Les débats
• Est-ce que les experts américains ne sont pas inquiets que nous ayons de graves problèmes alors qu’eux réussissent à se sortir de leurs difficultés, n’imaginent-ils pas qu’ainsi ils pourraient se trouver dans leur zone d’intérêt face à des situations délicates qui pourraient leur coûter extrêmement cher ?
Lorsqu’on discute politique économique à l’OCDE, dans les sommets périodiques, les Américains sont excédés par les critiques européennes qui ne cessent de se manifester depuis trois ans et ils ont tendance à dire aux Européens : vous vous êtes toujours trompés sur l’économie américaine, donc les réserves que vous formulez sur son état ne sont pas plus utiles que vos conseils. Si on va au-delà de cette réaction, la préoccupation de l’équilibre géostratégique du monde apparaît effectivement avec le souhait d’une Europe occidentale forte, non seulement sur le plan militaire mais aussi sur le plan économique et c’est pour cela que les Américains ont soutenu le Marché commun dans les années 60-70 alors même que cela affectait beaucoup leurs intérêts commerciaux ou industriels. Face à cette préoccupation d’une Europe économiquement forte, ils nous disent : pourquoi n’adoptez-vous pas certaines des leçons de notre propre expérience ? Introduisez dans vos économies la flexibilité, la mobilité, la dérégulation. Cette dernière a effectivement été une énorme force porteuse pour les États-Unis, notamment dans le domaine de l’énergie : ceux-ci avaient un dispositif compliqué de prix se traduisant par des péréquations permanentes ; le président Carter a décidé de libérer le marché intérieur et cela s’est traduit par une hausse des prix mais aussi par une modération de la consommation et une reprise de la production. Et malgré la reprise les importations américaines sont aujourd’hui bien inférieures à ce qu’elles étaient avant la dérégulation. Elle a été le facteur essentiel de retournement du marché mondial. Cette dérégulation s’est manifestée aussi dans le domaine des transports, dans les services financiers, dans les télécommunications, et les Américains nous disent : pourquoi ne lancez-vous pas des opérations de ce type ? Je crois que l’abaissement des frontières entre pays européens a été la grande force motrice des années 60 pour la croissance en Europe et il faut que celle-ci retrouve par des actions amples et concrètes une dynamique comparable. Des actions de dérégulation peuvent apporter cette dynamique. Cela concerne en particulier la flexibilité de l’emploi. C’est d’abord la flexibilité des salaires selon qu’un secteur est en bon état ou qu’il a à faire front à des difficultés, de manière à faciliter le déplacement de main-d’œuvre des branches en régression vers celles qui sont en expansion.
Je voudrais verser au débat des données qui m’ont été fournies tout récemment par M. Galbraith. À propos du taux d’intérêt, il m’a précisé qu’il était pénalisant pour l’extérieur mais aucunement à l’intérieur. Deuxièmement, à propos de la dette extérieure des États-Unis dont on parle beaucoup, M. Galbraith m’a affirmé qu’elle était couverte très largement par l’épargne intérieure. Troisièmement, il estime que cette épargne privée contribuait très largement à l’augmentation des investissements.
• La décision de diminuer le déficit budgétaire n’est pas prise aux États-Unis comme elle peut l’être dans un pays européen. Il y a un continuel bras de fer entre le président et le Congrès sur cette question ; le Congrès est sans doute plus responsable que le président des États-Unis d’une grande partie du déficit ; et ce jeu qui s’instaure entre le chef de l’exécutif et le corps législatif, c’est-à-dire le Congrès, a lieu sur la place publique. Les progrès ne peuvent être faits dans un sens ou dans l’autre que si tout est mis sur la place publique de sorte que peu à peu l’opinion bouge. Autrement dit, malgré l’impression qu’on a de ce déficit, il faut bien voir qu’il n’est pas si dramatique. Deuxièmement, il n’y aura de progrès — et le président des États-Unis ne parviendra à ses fins — que si s’ouvre un immense débat d’opinion sur ce sujet permettant de faire accepter certaines décisions au Congrès.
Quand le président met un veto, de manière spectaculaire, sur les aides que le Congrès voulait accorder à l’agriculture, il adopte une attitude courageuse et prend une initiative fort importante. D’autant que les États-Unis ne sont pas simplement un pays industriel : le couple d’agriculteurs y est considéré comme un des fondements de la société. La crise de l’agriculture américaine bouleverse les médias, et pourtant le président n’a pas craint de dire non. Il ne faut donc pas perdre de vue le côté public et même théâtral de la politique américaine, et je crois que maintenant que le problème du déficit est, non pas sur la table d’un cabinet ministériel comme en France, mais dans l’opinion publique, celle-ci est en train de se rendre compte qu’il faut réduire ce déficit budgétaire ; c’est pourquoi je ne suis pas pessimiste sur ce sujet.
