aux États-Unis, on met en lumière les contradictions où s’empêtrent le président Reagan et les présentateurs de sa politique, soucieux de la faire accepter par une opinion sourcilleuse et elle-même entre des sentiments et des frayeurs divers. Les Allemands de la République fédérale livrent leurs états d’âme, dont la trouble complexité est l’exact reflet d’une situation impossible. Nostalgie refoulée d’une unité pourtant historiquement récente, traumatisme de la défaite que l’auteur juge plus fort chez les jeunes que le remords nazi, peur de l’Est et rejet de la trop puissante Amérique, neutralise de circonstance, tout cela fait « qu’en cas de conflit européen, les Allemands ne répondent pas d’eux-mêmes, et l’un de l’autre ».
La Méditerranée, enfin, dérange. L’Espagne, liée militairement aux États-Unis depuis 30 ans, devient en mai 1982 le 16e membre de l’Otan, membre excentrique dans les deux sens du terme. Le projet de référendum se révèle initiative imprudente : seule l’Armée paraît intéressée par l’alliance militaire, y voyant à la fois occasion d’émulation fructueuse et protection contre ses mauvais penchants. À elles deux, Grèce et Turquie sont le ventre mou de l’Otan. La Grèce socialiste est un compagnon de route peu sûr, la Turquie un allié encombrant. Entre ces deux ennemis héréditaires, le leader américain s’efforce de maintenir un équilibre toujours contesté, cependant que ces bizarres alliés s’affrontent à Chypre ou se disputent la mer Égée, lieu géométrique de la chicane maritime.
On saura particulièrement gré à Thierry Garcin d’avoir ainsi ouvert, avec pertinence et lucidité, le dossier méditerranéen de l’Otan. Sans doute la frange latine de l’Alliance apparaît-elle aux Américains pittoresque mais inquiétante : il y a là quelques mauvais élèves, et turbulents. Bah ! au train dont vont les choses euro-américaines, un peu de contestation méridionale peut se révéler bénéfique.