Quel avenir pour quelle communauté ?
Nos lecteurs connaissent et apprécient les écrits de Philippe Moreau Defarges, puisqu’il nous fait part régulièrement de ses réflexions sur l’actualité, toujours très perspicaces, dans la rubrique « Politique et Diplomatie » de cette revue, où il a pris avec brio la suite difficile du regretté Jacques Vernant. Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et conseiller des Affaires étrangères, notre ami est un expert reconnu des affaires européennes. Il avait d’ailleurs publié déjà en 1983 un livre à leur sujet intitulé L’Europe et son identité dans le monde, qui avait été alors très remarqué.
Aujourd’hui, sous le titre Quel avenir pour quelle communauté ?, il nous présente un nouvel ouvrage qui résulte des débats d’un groupe de travail intraeuropéen et interdisciplinaire, constitué sous sa présidence par l’Institut français des relations internationales (Ifri). Les travaux de ce groupe, nous explique dans un avant-propos Thierry de Montbrial, ont été guidés par les trois préoccupations suivantes : conséquences de l’élargissement de la Communauté, possibilités de réforme de celle-ci, avenir de l’unification européenne. Ils prolongent ainsi et actualisent les réflexions qu’avaient entreprises en 1983 le directeur de l’Ifri lui-même et ses collègues directeurs des instituts allemand, britannique, italien et néerlandais ayant une vocation analogue, lorsque, s’exprimant conjointement mais à titre personnel, ils avaient publié avec un grand succès un rapport intitulé dans sa version française : La Communauté européenne : déclin ou renouveau ?
Dans son nouvel ouvrage, Philippe Moreau Defarges nous commente d’abord de façon très intéressante l’histoire de la Communauté depuis sa création ; il insiste particulièrement, en lui consacrant un chapitre, sur l’« Histoire de dix ans de Conseil européen (1974-1984) ». Auparavant, il nous avait montré comment, à partir d’une conception de l’« Europe à la française » des années 1950 et 1960, dont l’entité était clairement circonscrite, on avait débouché dans les années 1970 sur une interprétation de plus en plus différenciée. Les raisons de cette dérive ont été dans un premier temps l’élargissement survenu dans la Communauté, avec l’entrée de la Grande-Bretagne, et ensuite les chocs pétroliers, qui, en arrêtant la croissance économique, ont ravivé les tensions politiques entre ses membres. Ce panorama de la période que nous appellerions volontiers prébritannique de la Communauté, notre auteur vient par ailleurs de nous en donner le récit très vivant dans un article publié dans la revue Politique étrangère, dont le titre indique le propos quelque peu désabusé : « La France et l’Europe : le rêve ambigu ou la mesure du rang ».
Quoi qu’il en soit de ces rêves passés, encore que beaucoup de jeunes de l’époque y ont cru et se sont sentis depuis « floués », ce qui n’est probablement pas étranger au pacifisme et au neutralisme qui se développent chez nos voisins, nous voilà donc en 1986, dans une Communauté européenne qui vient encore de s’élargir et qui est ainsi devenue encore plus hétérogène, tant par les situations économiques respectives de ses membres, que par leurs aspirations politiques. À l’entité d’origine relativement homogène et solide parce que de tradition plus ou moins « lotharingienne » et riche dans son ensemble, on a substitué, sous l’impulsion de la Grande-Bretagne, un concert disparate de nations, dont l’ambition commune se limite à l’entretien d’un courant d’échange. C’est nous qui le disons, mais nous ne pensons pas trahir ainsi la perception que se fait de la situation actuelle de la Communauté notre auteur, qui préfère cependant dans son livre se consacrer aux aspects institutionnels de cette situation. Pour lui, « l’unification européenne se fonde sur trois schémas, trois modèles sans cesse repris, adaptés, combinés, amalgamés », à savoir « la communauté de droit », « le moteur de l’intégration économique » et « la concertation entre les États ». Pour lui toujours, coexistent actuellement deux « Europes », celle des États représentés dans le Conseil européen, et une entité fédérale en ébauche, dont la concrétisation majeure est le droit communautaire qui tend à prévaloir sur les droits individuels.
Philippe Moreau Defarges s’empare alors de deux dossiers qu’il traite au fond et avec la grande compétence qu’est la sienne, celui du « système monétaire européen » et celui des « perspectives d’une Europe industrielle ». Au sujet du premier, nous ne nous permettrons pas de commentaires, sinon en rapportant la constatation que nous avons pu faire après avoir écouté beaucoup de hauts responsables allemands : il n’est pas question que ceux-ci acceptent avant longtemps que l’ECU (European Currency Unit) devienne une monnaie européenne. La conclusion de notre auteur n’est pas tellement différente, quoique plus nuancée, lorsqu’il écrit : « Les prises de position du président de la Bundesbank suggèrent une construction monétaire souple, ouverte, dont les deux piliers seraient le marché et la stabilité ». Et il pose alors les questions suivantes qui vont au fond du problème : « La seule Europe possible serait-elle aujourd’hui une Europe libérale ? Dans un tel système, l’identité européenne ne disparaît-elle pas derrière la concertation occidentale ? Que devient la dimension politique du projet européen ? ».
