Défense dans le monde - La pénétration soviétique dans les pays du Tiers-Monde (II)
Les enjeux de la pénétration soviétique
Si la souplesse et l’opportunisme caractérisent les moyens utilisés par Moscou, les fins de sa stratégie, elles, sont immuables. Le but de la politique d’échanges complexes mis en œuvre avec les pays du Tiers-Monde est de renforcer l’influence soviétique dans les différentes parties du monde, et en particulier dans les zones que l’URSS considère comme prioritaires pour des raisons stratégiques (ensemble géographique situé au sud de l’Union soviétique : Moyen-Orient, corne de l’Afrique, sous-continent indien), politiques (États alignés sur le Kremlin ou susceptibles de le devenir à court terme), ou économiques (partenaires commerciaux présentant un intérêt particulier).
L’objectif fondamental du Kremlin est la mise en place dans les États du Tiers-Monde de régimes favorables aux intérêts de l’URSS, et il passe par l’élimination, à terme, de l’influence occidentale – et accessoirement chinoise – dans les pays en voie de développement. À cet égard, l’article 28 de la Constitution de 1977 est éloquent : « La politique extérieure de l’URSS a pour objectif d’assurer les conditions internationales favorables à la constitution du communisme en URSS, à la défense des intérêts de l’État soviétique, au renforcement des positions du socialisme dans le monde, au soutien de la lutte des peuples pour leur libération nationale et le progrès social, à la prévention des guerres agressives, à la réalisation du désarmement général et total, et à la mise en pratique importante du principe de coexistence pacifique des États à systèmes sociaux différents ».
Bien que l’Union Soviétique estime avoir pour mission d’instaurer le système marxiste-léniniste dans le monde entier, elle n’entend pas – officiellement du moins –, selon le mot de M. Brejnev, « exporter la révolution ». En effet, elle a connu quelques déboires dans les années 1960 pour avoir soutenu trop ouvertement les mouvements révolutionnaires de libération et pour avoir éveillé les craintes des pays du Tiers-Monde quant à son ingérence trop forte dans leurs affaires intérieures. Depuis le XXIe Congrès du PCUS (Parti communiste de l’Union soviétique) en 1961, elle a opté pour une stratégie moins révolutionnaire, évitant un engagement direct dans les conflits, privilégiant l’intervention des démocraties populaires ou de pays servant les intérêts du bloc soviétique (la République démocratique d’Allemagne – RDA – pour la fourniture de systèmes radars et de matériel logistique, la Tchécoslovaquie pour tous les types d’armements, Cuba pour les interventions directes). Soucieuse de son image sur la scène internationale, l’URSS s’abrite toujours derrière un respect scrupuleux des formes, justifie ses positions par son idéologie et ses interventions par l’appel fait à elle par les gouvernements concernés. Pour souligner sa communauté de vues et d’intérêts avec le Tiers-Monde, Moscou se veut le champion de la lutte contre le néocolonialisme des puissances capitalistes et contre le racisme (en particulier en Afrique australe).
Des enjeux stratégiques poursuivis par l’URSS dans les pays du Tiers-Monde, on peut retenir les deux suivants. D’une part l’influence qu’elle parvient à acquérir ainsi dans les pays en voie de développement lui permet de limiter le rôle politique des Occidentaux (notamment dans les instances internationales), de contrôler en partie leurs sources d’approvisionnements en matières premières (particulièrement sensibles dans le domaine énergétique pour l’Europe et le Japon), de réduire le nombre des points d’appuis dont dispose l’Occident dans le Tiers-Monde. D’autre part, l’Union soviétique cherche à acquérir en échange de services rendus ou de conditions avantageuses de paiement, des facilités logistiques susceptibles d’accroître sa liberté et sa possibilité d’action outre-mer (elle est notamment en quête de points d’appui pour sa Marine). Enfin, les enjeux économiques qui sous-tendent la pénétration soviétique sont primordiaux : les recettes d’exportation d’articles militaires constituent le poste le plus important, voire le plus dynamique, du commerce soviétique ; elles servent donc de ballons d’oxygène qui alimentent sa propre économie, quelque peu à bout de souffle.
M. Gorbatchev et le Tiers-Monde
Ne ménageons pas le suspense ; la politique de M. Gorbatchev vis-à-vis du Tiers-Monde est celle de la continuité dans le changement : elle se situe dans la droite ligne des orientations du PCUS de 1961, que nous citions plus haut.
