Les débats
Les Superpuissances
• Je crois qu’il est très dangereux de penser que les Soviétiques ne sont pas capables de suivre le développement des techniques, mais la vraie question me semble être : est-ce qu’en développant les technologies de l’information, les Soviétiques ne vont pas vers la destruction de leur propre système et recréer une société civile qui n’existe plus ? Il y a en effet contradiction radicale entre informatisation, globale d’une société, c’est-à-dire circulation de l’information, et totalitarisme.
Le problème est de savoir si les progrès technologiques, notamment en informatique, constituent un saut qualitatif mettant fin à une espèce de dialectique entre le progrès technique et la nature des hommes, des régimes politiques et des idéologies, telle qu’elle s’est souvent reproduite dans l’histoire. La guerre de 1914 avait des causes diplomatiques classiques, la technologie militaire l’a transformée, en retour elle a contribué à produire des révolutions totalitaires… Les philosophes du XVIIIe siècle pensaient déjà que la science allait tout changer dans le sens de la démocratie, ils se sont trompés car le jeu reste ouvert étant donné la nature des sociétés. Alors, est-ce que les nouveaux progrès vont mettre fin au drame, détruire les régimes totalitaires ou ne serait-ce pas eux qui vont nous conduire à la fin de l’humanité par une utilisation abusive de ces techniques ? À moins qu’il y ait saut qualitatif dont les conséquences seraient incompatibles avec le totalitarisme — c’est possible —, mais on ne peut écarter l’éventualité que la dialectique prenne le dessus pour donner naissance à un nouvel âge du totalitarisme.
• L’argument selon lequel l’Union soviétique aurait des difficultés financières à suivre les progrès des États-Unis est courant depuis de très nombreuses années en Amérique. Il a été émis du temps de McNamara à propos du B-l, puis sous M. Brown au sujet du cruise missile, etc. Or jusqu’à ce jour Moscou a suivi et je constate qu’en ce qui concerne l’effort de défense c’est plutôt aux États-Unis qu’il y a des limitations, provenant notamment de la Chambre des Représentants et du Sénat.
• Ce qui effectivement compte aux États-Unis, c’est l’ouverture d’un débat réellement démocratique mais il y a là une force qu’on ne peut négliger. En ce qui concerne l’IDS le financement n’intervient pas tout de suite puisque nous en sommes à l’étude de faisabilité et si actuellement le budget n’est pas en expansion comme le président l’avait demandé, cela ne cause aucun dommage aux recherches engagées. Le vrai rendez-vous, c’est l’après Reagan et c’est là qu’il y a une énorme interrogation : est-ce que les premiers travaux vont être décevants ou enthousiasmants ? Est-ce que le rendez-vous budgétaire dans trois ans sera difficile et alors que pourront faire les États-Unis dans ce cas-là ? C’est une inconnue à tel point que certaines firmes hésitent actuellement à s’engager. En ce qui concerne l’Union soviétique, je n’ai pas d’opinion sur la capacité de la société civile à nourrir un effort d’armement : je constate que cela dure depuis trente ans, voire même quarante ans et je ne vois pas pourquoi il n’en serait pas ainsi à l’avenir. On ne peut donc pas tabler sur un épuisement de la société civile venant amoindrir l’effort militaire.
Mais ce qui est important, c’est qu’actuellement se crée une nouvelle civilisation et que de ce fait la société subit un séisme dont on ignore où il nous conduit. Peut-être que cela devient dangereux : les Européens commencent à être fatigués de cette course, les Américains pourraient le devenir aussi tandis que les Soviétiques sont plus à l’abri puisqu’ils restent dans leur archaïsme qui les protège de ce traumatisme qu’induit le développement des nouvelles technologies.
• En ce qui concerne l’URSS, je ne crois pas qu’on puisse avoir un jugement sur les limites de sa capacité à fournir les efforts que le monde moderne impose. Mais je crois qu’on peut déjà répondre sur un autre sujet : l’URSS a cessé d’être un modèle pour les autres. Face aux deux systèmes de pensée antagonistes, le système marxiste et celui de la libre entreprise, je crois que depuis trois ans on voit apparaître des signes qui font penser que le modèle qui fascine et dont on retient les performances comme un objectif souhaitable est plutôt du domaine de la liberté que du domaine de l’organisation centralisée. Et c’est tout à fait nouveau. Il y a encore quinze ans la plupart d’entre nous se référaient à des systèmes de construction rationalistes, centralisés, volontaristes.
La démoralisation de nos sociétés peut-elle être enrayée par les progrès technologiques en cours ? Nous sommes dépositaires de la conviction que ce qui peut se construire est un monde beaucoup plus positif que toutes les autres civilisations du passé. Cela doit être propagé, nous devons vendre l’idée car elle est vraie. L’humanité est en train d’enfanter une civilisation nouvelle qui est plus riche pour l’homme que ce qu’il a jamais connu.
