La guerre et l’atome
Paul-Marie de La Gorce est un des observateurs les plus actifs de la violence internationale. Spécialiste des problèmes stratégiques que pose l’arme nucléaire, c’est, nous dit-il, dans Beyrouth bombardé qu’il eut, à l’été 1982, l’idée d’écrire ce livre. Pourtant, « les guerres de l’après-guerre », ainsi qu’il nomme les très réels conflits qui ensanglantent le monde, n’y occupent qu’un seul chapitre. C’est à la violence nucléaire, donc potentielle, que va l’essentiel de sa réflexion.
Notre camarade (Paul-Marie de La Gorce, compagnon de nos campagnes d’outremer, est ancien auditeur de l’IHEDN) est un gaulliste conséquent. Il ne s’agit nullement d’un choix politicien, mais d’une fidélité à l’incomparable homme d’État, acteur superbe de la scène internationale et observateur lucide de ses comparses, à la fois sage et décideur. La fidélité de l’auteur se retrouve ici dans une analyse sévère des stratégies américaines et une exaltation fort bien argumentée de la dissuasion française. Elle se retrouve aussi, en négatif, dans l’occultation, peut-être méprisante, de l’empire idéologique de l’URSS.
C’est la présentation de la politique militaire américaine qui donnera aux lecteurs de notre revue le plus à penser. À travers une excellente rétrospective qui nous mène de Hiroshima à la « guerre des étoiles », on suivra le lent apprentissage des responsables confrontés à l’arme nouvelle. L’apprentissage aurait dû les porter à l’humilité, tant il apparaît que ce sont les situations concrètes et les techniques qui imposent leurs lois aux stratèges nucléaires. Ainsi souligne-t-on fort justement que la « destruction mutuelle assurée » (MAD) n’est qu’un constat qui s’impose aux deux « Grands » avec la force d’une évidence. Mais les évidences ne sont pas distrayantes. Aussi s’est-on employé à tourner celle-ci et de plusieurs façons.
La stratégie européenne des États-Unis est présentée sans bienveillance excessive. C’est qu’elle oscille sans cesse entre le relâchement et le resserrement des liens qui l’unissent à notre péninsule. Le dilemme que pose à toute puissance nucléaire la protection d’un autre – et plus encore si l’océan les sépare – rend suspects ses efforts les plus méritoires. Ainsi présentera-t-on la riposte graduée comme acceptation de la guerre limitée. On insistera sur l’irrationalité de la bataille des armées dès lors que l’arme nucléaire y est employée, sans mentionner le caractère dissuasif, cher au général Beaufre, de cette irrationalité même. On niera la fonction « escaladante » de l’arme tactique, « discours mystificateur » enfin dévoilé aujourd’hui. Le général Rogers s’ingénie à bâtir une doctrine qui l’évacuerait. C’est évidemment trop vite dit et le Commandant suprême allié en Europe (SACEUR) s’est défendu de ces accusations, en particulier dans une lettre à l’auteur, honnêtement citée (p. 139). Mais les arguments ici résumés retiendront l’attention. Ils portent une lumière crue sur les tentatives actuelles de réhabilitation de la bataille et des « vastes confrontations si naturelles au comportement militaire ».
Les réflexions de Paul-Marie de La Gorce sur les armes et les stratégies antiforces méritent elles aussi considération. En la matière, le vocabulaire doit être clarifié et l’on pourrait, comme ce livre le montre, distinguer « deux antiforces » : l’une à portée intercontinentale et cibles nucléaires, l’autre à portée intermédiaire et objectifs d’abord conventionnels. Si, dans un premier domaine, l’extravagante accumulation d’armes perfectionnées est justement dénoncée par l’auteur, dans le second la « bataille des euromissiles » lui paraît bien surfaite. On le comprend et après tout, le déploiement des SS-20 soviétiques, quelque redoutables qu’ils soient, n’était pas une révolution et, en ce qui nous concerne, ne mettait pas en cause notre stratégie. Mais la mise en place des Pershing et des Cruise américains est une novation beaucoup plus nette, si on la tient, avec d’autres commentateurs et feu le maréchal Oustinov lui-même, pour le moyen de recouplage États-Unis–Europe. Or, cet aspect de l’événement est ici violemment contesté (p. 173).
À la frontière des deux antiforces et brouillant un peu les catégories, se situent les missiles de croisière embarqués ou aéroportés, qui figurent en grand nombre dans le plan d’armement du président Reagan. Ce foisonnement futur n’a guère retenu l’attention des observateurs. Il n’a pas échappé à la vigilance de Paul-Marie de La Gorce.
Enfin, dernière évolution, à peine ébauchée, des stratégies américaines, l’Initiative de défense stratégique (IDS) du président est présentée avec la même rudesse. On y voit « la plus radicale tentative de rompre l’équilibre » et la possibilité pour l’Amérique de soumettre l’URSS à « l’ultimatum nucléaire » (p. 160).
La critique que fait l’auteur des stratégies des États-Unis met en valeur la justesse de la nôtre et la prescience du général de Gaulle qui, s’il ne l’a pas initiée, lui a donné sa pleine signification. L’exposé qu’on en fait est un modèle du genre. Il éclaire ce qui sépare riposte graduée et manœuvre d’avertissement, justifie le flou qui, vers l’Est, doit entourer la portée de notre menace et réfute l’objection simpliste de l’inéluctable vitrification de notre territoire.
On attribuera à l’héritage gaulliste le souhait final de l’auteur de voir réduire les effectifs de notre Armée de terre et supprimer le service militaire. Tel est en effet le vœu de quelques tenants de la dissuasion pure et dure ou d’exégètes des écrits du commandant de Gaulle. On répondra qu’une logique n’est jamais si assurée qu’on puisse la pousser sans risque à son bout. Paul-Marie de La Gorce stigmatise avec pertinence l’incohérence de la politique française des années 1930, strictement défensive derrière sa ligne Maginot et se disant prête à voler au secours des Européens de l’Est. Or, une dissuasion pure et dure mène au neutralisme, alors qu’aujourd’hui encore il y a à l’Est, au-delà du rideau de fer, des Européens séparés qui pourraient un jour avoir besoin de nous. Ce jour-là – qui sait ? – on se trouvera bien de disposer des moyens qui nous permettent, non plus de dissuader, mais d’agir. Pour tendre la main, il ne faut pas être manchot.