Les débats
Stratégie navale
• Peut-on concevoir une stratégie navale sérieuse avec une politique maritime évanescente ?
Stratégie navale, oui ; stratégie maritime, non. La stratégie navale faisant appel aux moyens militaires, on peut, à la limite la concevoir avec ces seuls moyens bien que notre stratégie navale ait besoin, en cas de crise grave, de compléter ses moyens militaires du temps de paix par des bâtiments civils appartenant à la flotte maritime de complément et à la flotte auxiliaire occasionnelle. La diminution de la flotte sous pavillon national — et cela n’est pas seulement vrai pour nous mais aussi pour les États-Unis — est donc tout à fait inquiétante, car si sur le terrain commercial on peut se satisfaire de pavillons de complaisance, le jour où on aurait besoin de leur appoint sur le plan militaire, on ne serait pas assuré de pouvoir en disposer.
• L’amiral Bcaussant nous a affirmé, à juste titre, que la mer était le lieu privilégié de la crise ; il nous a analysé la stratégie de dissuasion en cas de crise majeure, mais comment pourrait-on gérer une crise de second ordre surgissant dans le Tiers-Monde ?
Lorsque je disais que la mer était le lieu de prédilection de la crise, j’incluais toutes les formes de crises et non pas uniquement celle pouvant aboutir à la dissuasion. La marine est l’instrument de la diplomatie, elle a dans ses vocations d’être un service public, d’être le bras séculier de la diplomatie, il n’y a aucun doute à cet égard. Nous avons donc deux fonctions capitales : la première, c’est la présence et elle est fondamentale ; la seconde est la gestion des crises pouvant survenir. Toutes les composantes de la Marine nationale, depuis le SNLE jusqu’au chasseur de mines, ont été utilisées dans des opérations de crises, même au Tchad où les Bréguet Atlantic sont intervenus. Notre adversaire, c’est le perturbateur, et il aime à se manifester sur mer.
• L’intérêt du porte-avions n’a pas été abordé. Or, il me semble évident bien que certains, pour des raisons budgétaires, voire stratégiques, visent à le remettre en cause. Alors, est-il indispensable d’avoir des porte-avions nucléaires à l’échéance de la prochaine décennie ?
La réponse est simple : on nous dit que ça coûte cher et c’est vrai, mais est-ce vraiment utile ? De toute évidence c’est utile, mais est-ce indispensable ? Un tel bâtiment coûte de l’ordre de huit milliards, deux porte-avions obligent à une dépense de 16 milliards à financer sur quinze ans : c’est le déficit de Renault pour 1985 ou 1986. Autrement dit, étalé sur quinze ans, le coût n’est pas du tout prohibitif. Or, le porte-avions est l’élément offensif d’une marine, mis à part le SNA. Mais le SNA est l’élément de la rétorsion ; l’instrument ostensible, le plus convaincant, l’instrument de la projection de puissance reste le porte-avions. Supprimer un tel bâtiment revient à se priver du facteur essentiel de la présence sur mer. Disposer des moyens aéronavals qui permettent d’intervenir en tout lieu en période de crise, c’est avoir la stature d’une puissance mondiale. Si vous n’avez pas de porte-avions vous ne disposerez que d’une marine de stature moyenne parce que vous avez perdu votre capacité offensive. Et dans ce cas, l’homme politique, le diplomate, qui ont besoin de maîtriser une crise extérieure, ont perdu l’instrument qui leur était nécessaire.
• Si l’on admet que mille avions, mille bâtiments, c’est comparable à ce qu’a « l’autre », le drame est qu’à partir du moment où il faut envisager avec certains de nos partenaires européens l’utilisation ou le prépositionnement d’unités, il n’y a plus d’accord, car immédiatement se posent deux questions : Otan ou hors Otan ? S’il s’agit de la Communauté : compétence de la commission ou non ?
Il y a effectivement des verrous qui se sont mis en place avec le temps. Quand nous disons que nous basons notre défense sur la dissuasion et qu’il n’y a pas en Europe d’espace de manœuvre, nous affichons une conception de la défense qui n’est pas exactement celle de nos alliés. C’est pourquoi lorsque nous discutons avec les Allemands de problèmes d’emploi des forces, nous donnons des « coups d’épéc dans l’eau », d’autant que les responsabilités opérationnelles des Allemands sont entre les mains des commandements intégrés. Cela est inévitable malgré tous les vœux que nous pouvons formuler en vue d’une meilleure intégration de l’Europe.
Il y a donc des verrous et nous n’avons pas la même conception de la défense, c’est vrai mais ce qui reste certain, c’est que nous avons la géographie pour nous. Or nous avons une mission civilisatrice et en matière de défense il faut poursuivre quotidiennement, et en restant insensible au découragement, cette mission en se dotant des moyens indispensables sans lesquels nous nous ferons balayer.
