Les débats
Les exposés dont on vient de lire le texte ont été suivis d’un débat assez animé, où les participants à notre journée d’études ont pu examiner leurs points de vue, ce qu’ils ont fait quelquefois avec vigueur, et échanger leurs idées avec les orateurs. Nous présentons ici un compte rendu de ces débats en répartissant les interventions et les réponses qui leur ont été faites en trois rubriques : technologies nouvelles, problèmes généraux, questions particulières. Aucun nom d’intervenant n’est donné, comme il avait été convenu le 21 juin pour donner la plus grande liberté d’expression dans la discussion. Les opinions qui sont rapportées ci-dessous n’engagent que ceux qui les ont exprimées.
Introduction (par M. René Rémond)
Tous les auditeurs ont dû être frappés de voir que deux grands départements ministériels sont de plus en plus soucieux de prendre en compte l’opinion publique, d’être entendus par elle et de répondre à ses attentes. Certes le phénomène n’est pas propre au ministère des Relations extérieures et au ministère de la Défense. Depuis quinze ans nous voyons toutes nos institutions et tous nos secteurs sociaux, depuis les Églises jusqu’au CNRS, se préoccuper de l’opinion publique. Nous assistons donc, là, à un phénomène global de société : on ne peut plus se dispenser de relations étroites avec l’opinion. Nous constatons que, dans ce domaine, ni les Relations extérieures ni la Défense ne sont en retard.
Technologies nouvelles
• J’ai aujourd’hui la confirmation que les armées et les relations extérieures gardent le monopole de l’information sur les problèmes de défense de notre société. Ces ministères ne tiennent aucun compte des technologies nouvelles parce qu’elles vont à rencontre du « catéchisme » qui est enseigné à la population française. Le débat sur la bombe à neutrons a été important aux États-Unis et même en Union Soviétique alors qu’en France, pendant vingt ans, il y a eu « silence dans les rangs ». Quant à la défense par armes à rayons renforcés dont a parlé le président Reagan, on commence seulement à en discuter, mais en présentant la chose comme une « militarisation de l’Espace », alors qu’il s’agit du contraire. Alors, Messieurs les informateurs, êtes-vous sûrs de bien faire votre travail ?
• Pour le premier exemple, l’arme dite « à neutrons » ou à « rayonnement renforcé », nous pourrions retrouver tout ce qui a été publié sur le sujet en accord avec les organismes français qui étaient en mesure de donner une base d’information. En pratique on n’a jamais cherché à mettre un voile pudique, ou le manteau de Noé, sur ce point. Nous avons simplement situé cette arme à partir des déclarations qui avaient été faites antérieurement, et placé ce facteur éventuel de la panoplie nucléaire française dans une certaine perspective. Des études ont été publiées et on a également mentionné la possibilité d’une décision en marquant bien que celle-ci, si elle devait être prise, ne tiendrait compte que des intérêts de la défense de la France.
Pour ce qu’il est convenu d’appeler « la guerre des étoiles », rappelons que cette dénomination vient de la presse, et même de la presse américaine. Lorsque de tels sujets surgissent dans l’actualité, il faut très vite y faire face. Un débat s’est ouvert entre les deux superpuissances et l’une dit : « Faisons un accord en matière d’anti-satellites et non sur les moyens antimissiles balistiques ». L’autre réplique : « Je suis prêt à m’engager dans une négociation mais je tiens à garder ouverte cette dernière option ». L’affaire se présente donc de manière différente et nous avons été amenés à prendre position à Genève en considérant le problème dans sa globalité, en faisant des critiques qui ne sont ni antisoviétiques ni anti-américaines.
• Un correctif important doit être apporté aux propos de l’intervenant qui a parlé de monopole de l’information. Doit-on lui rappeler que Défense Nationale, depuis de nombreuses années, a publié ses articles sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Le mot monopole est donc mal venu.
• Il y a effectivement deux ministères qui se préoccupent de l’information de défense, mais une évolution est en cours. Lors de la réunion Éducation nationale — Défense du 12 juillet, il a été remis un travail qui a demandé dix-huit mois et qui a été mené à la fois par des professeurs et des officiers. Ce document important est destiné aux professeurs et doit permettre une sensibilisation à la défense. Il commence par quatre chapitres formant une progression vers la notion de défense qui soit acceptable pour tous. Autre exemple, il y a eu récemment une manœuvre dirigée par le Premier ministre dont l’information a été prise en compte par le secrétariat général à la défense nationale (SGDN), le Premier ministre ayant considéré qu’il s’agissait de défense au sens général du terme et non dans son sens exclusivement militaire.
Problèmes généraux
• Il semble que nous n’ayons pas fait une part suffisamment importante aux problèmes de guerre idéologique. Dans les années que nous avons vécues, il y a eu incontestablement certaines tendances idéologiques qui ont pesé sur les armées.
