De la mer et de sa stratégie
La stratégie maritime intéresserait donc, enfin, le grand public français éclairé, puisque nous parvient sur ce sujet un nouveau livre d’une grande qualité, après tous ceux dont nous avons déjà rendu compte récemment dans cette revue. Son auteur est Philippe Masson, chef de la section historique du service historique de la Marine, à qui nous devons déjà, parmi beaucoup d’autres ouvrages très remarqués, deux publications qui font autorité dans leur domaine : « Histoire de la Marine » et « Histoire des batailles navales ». Mais ce n’est plus aux événements de l’histoire que s’est attaqué l’auteur cette fois, mais à sa philosophie pour aboutir à une réflexion conceptuelle remarquable sur les pérennités de la stratégie maritime.
La première partie de son essai, intitulée « De Clausewitz à Mahan », nous a paru particulièrement intéressante, en raison de son exceptionnelle originalité. Notre auteur y souligne d’abord les « lacunes sérieuses » du premier, puisqu’il a ignoré l’emploi de la guérilla et le rôle de la puissance maritime, c’est-à-dire tout ce qui, pour nous, rend nécessaire et possible une stratégie d’action extérieure. Il constate ensuite les insuffisances et les exagérations de Mahan, lorsqu’il a analysé les facteurs de la puissance maritime, ou plus exactement de cette « Seapower », dont nous avons déjà eu l’occasion de dire ici que sa traduction française est imparfaite, dans la mesure où le mot « power » comporte aussi les idées de pouvoir et de force. Philippe Masson fait d’ailleurs une remarque analogue, en notant que « cette expression, si commune dans les pays anglo-saxons et qui intègre les forces aéronavales, les bases, le personnel et la capacité pour une nation d’agir sur mer à son avantage, ne figure dans aucun dictionnaire, ni aucune encyclopédie de langue française ».
L’auteur pose alors cette double interrogation qui domine toute la recherche de son ouvrage : ce « Seapower » résulte-t-il d’un déterminisme ou d’une vocation ? Et plus précisément ensuite : pourquoi la France n’a-t-elle jamais réussi à être durablement une puissance maritime ? Philippe Masson, qui appuie son argumentation sur une analyse historique très serrée, et souvent renouvelée, y répond en montrant qu’on exagère généralement beaucoup le déterminisme attribué aux facteurs géographiques, démographiques et économiques : aussi préfère-t-il privilégier, quant à lui, le rôle des mentalités et le poids des traditions. Il ébauche alors avec talent une analyse nouvelle du « mal français », qui s’écarte de la thèse d’Alain Peyrefitte, basée, comme on sait, sur les options religieuses et les institutions qui en ont résulté. En effet, il retient plutôt comme cause, la marque d’une économie associée plus longtemps que celle de nos voisins à l’agriculture et à l’artisanat, et le poids d’une opinion qui conserve encore maintenant beaucoup de méfiance à l’égard des grandes entreprises industrielles et commerciales.
Si donc, « il ne peut y avoir de Marine en France », comme l’a déclaré Louis XV à Choiseul dans un moment de découragement, ce serait simplement parce qu’elle ne répond pas à l’exigence profonde du pays, en raison de cette mentalité, et aussi pour des motifs géostratégiques dus à une menace permanente sur nos frontières terrestres. Il y aurait alors deux types de constructions politiques : « celles à dominante maritime où la puissance navale constitue un système de protection global, aussi bien économique que militaire, et éventuellement d’action extérieure ; celles à dominante continentale où la Marine ne répond pas à une nécessité vitale, mais apparaît par moments comme un instrument de prestige ou d’impérialisme à la faveur de brèves poussées de volonté de puissance ». Et notre auteur en veut pour preuve le constat historique que la « Royal Navy n’a connu qu’une seule défaite, lors de la guerre de l’Indépendance (1775-1783), où elle a affronté la Marine de la France, qui, pour la seule fois dans son histoire, était affranchie du théâtre continental ». Nous nous permettrons de remarquer ici que cette situation n’aura pas été unique, puisque c’est celle qui prévaut actuellement, où nous sommes à nouveau affranchis du poids de nos frontières terrestres, grâce à notre dissuasion nucléaire et à nos alliances qui nous couvrent en direction de l’Est. Le général de Gaulle l’avait bien perçu, avant quiconque, lorsqu’il fit sa déclaration célèbre : « La Marine se trouve maintenant et sans doute pour la première fois de notre histoire au premier plan de la puissance guerrière de la France, et ce sera dans l’avenir tous les jours un peu plus vrai ! ».