Au sujet des perspectives d’une Europe industrielle, Philippe Moreau Defarges observe, comme nous avons eu aussi l’occasion de le constater souvent nous-mêmes, que « l’un des grands échecs de la construction européenne est bien l’inexistence d’une communauté industrielle », ou encore que « le rêve de la formation de groupes industriels ne se réalise pas ». Et cela même dans les techniques nouvelles, comme l’ont montré par exemple l’échec retentissant du projet « unidata » ou encore l’incohérence du « plan composants » français, suivi là encore d’un échec non moins retentissant, quoique plus discret ; c’est nous qui nous permettons de l’ajouter. Notre auteur analyse les raisons de cette situation : approche technico-politique inadaptée aux révolutions de l’électronique, de l’informatique et des communications : approches industrielles fondamentalement nationales ; espace industriel imparfait et marché européen inachevé. Il essaye bien entendu ensuite de se rassurer, ou de nous rassurer, en évoquant les fameux « grands projets », c’est-à-dire Airbus, Ariane, TGV européen. Mais il se demande alors si, dans cette démarche, il n’y a pas une fois encore un malentendu entre la France et ses partenaires, et il pose alors la question qui nous hante personnellement depuis quelque temps : « Au fond, depuis la fin des années 1950, le débat demeure semblable à lui-même. La France rêve d’une identité européenne, dressée face au reste du monde. Ses partenaires ne comprennent pas cette exigence d’exclusion : l’option européenne leur apparaît trop comme un ralliement à des projets français ». Et il conclut, à juste titre là encore, pensons-nous : « Le véritable défi de l’Europe industrielle sera sans doute celui des télécommunications », en en argumentant les raisons de façon convaincante.
Avant de nous présenter ses recommandations pour l’avenir, notre auteur consacre un chapitre très documenté de son livre au dossier de « l’élargissement méditerranéen » de la Communauté, qui a été ouvert par l’entrée de la Grèce en 1981 et qui a été compliqué tout récemment par celles de l’Espagne et du Portugal. Il voit en effet dans tout élargissement de la Communauté, et en particulier dans ce dernier tant il est exogène économiquement et politiquement, un révélateur de ses problèmes fondamentaux, car, dit-il, chacun des élargissements antérieurs a entraîné une « mise à plat » et une « recréation ». Il analyse alors très complètement toutes les données de la problématique de cette nouvelle Communauté à douze. Il distingue ainsi dans celle-ci trois « cercles » plus ou moins concentriques, mais disparates : le premier, celui de l’Europe de la prospérité, déjà engagée dans la nouvelle évolution technologique ; le deuxième, celui des grands secteurs déclinants (charbon, acier, textiles, chantiers navals) ; et le troisième cercle enfin, celui de l’Europe insuffisamment développée ou même sous-développée. Il énumère ensuite les éléments d’antagonisme qu’introduit la nouvelle Communauté dans les domaines commerciaux, financiers et institutionnels. Puis il étudie les problèmes spécifiques que soulève l’accès de l’Espagne et du Portugal au Marché commun, dans les secteurs de l’agriculture et de la pêche tout particulièrement, mais aussi dans les relations de la Communauté avec les autres pays méditerranéens et avec les États-Unis. Enfin il traite des enjeux financiers qui vont être ainsi mis en cause, du fait de la création d’un marché encore plus vaste et en principe homogène, et, d’autre part, d’une Communauté qui devient plus hétérogène que jamais. Ainsi, dans le budget de celle-ci, qui est déjà en croissance exponentielle, il va falloir bientôt choisir entre les trois types d’intervention concevables : un instrument financier des politiques communes (ou plutôt de la seule politique commune existant actuellement, celle du soutien des prix agricoles), un mécanisme d’assistance pour les zones défavorisées ou en déclin, une aide aux actions de recherche, auxquels il faut ajouter une aide au développement du Tiers-Monde. Et sa conclusion est importante pour la France, puisqu’il démontre qu’en toute hypothèse, notre position jusque-là bénéficiaire encore qu’elle ne cesse de s’éroder, nous obligera prochainement à contribuer à l’action de solidarité communautaire, comme c’est déjà le cas pour la République fédérale et à un moindre degré pour la Grande-Bretagne.
