Défense en France - « De Gaulle et la dissuasion nucléaire » : le colloque d'Arc-et-Senans des 27-28-29 septembre 1984
Quatorze ans après la mort du fondateur de la Ve République, l’Institut Charles de Gaulle et l’Université de Franche-Comté (la faculté de droit) ont organisé en septembre 1984 – dans le cadre prestigieux de la Saline royale d’Arc-et-Senans (à 35 kilomètres de Besançon) un colloque important sur le thème : « De Gaulle et la dissuasion nucléaire : 1958-1969 ».
Ce colloque historique et scientifique avait pour objet d’étudier les conditions dans lesquelles la France avait réussi en 11 ans à mettre sur pied une Force nucléaire stratégique (FNS) crédible, techniquement et politiquement. Aussi surprenant que cela puisse paraître aucune étude d’envergure jusqu’à ce jour n’avait été consacrée au dossier de la dissuasion française examinée sous tous ses aspects : politiques, diplomatiques, stratégiques, scientifiques, technologiques, économiques et financiers. Pour rendre à César ce qui est à César, on rappellera cependant l’existence du remarquable rapport Tourrain (1) du 22 mai 1980 sur l’« état et la modernisation des forces nucléaires françaises » et l’ouvrage de Lothar Ruehl sur La politique militaire de la Ve République (Presse de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976).
À la Saline d’Arc-et-Senans, 150 personnes venues de tous les horizons politiques et scientifiques ont pendant deux jours et demi réfléchi ensemble sur la politique et la stratégie nucléaire du général de Gaulle. Parmi les nombreuses personnalités militaires, parlementaires, universitaires et politiques présentes on citera notamment : Pierre Guillaumat, ancien ministre des Armées du général, Pierre Messmer, ancien ministre des Armées du général de Gaulle (1960-1969) et ancien Premier ministre de Georges Pompidou ; deux anciens secrétaires généraux de l’Élysée : Geoffroy Chodron de Courcel et Étienne Burin des Roziers ; Pierre Lefranc, secrétaire général de l’Institut Charles de Gaulle ; les généraux François Maurin, ancien Chef d’état-major, François Valentin, ancien commandant de la 1re Armée et Georges Fricaud-Chagnaud, président de la Fondation pour les études de défense nationale, Bertrand Goldschmidt, ancien directeur au CEA (Commissariat à l’énergie atomique). On signalera également la participation de témoins directs, d’universitaires étrangers et de diplomates (soviétiques, chinois et danois). C’est dire l’intérêt que représentait ce symposium scientifique.
Les travaux se sont organisés autour de 3 grands thèmes qui ont donné lieu à 18 rapports :
1) les origines de la force de dissuasion nucléaire française (la genèse, l’héritage et les premières étapes) ;
2) la mise en œuvre de la force nucléaire stratégique (1960-1969) ;
3) les aspects politiques de la force nucléaire stratégique.
Il est impossible ici de retracer – fût-ce sommairement – le contenu des communications et la teneur des débats. On se contentera donc de faire quelques observations d’ordre général pour mettre en relief les points les plus saillants du colloque.
Pour ce qui concerne le 1er thème, traité par Bertrand Goldschmidt et le général Albert Buchalet, les deux rapports présentés ont permis pour la première fois de clarifier historiquement les conditions exactes dans lesquelles avaient été prises sous la IVe République, les décisions ouvrant à la France l’accès à l’atome militaire, donc au club nucléaire. On sait que la 1re bombe A française a explosé à Reggane (Sahara) le 13 février 1960, mais que les chefs de gouvernement des années 1954-1958 avaient engagé le processus destiné à doter notre pays d’un arsenal atomique après les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne ; la 1re bombe H explosa, elle, le 24 août 1968.
Le 2e thème – auquel une journée entière a été consacrée – portait sur la « mise en œuvre de la FNS (Force nucléaire stratégique) ». Six rapports très techniques ont été exposés et ont donné lieu à des discussions passionnées et très ardues. Le rapport de Pierre Messmer, « les deux premières lois de programme, la FNS et les projets concernant l’ANT [Arme nucléaire tactique] », était évidemment le plus attendu. Celui de Jacques Percebois, professeur à l’Université de Grenoble 2, « économie de l’effort d’armement nucléaire », a confirmé que le coût financier de la FNS – ce que le rapport Tourrain avait déjà démontré – n’avait pas été excessif et que les retombées scientifiques civiles étaient du plus grand intérêt. Jacques Chevallier, directeur des applications militaires au CEA, et Pierre Usunier, ancien directeur de la division des systèmes balistiques et spatiaux d’Aerospatiale, ont fait une communication particulièrement intéressante sur les aspects scientifiques et technologiques de la mise en œuvre de la force nucléaire stratégique. Il appartenait au général Pierre-Marie Gallois de présenter aux participants le concept français de stratégie nucléaire, à savoir : la « dissuasion du faible au fort », et au général Valentin d’expliquer les relations entre la « dissuasion et les armements classiques ». Jean Klein, maître de recherches au CNRS, compara de son côté la « stratégie française de la dissuasion et la stratégie atlantique ». Quant au général François Maurin, il traita de la mise en place opérationnelle de la « triade stratégique » (Mirage IV, SSBS d’Albion, SNLE) et des « chaînes de contrôle ».