Pour les puissances de tradition continentale, la marine peut donc constituer un outil de portée stratégique et politique, reconnaît notre auteur. Mais alors, croit-il observer en analysant l’histoire, « ces tentatives de grande création maritime sont en règle générale éphémères », et les raisons en seraient doubles selon lui. À l’extérieur, ce développement serait perçu comme la manifestation d’une volonté d’expansion, voire d’impérialisme ou d’agression, et alors seule une extrême prudence permettrait de le faire accepter. Pour Philippe Masson, l’Union soviétique qu’il prend comme exemple, a su faire preuve de cette prudence. Mais à l’intérieur, ce seraient les déceptions apportées par l’utilisation de l’instrument maritime au cours des grands conflits, qui en seraient la cause. Les échecs ne sont pas dus alors seulement à un manque d’esprit stratégique des amiraux, mais aussi aux directives qu’ils reçoivent « de ne pas trop compromettre les forces qui (leur) sont confiées », comme notre histoire en donne trop d’exemples. C’est donc à juste titre que notre auteur déplore : « il a manqué à la Marine française à ses débuts un grand amiral, à la manière d’un Ruyter [néerlandais] ou d’un Nelson [anglais], capable de révéler, au sens propre, les possibilités de la puissance de la mer et de donner l’impulsion définitive ».
Mais souligne-t-il ensuite, « l’emploi hésitant et compassé des forces navales de haute mer conduit à renforcer la puissance de l’Armée ». Celle-ci préfère alors inévitablement la « pierre » au « vent », pour paraphraser le beau titre d’un ouvrage qui a été commenté récemment dans cette revue, c’est-à-dire qu’elle multiplie sur ses façades maritimes les fortifications. Celles-ci peuvent servir le cas échéant de résidence secondaire aux présidents de la République, remarque avec un brin d’impertinence Philippe Masson, mais, en attendant, elles entraînent des dépenses beaucoup plus grandes que celles qui auraient été nécessaires pour développer les escadres, et en outre, paradoxalement, elles immobilisent des forces terrestres qui feront défaut au moment de la bataille. Fernand Braudel, dont on parle tant actuellement, a superbement décrit dans son ouvrage posthume « L’identité de la France », cette fatale hésitation à choisir entre Metz et Toulon, qui caractérise notre histoire. Notre auteur conclut cependant, quant à lui, par une note d’espoir, lorsqu’il déclare : « contrairement à ce que prétendent certaines écoles, le destin d’un peuple n’est pas lié à une contrainte matérielle, mais résulte d’un choix, d’une option librement consentie, d’un pari, ou mieux même d’un défi… Le rôle des dirigeants peut être fondamental ». Autrement dit : « il est permis d’avoir le pessimisme de l’intelligence, mais il est nécessaire d’avoir l’optimisme de la volonté », c’est nous qui l’ajoutons suivant une formule que nous affectionnons particulièrement.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, Philippe Masson décrit avec un même talent les principales originalités de la stratégie maritime, ainsi que ses différences avec la stratégie continentale. Il l’a intitulée « La mer contre la terre », soulignant ainsi avec bonheur cette capacité nouvelle de la stratégie maritime due aux progrès de la technologie, qui avait été son ambition depuis toujours et dont les conséquences sont considérables. Auparavant, il avait démontré que, pour la puissance continentale, la vision stratégique, « limitée dans l’espace et dans le temps, ignorant les forces profondes, aussi bien politiques qu’économiques et psychologiques », conduit à « une pensée militaire que l’on est malheureusement tenté de qualifier d’étriquée », alors que, « pour la puissance à dominante maritime, la guerre est envisagée dans une toute autre dimension », puisqu’elle « s’identifie à une vision large des choses, à une perspective en quelque sorte planétaire des événements », où « l’action ne donne son ampleur que progressivement ». En effet, remarque l’auteur là encore à partir d’une analyse très documentée de l’histoire, « la nation maritime ne peut donner toute sa puissance que dans la mesure où elle dispose d’un allié solide sur le continent ».