Après cette analyse très approfondie comme on a pu le constater de la problématique communautaire, notre ami traite dans le dernier chapitre de son ouvrage de sa prospective dans le domaine de la politique extérieure. À ce sujet, il paraît faire siennes au départ les conclusions très prudentes du rapport présenté en juin 1985 au Conseil européen de Milan par le sénateur irlandais James Dooge, lequel estime que l’identité extérieure de l’Europe ne peut être réalisée que progressivement dans le cadre d’actions communes, ainsi que dans celui de la coopération politique européenne, selon les règles qui leur sont respectivement applicables. L’accord du Conseil européen réalisé non sans mal à Luxembourg en décembre 1985 sur les projets de traités révisant celui de la Communauté économique européenne (CEE) et codifiant les pratiques de la coopération politique, n’est pas plus audacieux puisqu’il ne contient qu’une énumération de vœux pieux sur la triple nécessité d’un effort pour « mettre en œuvre en commun une politique étrangère européenne », d’une « consultation sur toutes questions de politique étrangère commune », et d’« une coopération plus étroite en matière de sécurité européenne », l’évocation de cette dernière nécessité étant considérée comme une suprême audace puisque c’est la première fois qu’on a osé y faire allusion officiellement au sein de la Communauté.
On voit donc qu’avec l’adoption de ces traités, s’ils sont bien ratifiés par tous les États membres, la Communauté européenne n’entamera d’aucune façon sa mutation institutionnelle. Telle est bien d’ailleurs la constatation de Philippe Moreau Defarges, puisqu’il écrit en conclusion de son livre : « Pour que l’Europe fasse ce saut vers l’unité, sans doute faudrait-il, soit une épreuve majeure ne laissant ouverte qu’une alternative, unité ou séparation, soit l’élan d’un homme d’État capable de formuler, en termes nets, l’intérêt général de l’Europe. Pour le moment le rêve européen passe par la diversité, l’hétérogénéité des efforts. La vraie synthèse viendra plus tard, une fois établi le nouvel équilibre de l’Europe des Douze ».
Quant à nous, nous serions tentés d’aller beaucoup plus loin dans cette voie que notre ami, tenu il est vrai à une position de compromis par son rôle d’animateur du groupe de travail multinational et très diversifié qui est à l’origine de son ouvrage. Nous ne pouvons en effet nous satisfaire de l’attente qu’il nous propose, car nous pensons que « plus tard il sera trop tard », et que peut-être l’ultime occasion est en train déjà de nous échapper. C’est pourquoi nous fondons nos espoirs personnels sur un retour aux sources, c’est-à-dire sur une identité européenne qui parte de la sécurité au lieu d’y aboutir, comme avait tenté de le faire la Communauté européenne de défense (CED), ce qui fut à l’époque considéré comme absurde, mais était en fait génial parce que révolutionnaire et par conséquent irréversible. Toutefois, le besoin urgent de sécurité qui serait le révélateur nécessaire au déclenchement d’un tel processus ne pourrait résulter que d’une crise qu’il ne serait pas décent de souhaiter ; crise extérieure, telle que celle qui résulterait d’un brusque accroissement de la menace soviétique ou d’un retrait de l’engagement américain ; ou encore crise intérieure, telle que celle que pourrait entraîner l’accès au pouvoir des socialistes en Allemagne fédérale ou des travaillistes en Grande-Bretagne, s’ils s’en tiennent bien alors à leurs programmes. Si nous nous refusons donc à envisager un « bon usage des crises », la seule autre solution nous paraît consister, s’il n’est pas trop tard, à tenter de rebâtir la sécurité de l’Europe à partir de sa base, qui ne peut être que la solidarité franco-allemande, tellement sa communauté de destin est évidente ; c’est ce qu’avait voulu faire le Traité de l’Élysée (1963). La vraie Europe communautaire a été celle des « Six », ou si l’on préfère celle de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), mais nous ne croyons pas à la possibilité de reconstituer ces entités et nous ne croyons pas non plus aux vertus de la dynamique institutionnelle. Aussi, pensons-nous que c’est à la Communauté franco-allemande qu’il incombe de jouer le rôle de catalyseur en Europe, et autour d’elle pourront se regrouper ensuite telle ou telle fraction des « Douze », suivant les problèmes à considérer et en fonction des intérêts respectifs, aboutissant ainsi à une Europe à « géométrie variable », ou si l’on préfère à une Europe « à plusieurs étages », ou « à plusieurs vitesses », ou « à plusieurs cercles », ou encore une Europe « à la carte » ou une Europe « flexible ».
Mais si nous nous sommes permis d’ajouter ainsi quelques idées personnelles à celles que nous avait proposées Philippe Moreau Defarges, c’est parce que son livre nous apporte très objectivement des éléments de réflexion stimulants sur les problèmes de la Communauté, et aussi une documentation particulièrement complète. Il contient en effet en encarts, notes et annexes un ensemble incomparable de données chiffrées, de textes de référence, de citations, de chronologies et de bibliographies sur la construction européenne. Aussi ne saurions-nous trop le recommander à nos lecteurs : il s’agit d’un document de référence indispensable à tous ceux qui se soucient de l’avenir de notre Communauté.