L’Europe et la France
• Je crois l’Europe en déclin, mais je pense qu’il est possible de rattraper les choses et que nous avons encore les moyens de nous rétablir, malheureusement nous n’en prenons pas la voie. Si nous ne réagissons pas très rapidement, nous sommes sur le chemin qui conduit dans vingt-cinq ans à une situation irréversible. Il nous faut réagir et retrouver la situation qui est la nôtre depuis un millénaire, à savoir être parmi les premiers dans l’évolution humaine. Mais il est certain qu’on ne réagit qu’en présence d’un danger et si l’on en a conscience, alors il ne faut pas exagérer car si on dit que tout est gagné ou que tout est perdu, les Européens qui ont un tempérament « d’herbivores » vont céder le pas devant les prédateurs. Il ne faut ni décourager ni rassurer, mais il faut prévenir. Nous ne pourrons survivre qu’avec des réactions fortes et non dans la mollesse.
• Au cas où l’Europe ne ferait rien, est-ce que le danger ne serait pas le départ de nos meilleurs cerveaux vers les laboratoires d’outre-Atlantique ?
Nous avons un concept de l’État qui nous porte à considérer que, bien entendu, l’effort national, c’est l’État qui doit l’endosser. D’où les nationalisations. Cela ne facilite pas les relations avec des pays pratiquant la libre entreprise. Or, le système allemand est concurrentiel et les entreprises se rentabilisent sans les crédits de l’État. Il n’en va pas de même chez nous et nous pouvons, avec les deniers publics, accomplir d’énormes efforts sans être assurés de leur rentabilité : Concorde par exemple. Le grand problème de la coopération européenne est donc l’inadaptation de nos idées à une réalité profonde. C’est l’émulation qui est à la source des progrès technologiques ; si l’État veut tout assurer, il n’y aura pas de progrès. Dès lors la question de l’évasion des cerveaux est bien réelle. Ce n’est pas en écrasant les revenus des chercheurs ou des ingénieurs que l’on développera la compétitivité.
• Un grand programme technologique nécessite des directives en matière d’objectifs ou de calendrier qui ne doivent pas être définies uniquement en termes de marché. Le programme Apollo ne sert à rien en termes de marché. La principale difficulté ne vient pas des différences de nature entre les systèmes français, britannique ou allemand, elle est due à la fragmentation des industries européennes.
L’Europe, sur le plan économique, souffre de quatre maladies qui sont identifiées. Premièrement : excès de socialisation, ce qui conduit à faire que 52 % du PNB dans les pays européens sont gérés par l’État, à quelques différences près. Deuxièmement, rémunérations réelles trop élevées et mal structurées, qui nuit à l’investissement. Troisièmement : manque de flexibilité, lourdeur générale qui empêche l’adaptation. Quatrièmement : absence d’un véritable marché commun, d’un réel espace industriel commun. Or, je crois que sur ces déficiences il y a actuellement une prise de conscience. Le salut vient d’abord de celle-ci.
Et à propos des sociétés allemandes, il faut préciser qu’elles ne disposent pas toujours d’un esprit concurrentiel évident : Siemens, par exemple bénéficie, outre de commandes de l’État, d’une sorte de monopole de fourniture en matériels de télécommunication alors que Thomson a un monopole d’État. De ce fait Siemens n’a pas de relation compétitive avec le marché. Elle souffre d’une rente de situation, c’est pourquoi elle n’a pas cherché à progresser dans le domaine de la technologie numérique électronique alors que la France est en avance.
• L’Europe ne doit pas considérer que l’Amérique prend ses décisions en fonction de l’Europe : elle les prend en fonction de ses propres intérêts. On ne peut donc accuser les États-Unis de jouer parfois contre l’Europe, et c’est à nous à prendre nos décisions sans tenir compte des Américains.
• Un problème posé est celui de la rareté, autre forme du secret. Le pouvoir veut donc contrôler la rareté tandis que les Soviétiques attendent que les nouvelles technologies se banalisent, ce qui est dans la nature de nos sociétés. Il n’est aucun secret de tous les temps. Tout ce qui est secret va donc entrer dans les circuits de la communication et les Soviétiques en subiront la loi, tôt ou tard, et ce sera leur plus grand problème.
