La drôle de crise : de Kaboul à Genève, 1979-1985
Il s’est passé beaucoup de choses dans les rapports Est-Ouest au cours des six dernières années. C’est à la description, à l’analyse et à la compréhension de ces événements que se sont livrés 10 experts du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) dans ce livre au curieux titre.
Les auteurs forment ce que Georges Sokoloff, animateur de l’équipe et présentateur du « collectif », appelle joliment une « amicale professionnelle ». La période étudiée a été jugée suffisamment riche pour la diviser par grands sujets. Encore fallait-il que cette analyse thématique fût replacée dans son cadre chronologique. « L’aide-mémoire » de Dominique Pianelli, anormalement relégué à la fin de l’ouvrage, est le premier texte qu’il faut lire, tant il est riche – il débute dès la mi-1975 –, bien présenté et utile. La lecture de ses quelque quarante pages rafraîchit, certes, la mémoire, mais aide surtout à la compréhension des chapitres spécialisés.
Ceux-ci sont de facture et d’inspiration diverses, chaque auteur ne cachant rien de ses préférences ni de ses convictions. Deux chapitres sont plus particulièrement politiques. Daniel Pineye relate l’invasion de l’Afghanistan, présente les « explications » de l’URSS et décrit ce qu’il appelle la « banalisation » qui pourrait bien n’être qu’un enlisement. Avec force, mais aussi retenue, George Mink traite de la Pologne qui lui paraît poser « la problématique du dépassement de Yalta ». Les autres chapitres ont, tous une connotation économique plus marquée. Chantai Beaucourt décrit minutieusement « l’arme alimentaire », non seulement pour faire l’historique de l’embargo mais aussi pour s’interroger sur son efficacité future. Grâce à Gérard Wild, on sait désormais tout – ou presque ? – sur « l’affaire du gazoduc ». Christian Lamoureux traite de l’enjeu technologique sous ses différents aspects, en insistant avec bonheur sur la rationalité des contrôles à l’exportation et sur les vicissitudes récentes entre alliés occidentaux. Dans les « mirages de la dette », Françoise Lemoine apporte les chiffres les plus récents, donc les plus fiables et montre avec éclat les « illusions sur la nouvelle frontière que ces marchés » (de l’Est) ont pu, un moment, – et peut-être encore aujourd’hui ? – faire miroiter. Les statistiques essentielles des échanges sont rappelées et commentées par Anita Tiraspolsky dans un chapitre qu’elle baptise non sans humour « le commerce malgré tout ». Enfin, dans un chapitre qu’il faudrait classer à part, Georges Sokoloff nous aide à comprendre ce qu’est « le temps des stratèges » (sous-entendu « soviétiques »).
L’ouvrage est préfacé par Hélène Carrère d’Encausse qui s’interroge sur les vraies motivations des Soviétiques. L’illustre préfacière, qui domine depuis déjà longtemps l’« establishment » français des rapports Est-Ouest, reprend à son compte la formule « le commerce malgré tout », bien qu’elle n’hésite pas à écrire que « la vraie nature de ces rapports est leur radical antagonisme ».
Faut-il alors parler de crise et, plus encore, de « drôle de crise » ? Drôle pour qui, pour quoi ? Le présentateur du livre n’apporte pas de réponse, sauf pour dire qu’il ne s’agissait là finalement que d’une « hypocrisie ». Il est vrai que, malgré les vicissitudes politiques, le commerce Est-Ouest n’a guère de raisons de se porter ni beaucoup plus mal, ni beaucoup mieux. Et Sokoloff a raison aussi de rappeler que « les sorties de Ronald Reagan contre l’empire du mal n’ont pas empêché les Américains de réaliser sur l’URSS un excédent commercial de 23 milliards de dollars pendant la crise ». Si le commerce Est-Ouest relève de la grande politique, comme le disait Aron, cela ne veut pas dire qu’il évolue comme elle. L’antagonisme idéologique et stratégique l’empêche de se situer très haut, mais la force des lobbies lui interdit de tomber trop bas. Nixon, dont l’anticommunisme n’a jamais été démenti, ne fut-il pas aussi le représentant de « pepsi-cola » à Moscou ?
Ce serait une erreur de tirer trop d’enseignements nouveaux d’une crise qui n’en fut pas une. Au reste, le livre n’a pas cette prétention ; il se borne, comme l’indique avec beaucoup d’honnêteté Sokoloff, « à rendre convenablement compte de ce qui s’est passé au cours des dernières années ». Il s’agit là d’une « ambition suffisante », mais, pourrait-on ajouter, également nécessaire, tant est grande la capacité d’oubli des démocraties.