N’oublions pas d’autre part que le choix du moment est très important et c’est en début de législature que le président peut faire des choses sérieuses. Dans dix-huit mois les Sénateurs ne penseront qu’à leur réélection et il sera alors très difficile pour le président Reagan d’engager une action décisive s’il ne le fait pas cette année.
Il est vrai que le temps presse mais il existe tout de même deux atouts : c’est que le président Reagan a été réélu sans qu’il lui soit possible de briguer un nouveau mandat ; de plus, il n’est pas sûr qu’il soit plein d’attention pour les parlementaires de son propre parti, et il est peut-être plus conscient des problèmes de son pays.
• On est très frappé de constater qu’actuellement les Américains sont prêts à accepter de voir leur agriculture souffrir. À partir des années 80 ils avaient engagé une redistribution de leurs forces qui consistait à abandonner la sidérurgie et à axer leur développement sur les industries électroniques, les services et l’agriculture. Rappelons-nous l’idée du Food Power et des possibilités stratégiques que donne aux États-Unis le fait qu’ils possèdent l’agriculture la plus prolifique du monde et aussi la plus exportatrice. D’où les conflits nombreux que les Américains ont eus et ont encore avec les Européens qui sont, eux aussi, devenus une puissance exportatrice. Alors, est-ce qu’il y a un changement de stratégie dans cet effort de redistribution des forces ?
Il ne faut pas oublier en effet que les États-Unis sont de très loin la première puissance agricole. Il n’y a pas de doute que son objectif est de rester à ce rang ; sur la méthode, le gouvernement Reagan pense que c’est par le marché qu’on est le plus fort et les faits le prouvent dans une certaine mesure. En raison d’un système d’aide similaire à celui de la politique agricole commune en Europe, la production américaine a diminué récemment : les États-Unis produisaient il y a encore quatre ou cinq ans 49 % du blé dans le monde et ils en produisent aujourd’hui 39 %. Dans le même temps, le coût budgétaire du soutien à l’agriculture ne cesse de croître : 8 % de la dernière récolte ont été mis dans des silos d’État. Le secrétaire à l’agriculture, M. Block, a eu cette phrase : à chaque fois qu’une acre disparaît aux États-Unis, un autre est cultivé en Argentine. Pour le président Reagan cette politique est absurde. Il entend restaurer une économie de marché qui n’existe pas dans le domaine agricole depuis longtemps et cette démarche n’est pas une source d’affaiblissement de l’agriculture américaine, bien au contraire. Le courage de Reagan, c’est de se servir de la crise de l’agriculture pour dire : ce qu’il faut, c’est plus de marché.
Ce qui a tout de même mis en lumière les coûts élevés de l’agriculture américaine, c’est la hausse du dollar. Car avant il y avait des prix artificiellement soutenus qui demeuraient cependant très inférieurs aux prix européens et à la moyenne des cours mondiaux.
• Lorsqu’on parle de l’endettement du Tiers-Monde, il est toujours question, et c’est normal, des flux de capitaux, des flux financiers qui s’exercent à partir des pays occidentaux vers les pays du Tiers-Monde. Mais depuis la hausse des produits pétroliers une immense organisation interislamique s’est mise en place à partir des pays pétroliers arabes. Il ne faut pas oublier qu’existe une banque interislamique de développement qui comprend 42 membres aujourd’hui. N’oublions pas non plus que l’Opep est un organisme quasi musulman puisque sur les 13 membres de l’Opep, dix sont affiliés à la banque interislamique, avec, de plus, les quatre fonds de développement économique du Koweït, du Qatar, d’Abou Dhabi et d’Arabie Saoudite. En dehors même du recyclage des capitaux pétroliers par les banques occidentales, il y a des flux considérables qui s’exercent directement au sein de cette organisation financière interislamique vers les pays musulmans pauvres mais surpeuplés comme le Pakistan, le Bangladesh, le Nigeria… Il y a donc des prêts à long terme et des aides à court terme aux pays africains, dont la majorité au Sahel, y compris le Cameroun, voire le Gabon, sont des pays musulmans. Tout cela est loin d’être négligeable.