Le dernier thème, qui occupa la 3e journée, concernait les « aspects politiques de la FNS », avec deux volets principaux : les aspects de politique intérieure et de politique extérieure.
Jean Planchais (2) et Paul-Marie de la Gorce, deux journalistes bien connus, ont traité des réactions de l’opinion (à travers la presse et les sondages), des forces politiques et de l’armée face à l’arme nucléaire. Leurs communications ont parfaitement montré les difficultés politiques et les résistances auxquelles le général de Gaulle s’est heurté pour faire admettre la création de la force de dissuasion dans les années 1960.
Deux universitaires, Daniel Colard (faculté de droit de Besançon) et Jean-François Guilhaudis (faculté de droit de Grenoble), ont présenté un rapport sur un aspect en général ignoré du grand public, c’est-à-dire les problèmes soulevés par l’option nucléaire (y compris la délicate question des essais) et les positions gaulliennes de la France sur le désarmement. Ils ont apporté la preuve que le général n’était absolument pas opposé au principe même du désarmement atomique, à condition que celui-ci s’opère sans discriminations et sur un pied d’égalité entre tous les membres du club nucléaire.
Jean-Paul Cointet, maître de recherches à l’IEP (Institut d’études politiques) de Paris, a examiné les réactions des partenaires de la France au sein de l’Alliance atlantique après la sortie de l’Otan militaire (7 mars 1966) en insistant tout particulièrement sur les réactions de la RFA (République fédérale d’Allemagne), de la Grande-Bretagne et des États-Unis.
Le rapport de Maurice Duverger, malheureusement empêché d’être présent physiquement à Arc-et-Senans, sur la « crédibilité du décideur » a permis d’engager une discussion très pointue sur les données politiques et juridiques de la responsabilité du décideur, autrement dit celle du chef de l’État et du gouvernement.
In fine, une table ronde présidée par Étienne Burin des Roziers, avec la participation de Dominique Chagnollaud (université de Paris 1) (3), Daniel Colard, Paul-Marie de La Gorce, a analysé la « diplomatie nucléaire » du général de Gaulle ; il a été aisé de montrer comment la France, grâce à la force de dissuasion, avait vu son influence, son rayonnement et son rang confortés sur la scène internationale.
Le rapport général – exercice de synthèse difficile – a été présenté par Jacques Robert (professeur à l’université de Paris 2) qui a su remarquablement dégager les points forts du colloque, qu’il s’agisse des rapports, des débats ou des témoignages des décideurs politiques et militaires. L’allocution de clôture a été prononcée par le secrétaire général de l’Institut Charles de Gaulle, Pierre Lefranc.
En résumé, le colloque d’Arc-et-Senans a « mis à plat » le dossier de la dissuasion nucléaire française sous ses multiples facettes, 20 ans exactement après l’entrée en service des Mirage V (1964), première composante de la triade stratégique. Il a fallu en effet près d’une génération pour que les quatre grandes formations politiques se rallient à la FNS. Aujourd’hui, il existe heureusement un consensus national sur la politique militaire de la France fondée sur la stratégie atomique. Le moment était donc venu d’étudier scientifiquement – avec un certain recul historique – cette passionnante aventure politique, technique et stratégique, et pour les témoins, de parler plus librement ; le moment était aussi venu de mettre à la disposition des Français un document solide et sérieux sur un sujet aussi capital. C’était l’ambition de ce colloque dont les actes seront publiés dans le courant de l’année 1985, chez Plon dans la collection « espoir ». Il appartiendra aux futurs lecteurs de dire si le pari a été tenu. ♦
(1) Rapport d’information parlementaire (n° 1730, Assemblée nationale, seconde session ordinaire de 1979-1980) présenté par R. Tourrain devant la Commission de la défense nationale et des forces armées.
(2) Cf. son compte rendu du colloque dans Le Monde du 4 octobre 1984 ; voir aussi Le Figaro des 29 et 30 septembre 1984.
(3) Qui a introduit le sujet « La France de la force de Dissuasion », par un rapport très fouillé.