Au Proche-Orient, l’URSS est de plus en plus perçue comme une grande puissance militaire régionale ; elle y a obtenu récemment deux succès, en nouant des relations diplomatiques avec Oman et avec les Émirats arabes unis (septembre et novembre 1985). Il semble même qu’elle amorce des contacts avec Israël et l’Arabie saoudite. La région de la corne de l’Afrique est toujours marquée par une forte emprise militaire et politique de l’URSS, dont l’Éthiopie est le principal bastion. En Afrique australe, les Soviétiques ont compris quel danger constituait une diminution des tensions régionales : l’équipe Gorbatchev semble vouloir éliminer les mouvements de guérilla anti-marxiste en Angola et au Mozambique, et consolider la ligne de front pour mieux isoler l’Afrique du Sud. En Extrême-Orient, l’URSS souhaite préserver ses bases en Indochine, afin de pouvoir projeter sa puissance militaire dans le Sud-Est asiatique. Cela passe par la reconnaissance de l’hégémonie du Vietnam sur la péninsule indochinoise (avec pour corollaire la présence militaire soviétique).
Comme ce rapide tour d’horizon des principales zones sensibles l’indique, les orientations perceptibles depuis un an se caractérisent par une impulsion nouvelle en Asie et en Afrique australe, par une action modérée et conciliatrice au Proche-Orient. Il n’y a donc pas de politique nouvelle de l’URSS à l’égard du Tiers-Monde ; soyons certains cependant que la nouvelle équipe, très dynamique, exploitera systématiquement tout manque de coordination ou toute erreur du bloc occidental vis-à-vis des pays en voie de développement.
L’Occident face à la pénétration soviétique dans le Tiers-Monde
Comme le Tiers-Monde est le lieu privilégié de l’affrontement Est-Ouest, dresser un bilan de la pénétration soviétique revient à établir, en négatif, celui de l’Occident dans ces mêmes pays.
À l’actif du bilan soviétique figure sans conteste son modèle d’idéologie totalitaire, qui semble être un gage de stabilité pour les dirigeants des pays du Tiers-Monde qui ne tiennent pas solidement en main les rênes du gouvernement. Autre élément de choix (grevant lourdement le passif des Occidentaux) : les Nations occidentales ne constituent pas un bloc homogène et monolithique ; elles ont chacune leurs intérêts, leurs traditions et leur appréciation de la situation, ce qui facilite considérablement la tâche de Moscou. Ce sont donc bien souvent les maladresses et les incohérences du bloc occidental, plus que l’habileté du Kremlin, qui facilitent la pénétration soviétique dans les pays du Tiers-Monde.
Au passif du bilan soviétique, on compte le fait que l’époque de la colonisation (dont Moscou tirait de grands avantages auprès du Tiers-Monde) s’estompe dans le passé, au moment où les considérations économiques priment sur les considérations idéologiques et jouent en faveur de l’Occident, qui offre une complémentarité économique avec le Tiers-Monde bien supérieure à celle du bloc soviétique. En outre, une réappréciation semble en cours : les pays en voie de développement évaluent avec plus de lucidité les desseins de l’URSS et son aptitude à les aider à réaliser leurs propres objectifs, car, en fait, elle n’a pas de modèle de développement économique fiable à leur proposer. Enfin, citons la capacité limitée du Kremlin à résoudre des conflits régionaux (au Moyen-Orient par exemple).
Toutefois, deux éléments placent le bloc occidental et le bloc soviétique à égalité : d’une part, le souci de rentabilité et les difficultés économiques que connaissent les deux camps ; d’autre part, l’incapacité des protagonistes à proposer une troisième voie originale pour le Tiers-Monde, chacune ne présentant aujourd’hui qu’une seule solution opposée à celle de l’autre.
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L’évolution de la situation dans le Tiers-Monde, l’impérialisme de plus en plus évident de l’URSS et l’augmentation corollaire pour celle-ci du prix à payer, tant sur le plan économique qu’en termes de contradiction politique, limitent les possibilités de progrès de la pénétration soviétique. L’Occident devrait en tirer parti, en développant un esprit de coopération basé sur une complémentarité économique avec les pays du Tiers-Monde. En effet, la dépendance durable des pays occidentaux en ce qui concerne certaines matières premières et certains marchés leur interdit un désengagement du Tiers-Monde qui, lui-même, ne peut en aucun cas résoudre ses difficultés sans l’aide des premiers.