• Il est étonnant que, dans ce débat, l’on n’ait pas évoqué l’action sur l’opinion publique à l’étranger et celle de l’étranger sur l’opinion publique française. Il serait fort intéressant de parler des précautions que la France doit prendre pour préserver ses intérêts au sein des instances internationales en ce qui concerne la gestion des moyens futurs de communication, gestion à laquelle nous devons nous préparer.
• Il est excellent que le pouvoir cherche à avoir une action sur les milieux de civilisation. Il n’en existe pas moins un immense problème qui intéresse le SIRPA et d’autres organismes. Mais cette action n’aura véritablement son sens que lorsque bon nombre d’enseignants feront un véritable service militaire au lieu d’aller à la coopération. Un autre problème est celui de la présence de l’armée dans la cité. Un élu municipal qui cherche à avoir des relations avec des officiers supérieurs se trouvant que dans sa circonscription voit ses efforts réduits à néant en quelques mois à la suite des mutations.
• Malgré la valeur du travail effectué pour assurer l’information de défense, il est à déplorer que, dans les médias, la rubrique Défense soit souvent confiée soit à un débutant soit à un « placardé ». Il y a suffisamment de journalistes qui ont fait l’IHEDN et qui demandent en vain à être chargés de ces problèmes.
• Parmi les six cents journalistes qui sont accrédités auprès du ministère de la Défense, il y a des différences de niveaux d’intérêt. Les journalistes de terrain ne sont pas forcément les mêmes que ceux qui s’intéressent à la stratégie, et il ne faut pas leur demander de tout faire. Les journalistes d’une certaine envergure s’intéressent de plus en plus à la défense, même quand ils n’ont pas à en traiter directement. Récemment le directeur de l’AFP a demandé d’organiser des séances d’information pour les journalistes qui sont au « desk » de Paris. Tout ce personnel de grande qualité a besoin de renseignements simples, ne serait-ce que pour pouvoir interpréter les sigles dont parlait le professeur Girardet. L’on voit ainsi quel peut être non seulement l’intérêt des journalistes pour les problèmes de défense mais aussi leur souci de rigueur dans ce domaine.
• N’y a-t-il pas dans l’opinion publique une ambiguïté qui fait que, pour elle, l’armée est un « marchand de canons » ? Dans ces conditions, pour beaucoup de gens, soutenir l’armée c’est soutenir les ventes d’armes.
• Au cours de ces vingt dernières années, il y a eu un renversement assez sensible d’une large fraction de l’opinion sur la notion de défense. Beaucoup de facteurs ont contribué à ce renversement de stabilisation de l’institution militaire à l’intérieur de la société française. L’armée est sortie mieux qu’on aurait pu le croire des grands drames de la période précédente. Elle a retrouvé un certain équilibre et le problème du service militaire est partiellement réglé. Ainsi les problèmes internes qui cristallisaient la tension ne se sont pas développés.
Il faut également tenir compte de l’influence de certains milieux intellectuels qui se sont intéressés aux problèmes de défense. Il y a eu d’abord l’action de l’enseignement supérieur qui a développé les études sur ce sujet et donné une légitimité à ce type de réflexion. Il y a eu des œuvres de grande valeur. L’exemple donné par Raymond Aron avec Paix et guerre entre les nations ou Penser la guerre, Clausewitz a été remarqué et suivi. Actuellement on ne peut ouvrir une revue un peu sérieuse sans voir traiter ces problèmes d’une manière ou d’une autre. En troisième lieu, il y a également le renversement du contexte international où l’on voit que beaucoup d’illusions entretenues autour de la notion de défense se sont dissipées. Le sentiment d’une menace est devenu réel et la notion de défense a repris son acuité. En dernier lieu, ce qui s’est passé en France au cours des dernières années a contribué à renforcer le consensus national dans la mesure où le faible développement des mouvements pacifistes dans notre pays s’explique par certains aspects de la conjoncture. Un des faits importants a d’ailleurs été que le plus fort de ces mouvements ait été dirigé par le parti communiste et que celui-ci, étant au gouvernement, ait été gêné pour lui donner une réelle ampleur.
Il y a donc toute une série de facteurs qui ont nettement modifié le paysage politique et intellectuel du pays. On sait que la défense est aussi celle de la liberté, celle d’une société qui se définit par la libre disposition de l’individu par lui-même, ce que l’on avait trop tendance à oublier du fait de la frénésie de certaines idéologies. Certes il reste des môles attardés de résistance qui se situent bien souvent dans certains milieux universitaires et surtout scolaires, mais il est manifeste que les responsables ont le souci d’adapter l’information aux données d’une société nouvelle.