Mais on ne peut envisager les problèmes africains dans les mêmes termes que ceux de l’Amérique latine. L’Afrique, il faut s’en rendre compte, est à un niveau de développement économique antérieur, et elle est moins concernée directement par la crise des financements bancaires. C’est un continent qui doit être assisté, et son vrai problème est un problème d’aide publique.
• Finalement à la faveur de cette crise d’endettement qui a éclaté à partir de 1982, on aurait pu penser que l’écart entre l’Europe et les États-Unis se serait quelque peu atténué. Les faits prouvent que l’Europe est aujourd’hui plus éloignée qu’elle ne l’a jamais été des États-Unis sur le plan économique. L’Amérique a su faire face à cette crise avec une souplesse et des conditions de redistribution de ses forces qui ont laissé l’Europe à la traîne. La question qui se pose est de savoir si ce phénomène est irréversible ? Est-ce qu’il ne traduit pas un phénomène encore plus important qui consiste pour les États-Unis à se rapprocher davantage du Japon pour nouer avec lui des alliances technologiques fructueuses et, en définitive, à contribuer ensemble à déplacer le centre de gravité de la planète vers l’océan Pacifique ? Si l’appareil industriel de l’Europe est plus utilisé que celui des États-Unis et puisqu’il aboutit à de tels résultats, on ne peut que conclure qu’il a une productivité très inférieure. Par conséquent, l’Europe qui part d’une situation plus difficile amplifie ses risques de déclin en raison du fait qu’elle n’investit plus dans la proportion où investissent le Japon et les États-Unis. L’Europe par la conjugaison de ces phénomènes sera-t-elle amenée à rester à l’écart des grandes zones de pouvoir dans le monde ?
Il faudrait que l’Europe accepte une flexibilité en particulier dans le monde du travail ; il faudrait que les industriels soient plus dynamiques… Tout cela peut-il se produire ? Finalement est-ce qu’un changement profond des mentalités européennes est possible ? Je crois à la réversibilité de ces tendances néfastes. Souvenons-nous que, bien avant le passage malheureux de Carter à la Maison-Blanche, lorsque nous parlions des États-Unis c’était pour les décrire comme une société vieillissante : il était question du mal américain, pour reprendre le titre d’un livre de M. Crozier et dont la relecture laisse rêveur. On pensait alors que les États-Unis étaient sur la voie de devenir comme l’Angleterre. D’autre part, qui en 1940, observant ce qu’avait été l’évolution de la France depuis 1900 — vieillissement de la population, sous-investissement, déclin général — aurait pu dire que la France serait au milieu du siècle le pays dont la croissance serait la plus élevée d’Europe, dont l’industrialisation serait rapide et qu’il connaîtrait sous le général de Gaulle et sous le président Pompidou l’expansion la plus rapide d’Europe ? C’est vrai qu’il y a des pays en déclin. Voyez l’Angleterre dont le dépérissement a commencé très tôt, certains le font même remonter à 1850 : est-ce que les efforts d’une femme seule pour renverser le cours de l’histoire réussiront, prouvant alors que ce déclin n’était pas irréversible ? Qui sait ? L’Espagne et le Portugal ont coulé corps et biens en cinquante ans. La France qui pendant 40 ans coulait s’est redressée, même si aujourd’hui elle plie à nouveau. Alors qui sait ? On touche à des facteurs historiques et sociologiques trop profonds, sans oublier les facteurs culturels. Si le problème de la France réside dans la mobilité sectorielle et géographique, je ne crois pas que cela soit perdu définitivement. Certes, cela implique des changements en profondeur de la mentalité française, alors y a-t-il malgré notre pesanteur sociologique les possibilités d’une telle évolution ? Personnellement, je ne désespère pas.
• Est-ce que l’Union soviétique, par son action politique en Europe, ne chercherait pas à tirer un avantage économique de notre Europe vieillissante qui offre encore des possibilités alors que Moscou dispose des leviers pour se les procurer ?
Je n’ai aucun doute sur les intentions de ce pays qui n’aura guère de scrupules à profiter de notre déclin. Je crois que les Soviétiques sont doublement satisfaits. D’une part un certain affaiblissement du camp occidental par le contraste entre l’Europe et les États-Unis favorise leurs desseins. D’autre part, la crise d’endettement a conduit leurs satellites à réduire leurs importations en provenance de l’Ouest. Ainsi a été interrompu ce qu’on a pu appeler la finlandisation économique de l’Europe de l’Est. L’attraction de la RFA sur les pays de l’Est est moins marquée, ce qui risque de les ramener plus directement dans la sphère économique exclusive de Moscou.