Conclusion
Le sujet ayant été abondamment traité, je me contenterai de quelques observations émises en ma qualité d’observateur, quelquefois d’humble artisan des relations internationales.
À propos du Japon, il me semble que nous ne devons pas oublier que le système asiatique a commencé à exister le jour où le commodore Perry a forcé l’entrée d’un port japonais et qu’un empereur particulièrement clairvoyant a décidé de s’arracher au passéisme et d’entrer dans la modernité. Ceci se passait dans la seconde partie du XIXe siècle et ensuite l’histoire du Japon a connu un certain nombre d’avatars parce que les directions politiques où il s’avançait étaient semées de traverses ; mais le système asiatique est là et l’une de ses composantes sera la Chine.
Ce qui frappe dans la Chine d’aujourd’hui, c’est la permanence d’un système totalitaire s’exprimant par la dictature absolue du parti, un parti plus souple que ne l’a été le soviétique en ce sens qu’il a toujours été capable de passer des compromis avec la société civile tout en gardant la possibilité de les remettre en question.
Envers l’URSS nombre de propos relèvent de ce que j’appelle l’occidentalomorphisme, lequel produit dans l’analyse de la réalité soviétique les mêmes ravages que l’anthropomorphisme dans d’autres disciplines. L’Union soviétique se veut, et s’est toujours voulue, différente, malgré l’érosion de l’idéologie qui n’a cependant pas atteint le point où celle-ci ne serait plus que l’habillage rhétorique d’intérêts permanents de la Russie. Et l’un des derniers bastions de cette idéologie est la conviction qui anime les dirigeants soviétiques de détenir une vision du monde, une philosophie de l’histoire, les plaçant du côté de l’avenir. Cette dimension du comportement soviétique est commune à tous les communistes dans le monde, qu’ils soient ou non au pouvoir. Et c’est parce que le syndicat Solidarité contestait le monisme du parti et des travailleurs que jamais ni Pékin, ni Belgrade, ni Tirana n’ont contesté le bien-fondé de la position soviétique sur la Pologne.
La conséquence de cet état de choses est considérable. Alors que nous voyons dans les sociétés industrielles non communistes s’instaurer une sorte de rationalité à partir des valeurs que l’Europe a mises en avant dès le XVIe siècle, nous entrons dans l’irrationnel dès que nous abordons les rapports interétatiques avec l’Union soviétique ou les autres pays communistes. J’ai toujours vu ce pays, assuré d’être porté par l’histoire, pousser ses avantages sans toutefois prendre de risques majeurs, en restant à l’intérieur de sa puissance.
Scientifiquement armés des moyens de l’analyse marxiste-léniniste, comme ils disent, les Soviétiques, après avoir tout fait pour provoquer la défaite américaine au Vietnam, ont tiré toutes les conséquences du syndrome vietnamien, cette obligation pour les États-Unis d’intégrer à leur conscience la possibilité de l’échec. De même ils ont fait un usage abusif du mot détente que nous avons eu la faiblesse d’accepter et avec lequel nous avons abusé nos opinions publiques puisqu’il ne s’agissait pas de détente ; il s’agissait de coexistence. Malgré le cynisme de Nixon et de Kissinger, avec la naïveté de Carter, les Soviétiques sont allés aux limites de ce qu’ils pouvaient obtenir sous le signe de la détente. Cela n’a pas manqué de produire le réveil des États-Unis et l’effet Reagan.
Que veut aujourd’hui l’Union soviétique ? Atteindre son objectif toujours poursuivi qui est de séparer l’Europe des États-Unis, diviser les Européens entre eux et tenter de mettre à profit les différents courants actuellement à l’œuvre aux États-Unis pour paralyser autant que possible l’effort entrepris dans le domaine des technologies de l’espace. Pourquoi ? Pour gagner du temps, car depuis de longues années l’Union soviétique est déjà lancée, dans la mesure de ses moyens, dans cette direction. Bien entendu, la situation idéale pour elle eût été que l’Amérique soit de nouveau distraite, qu’elle s’enfonce dans cette espèce d’indifférence qui a caractérisé trois années du mandat de Carter. De cette façon l’URSS aurait consolidé l’avantage qu’elle possède avec la lance redoutable que nous connaissons et avec le bouclier auquel elle travaille depuis quelque temps.