Dans la mesure où nous autres Européens pouvons créer de la surprise, de l’innovation, alors nous sommes encore dans la course. Mais cela implique que nous puissions nourrir notre capital humain, nos élites en leur offrant des laboratoires actifs, des universités dynamiques et des débouchés séduisants. Et sur ce plan-là, je ne suis pas Européen car il n’existe pas de patriotisme européen. Ne conviendrait-il donc pas de concevoir la gestion de la rareté à notre échelle nationale ? Je veux bien que le gouvernement lance de beaux programmes sur les technologies du futur, mais je préférerais que nous disposions d’équipes de pointe.
• La rareté appelle une réflexion sur le gaspillage : si une ressource est rare, il convient de ne pas la gaspiller. Or, nous sommes dans une structure européenne qui nous conduit à vivre dans un gaspillage organisé. L’exemple de la production des microprocesseurs est significatif : l’Europe ne produit pas la moitié des quantités permettant d’atteindre la rentabilité : donc elle se ruine à en faire. Mais ce qui est plus grave, c’est que tous les pays européens et toutes les entreprises européennes font des efforts pour créer des prototypes qui ne servent à rien. Ce sont des veilles technologiques qui permettent de dire que nous ne sommes pas en retard parce que nous savons faire, mais à quel prix ! Il y a amputation de ce qui pourrait être un bénéfice. En technologie de l’information l’Europe dépense environ 12 milliards de dollars par an en recherche et développement, les États-Unis 20 milliards et le Japon 6. Or le Japon dont l’effort est la moitié de celui de l’Europe obtient des performances bien plus élevées.
La ressource humaine est rare, la ressource technologique l’est aussi, de même que la ressource financière : il y a là un constat majeur qui doit nous conduire à traiter à l’échelle européenne, nous ne pouvons pas y échapper.
La rareté nous oblige aussi à exploiter un phénomène extrêmement important en physique et qui ne l’est pas moins en économie : c’est la résonance. Le marché économique a une résonance en ce sens qu’il y a un pionnier qui invente et qu’il y a une réponse d’un client, lui aussi pionnier. Et la résonance du marché américain, c’est que les clients sont pionniers par esprit, ce qui amène un phénomène de contagion et une amplification du résultat si bien que la rareté de la découverte, qui a coûté beaucoup, est payée plusieurs fois. Jusqu’ici en Europe les clients ne sont pas pionniers. Quand ils le sont, leur nombre est si restreint qu’il n’y a pas de résonance.
En ce qui concerne le capital humain, il est nécessaire de repenser notre système éducatif : il est complètement inadapté. Nos universités n’ont pas d’autonomie, elles ne peuvent pas prendre de marchés auprès des industries ; or aux États-Unis un professeur d’université ne peut pas être pris en considération s’il n’a pas des conseils industriels et si une partie de son temps ne se passe pas dans l’industrie. Le système éducatif européen est anachronique. Il faut, là aussi, installer la compétition, la responsabilité, ne pas avoir peur de l’argent ni du contact avec les réalités. Il faut coupler notre système universitaire sur le réel.
• Quand on considère l’évolution des techniques en matière de sécurité, on s’aperçoit que les problèmes sont de plus en plus spécifiques. Aujourd’hui on traite de l’Espace, il serait souhaitable que les entreprises européennes participent à l’IDS américaine mais pas en tant que simples sous-traitants. Or, ne pourraient-elles trouver un créneau qui leur serait propre ? Aux États-Unis, on se préoccupe essentiellement des missiles intercontinentaux, mais l’Europe est sous la menace de missiles n’offrant pas les mêmes caractéristiques et dont le temps de vol est beaucoup moindre. Ne pourrait-on pas nous spécialiser dans la recherche d’une défense contre ces armes ? Ne pourrait-on pas trouver là l’élément porteur d’un effort européen ?
Une défense spatiale antibalistique a forcément une couverture mondiale. Dès l’instant où on défend le territoire américain on défend forcément toute la terre, sauf les pôles. Le fait qu’un missile balistique soit intercontinental ou à moyenne portée ne modifie pas radicalement ce qu’aurait à faire la défense. Le principe étant de tirer sur les missiles lors de leur phase propulsée il n’y a donc pas de réelle spécificité d’une défense antimissiles adaptée à l’Europe. Il reste cependant le cas particulier des missiles de croisière et on pourrait imaginer qu’il y ait là un créneau à prendre. Mais serait-il raisonnable de mettre en place un bouclier devant nous protéger des milliers d’armes qui menacent l’Europe ?
Ce qui serait concevable, c’est une défense ponctuelle, par exemple les silos du plateau d’Albion. Sachant d’où vient la menace il est possible de prédisposer la défense, c’est un problème relativement facile à résoudre. Beaucoup plus compliquée serait la défense de l’ensemble du territoire, voire même des grandes agglomérations. C’est du reste pourquoi la France peut mener une stratégie anticités alors qu’une stratégie antiforces serait plus facilement neutralisée.