• À l’étranger, on voit des réactions qui sont propres à chaque pays parce que l’opinion y est plus sensible à certains sujets. Il faut en tenir compte et laisser la plus grande liberté aux gens sur place pour utiliser les matériaux qui leur sont diffusés, même quand ceux-ci sont déjà mis en forme en fonction de ces spécificités.
Les satellites sont un support de l’information. Le ministère des Relations extérieures doit veiller à assurer la protection des intérêts français dans ce domaine qui est suivi de très près pour préserver nos possibilités d’action et nous assurer des effets tiers de tel ou tel système sur notre propre opinion publique.
Questions ponctuelles
• Il serait intéressant de connaître les appréciations que l’on porte sur deux événements récents : le film de M. de Turenne sur la guerre au Vietnam et l’affaire de Baalbek. L’un porte sur les valeurs et l’autre sur les capacités militaires.
• Tout le monde semble d’accord sur le souci d’informer. Cependant outre le problème de la méthode il y a celui de l’exploitation. Le renseignement est capital à la guerre et on ne peut rien faire sans lui mais, quand arrive le moment de la décision, il est arrivé que toutes les conclusions du deuxième bureau ne soient pas prises en compte pour monter l’opération. Par analogie, n’en est-il pas quelquefois de même avec les informations qui sont diffusées ?
• Dans un pays démocratique, l’information doit être totale. Les agences font très bien leur travail, mais il reste à savoir ce que l’on fait de celui-ci. Il ne faut pas que l’argumentation s’effectue à son détriment.
• Nous sommes effectivement en pays démocratique et M. de Turenne a fait ce qu’il a voulu. On lui a simplement fourni les images qu’il demandait et il a monté son émission comme il l’entendait. Il n’était pas possible d’intervenir. De son côté l’établissement cinématographique et photographique des armées (ECPA) a fait une exposition et réalisé un film qui passera peut-être à la télévision.
Il est exact qu’il y a eu quelques interrogations sur ce qui s’est passé à Beyrouth et au Tchad. Elles ne sont pas spécifiques à la France. Lorsqu’il s’agit d’une information technique, il est important qu’elle soit diffusée par ceux qui en ont la responsabilité locale. Il faut qu’il y ait entente entre l’ambassadeur et le commandant en chef sur place. D’ailleurs le langage qui est tenu sur le terrain et celui qui est tenu à plusieurs kilomètres de là à Paris doivent être en harmonie, ce qui n’est pas toujours facile à obtenir. Enfin on doit avoir sur le terrain un spécialiste de l’information car, quelle que soit la qualité des membres des unités en action, lui seul saura quel type de relations il faut avoir non seulement avec les journalistes mais aussi avec la base arrière à Paris. De toute manière la télévision donne des images tragiques et notre civilisation occidentale montre une certaine fragilisation vis-à-vis de ces dernières. Il faut le savoir et diffuser des images prises des deux côtés, faute de quoi on fragilise encore plus l’opinion.
En ce qui concerne le renseignement, l’analyse de la situation est faite par le chef qui prend la décision. L’étude des moyens et du milieu est intéressante et il faut en tirer les conséquences, comme pour une opération. Il est absolument nécessaire de prendre en compte l’étude du milieu si l’on ne veut pas rester exclusivement dans le domaine militaire et ainsi se marginaliser.
• Est-il dans les projets du SIRPA de faire une campagne d’information destinée au grand public, qui serait une sorte de campagne promotionnelle comme on en connaît à d’autres occasions ?
• On voit mal le SIRPA faire de la publicité sur des thèmes de politique générale concernant les missions de la défense nationale. Celle-ci mérite mieux que d’être l’objet d’une campagne publicitaire analogue à celle qui permet de mieux vendre une savonnette. Il est certain cependant que certaines formes de publicité ne sont pas sans intérêt. C’est ce que l’on est en train de faire d’une manière plus ou moins directe pour ce que l’on appelle les « volontaires du service long ». Dans ce domaine on est passé au publirédactionnel et même à l’affiche, avec l’aide des publicitaires.
• Nous avons le culte des structures mais en fait ce sont les hommes qui les mettent en place et les font fonctionner. Tout dépend donc de la qualité des gens qui s’occupent de l’information. Il ne faut d’ailleurs pas oublier l’extraordinaire complexité des questions que nous avons à traiter, et les structures doivent y être adaptées. Les chefs de poste diplomatique ne sont pas de simples exécutants. Il y a entre eux et le ministère des Relations extérieures un dialogue pour constamment corriger, adapter, mettre en place, modifier s’il le faut, la présentation des informations, dans le respect des orientations définies au niveau gouvernemental. S’il n’y avait pas eu cet effet d’information permanent, constant, adapté, nous n’aurions pas pu faire comprendre notre position en matière de dissuasion et d’essais nucléaires, nous n’aurions pas réussi à convaincre les pays de l’Europe à participer à la conférence sur le désarmement et à mener notre action pour les euromissiles. ♦