Le but de l’Union soviétique est de se faire payer par une nouvelle détente qu’elle mettrait à profit comme la première, tout en y gagnant les transferts de technologie qui la dispenseraient de certains efforts. Sur cette toile de fond, je suis convaincu de sa capacité de suivre la relance américaine. Je crois à la capacité mais aussi à la volonté. Mais la difficulté pour l’URSS ne réside pas dans le maintien d’un prélèvement de 17 ou 18 % du PNB pour les dépenses militaires, car le système soviétique est capable d’aller encore beaucoup plus loin dans les sacrifices qu’il impose à son pays, mais dans l’opposition entre totalitarisme et informatisation globale d’une société.
Il y a indiscutablement là un problème qui donne le vertige à certains Soviétiques qui s’interrogent sur le point de savoir quelles seront pour leur système les conséquences d’une telle informatisation. Or, il y a en Occident une capacité d’illusion qui me semble très grave. Ce n’est pas simplement par mode que nous imaginons que l’Union soviétique est au bord de la faillite, mais nous rationalisons à notre manière ses difficultés. Je ne suis pas de ceux qui souhaitent appliquer à l’Union soviétique une politique d’agressivité : il faut conduire une diplomatie de fermeté et d’ouverture conjuguées. La politique de l’URSS découle de la nature de son système.
À propos des États-Unis, on sait que lorsque le président Reagan prononça son discours du 23 mars 1983, il avait un cap difficile à passer au Congrès pour l’obtention des crédits militaires, et il ne pouvait en avoir raison qu’en mettant l’opinion publique de son côté. Il a donc fait un discours improvisé et c’est pour cela d’ailleurs qu’il a employé des formules tout à fait imprudentes comme « rendre les armes nucléaires obsolètes, un changement fondamental dans l’histoire de l’humanité, etc. ». Nous savons quelle est la ventilation des 26 milliards de dollars qui ont été accordés. Il y a essentiellement trois grands chapitres. Pour un tiers, cette somme concerne l’IDS elle-même ; un tiers va au secteur militaire non IDS et le reste concerne le domaine civil. Comme nous l’a expliqué un Américain raisonnable, on a décidé de voir ce que cela donnerait et il ne fait guère de doute que les résultats seront importants. Cela suffit à poser le problème pour les Européens.
Si ceux-ci ne font pas en sorte d’être associés à ce projet, c’est alors, mais alors seulement qu’ils seront les sous-traitants dont on a parlé. Si les gouvernements ne parviennent pas à s’entendre avec les Américains sur des bases à définir, faute de pouvoir contrôler les entreprises, celles-ci deviendront des sous-traitants. Nous pouvons nous entendre avec les Américains et, malgré ce qu’on appelle la dérive vers le Pacifique, je continue à croire que pour les États-Unis l’Europe n’est pas quantité négligeable. Certes, ils présentent pour nous les inconvénients d’une trop grande puissance mais il faut que les Européens se décident à agir sur un double plan : un certain degré de coopération avec eux et la mise en œuvre du projet spécifique européen Eurêka, qui doit être extrêmement vaste.
Je crois absolument qu’il faut faire l’Europe. Nous ne devrions pas oublier la formule de Saint-Just : « Pour faire la République, il faut la faire aimer ». Or, loin de faire aimer l’Europe, nous en avons fait le bouc émissaire de nos problèmes. Faisons l’Europe en allant au-delà de nos inhibitions, mais au point où nous en sommes le libre jeu des mécanismes ne suffira pas, l’Europe ne se fera pas si elle ne préserve pas un « atome » d’idée volontariste : il existe dans les mécanismes de Bruxelles, il faut nous en servir et en faire un meilleur usage que par le passé.
Si les Européens décidaient de coopérer à l’IDS, leur participation devrait forcément impliquer pour eux le droit à l’information et à la concertation. L’Europe ne peut pas accepter, si elle est partie prenante, que dans leurs négociations avec les Soviétiques, les Américains la laissent en marge. C’est cette bataille-là qu’il faut livrer et gagner.