Philippe Masson poursuit ensuite de façon classique son analyse des différences entre la stratégie maritime et la stratégie continentale. Mais il déclare à ce sujet que, si « la guerre au commerce semble offrir une analogie avec la bataille d’usure », l’« indirect approach » chère à Liddle Hart, dans laquelle il voit l’apologie de la manœuvre, n’a pas sa place sur mer. C’est peut-être exact dans le domaine de la tactique, encore qu’on pourrait donner des exemples contradictoires, mais ça ne l’est pas dans celui de la stratégie, puisque la mer est, tout au contraire, le milieu privilégié de la stratégie « indirecte », celle qui frappe ailleurs et autrement, de même qu’elle est celui de la mobilité « stratégique », celle qui agit avec puissance à grande distance. D’autre part, notre auteur n’insiste pas assez, toujours de notre point de vue, sur cette autre propriété spécifique du milieu marin, si importante à notre époque de « non-guerre », qui est de permettre une permanence militaire discrète, témoignage concret, mais en même temps pacifiant, de la volonté politique de l’État du pavillon. Mais nous partageons entièrement sa conclusion, lorsqu’il déclare : « il existe bien une stratégie maritime, propre, spécifique, différente de la stratégie terrestre. Mais c’est une erreur profonde… de se représenter leur action dans le cadre de deux domaines séparés par une cloison étanche. Bien au contraire, il existe une interdépendance profonde entre les deux stratégies ».
En effet, l’enjeu est toujours en définitive le succès sur terre. C’est nous qui disons le « succès », parce que nous pensons « crise », alors que Philippe Masson parle de « victoire » parce qu’il s’intéresse surtout à la guerre et à la bataille. La troisième partie de son ouvrage est d’ailleurs intitulée « la bataille », sans qu’il soit pour autant un fervent de l’« histoire-bataille », non plus d’ailleurs que de la « nouvelle histoire », si nous avons bien compris. Quoi qu’il en soit, il y présente de façon très documentée et très claire l’historique des armes et des tactiques navales, qu’il poursuit dans la quatrième et dernière partie de son essai par un aperçu brillant sur leur évolution « à l’heure du nucléaire et du missile », pour reprendre son intitulé. Mais ce qui a surtout retenu notre attention dans la deuxième moitié de son ouvrage, ce sont les analyses qu’y a introduites l’auteur sur le personnel qui utilise ces armes et ces tactiques, c’est-à-dire sur ces « gens de mer » dont Platon avait déjà dit qu’ils constituaient une espèce à part, très différente des autres humains, qu’ils soient vivants ou morts. Saint-John Perse, lauréat du prix Nobel de littérature en 1960, nous avait fait personnellement une remarque dans le même sens, lorsque nous lui avions fait visiter un porte-avions et qu’il avait conclu : votre équipage « constitue une société vraiment à part, qui est probablement l’archétype de la société idéale ». Notre auteur, toujours dans la perspective historique qui est la sienne, décrit donc de façon perspicace la spécificité du combat naval, le « ressort moral » qui y tient tant de place, les aspects mi-militaires et mi-marins de l’officier de marine, « le rôle déterminant du commandant », enfin la part du chef et du hasard dans la réussite. On peut regretter cependant, toujours dans la perspective de « crise » qui est la nôtre, que son analyse n’ait pas pris en compte les évolutions qu’entraîne dans les comportements du marin notre époque de « non-guerre ». Nous dirons, quant à nous, qu’elles exigent, encore plus qu’autrefois, sang-froid, détermination, imagination, et surtout courage moral, car le contrôle du pouvoir politique sur « un marin de la paix » sera fatalement très étroit et très tatillon, tout en restant généralement imprécis quant aux objectifs immédiats.
Il nous reste donc à souhaiter que Philippe Masson poursuive maintenant sa réflexion si lucide sur les différents aspects très nouveaux de la stratégie maritime, tels qu’ils se présentent désormais dans le cadre de la « crise » et qu’il analyse à cet effet l’histoire contemporaine qui se vit chaque jour devant nous au cours de ces événements si souvent extraordinaires que nous révèlent les médias. En attendant donc une suite à « De la mer et de sa stratégie » nous ne saurions trop recommander sa lecture dans la version actuelle, car elle est très enrichissante comme nous espérons l’avoir indiqué. Destiné à un public non professionnel, l’ouvrage est de plus présenté de façon très pédagogique, et il est assorti en outre d’un excellent glossaire des termes de marine et d’une solide bibliographie sur tous les sujets traités.