Une défense européenne dispose sans doute des moyens matériels qui la rendaient possible, mais la volonté politique n’existe chez aucun de nos partenaires. Je dirai même qu’une telle défense européenne n’est pas souhaitable pour l’instant car une stratégie navale n’est possible qu’au plus près de la diplomatie, et il n’y a pas de diplomatie commune en Europe. Certes la volonté politique n’existe pas mais il faut finir par la susciter.
Transport maritime
• Quels liens existent-ils entre la possession d’une marine commerciale sous pavillon national et le problème des chantiers navals ? Quel est l’état de la construction navale pour l’ensemble de l’Europe ?
Je ne crois pas qu’il y ait un lien évident entre le problème des chantiers navals et celui de la marine marchande, ni qu’il existe de politique conjuguée à cet égard. Ce qui est important, c’est que les chantiers navals ont donné lieu à des conflits sociaux dans tous les pays européens et tout particulièrement au Royaume-Uni. ce qui a rendu nécessaire l’allocation de subventions importantes, ce dont n’ont pas bénéficié les flottes de commerce.
• Tous ceux qui sont dans les assurances savent que les pavillons de complaisance sont contrôlés par des voies détournées. Donc, en cas de conflit, la situation n’est pas aussi grave qu’on pourrait le croire. Reste, il est vrai, la question de l’équipage, mais uniquement du bas de l’échelle, car maintenant toutes les compagnies d’assurance veillent à ce que le commandant et ses adjoints aient leur brevet. Que pensez-vous des conférences et de leur rôle dans le commerce maritime ?
Il est vrai que le problème des pavillons de complaisance est à multiples facettes, mais il ne fait pas de doute que certains servent de refuge à des navires « sous normes » ne présentant pas les conditions de sécurité exigibles sur les grandes lignes maritimes. De plus, se pose la question du « know how » : on songe à fermer des écoles de formation d’officiers de la marine marchande, c’est une perte qu’il sera impossible à combler : on ne forme pas un marin en quelques jours. Il ne faut pas négliger cette perte de savoir-faire et les risques qui en découlent pour la défense.
Les conférences ont certainement joué un grand rôle dans le commerce maritime jusqu’à notre époque. À l’heure actuelle, il semble qu’un bouleversement soit en cours du fait de l’apparition de compagnies maritimes d’une puissance telle qu’elles sont capables de faire cavalier seul et donc de « résister » aux conférences maritimes. Mais c’est un problème de technique du commerce maritime qui n’a sans doute pas grand intérêt sur le plan de la défense.
• Je crois qu’existe bel et bien un lien entre le problème de la construction navale et celui de la flotte de commerce. Le jour où l’Europe n’aura plus de construction navale, comme elle aura toujours besoin de navires, il lui faudra les faire construire ailleurs et on sait ce que représente une telle dépendance à l’égard d’un fournisseur qu’on ne contrôle pas.
Et en ce qui concerne le détournement de trafic au détriment de ports français, on pourrait y voir une amorce d’unité européenne, mais quand le port d’Anvers accepte l’installation d’un terminal soviétique que les autres ports avaient refusé, il y a manifestement une épine dans cette recherche d’une communauté européenne.
• Pensez-vous qu’il y ait un lien entre la puissance navale et la puissance commerciale d’un État ? Est-ce qu’une forte marine de guerre favorise le commerce maritime ?
Une marine commerciale appelle protection et c’est une des missions de notre Marine nationale. Selon les États, l’action est très différente : certains ont subventionné les flottes de commerce, d’autres, comme les États-Unis, mettent à la disposition de leur marine nationale une flotte de transport considérable. Il y a donc deux manières différentes d’envisager la conjonction entre marine de guerre et marine de commerce.
Droit de la mer
• Si on transpose la convention à l’espace plus particulier qui nous intéresse, l’Europe, peut-on dire qu’elle a modifié le statut existant ?
Évoquer le mot « européen » quand il s’agit de la convention est une chose ardue, les vues des uns et des autres sont assez divergentes. En ce qui concerne le problème des droits de la mer, la cohésion de l’Europe se réduit au plus petit commun dénominateur et celui-ci est très petit, fort éloigné des intérêts qui nous paraissent importants. Si vous me demandez si je suis dans une position confortable avec mes collègues de la Communauté, je vous répondrai ; « hélas non, je préférerais être seul ! ».
• Dans le cadre du droit de la mer, comment envisager l’évolution du conflit gréco-turc ?
Comme c’est une affaire désagréable, on en parle aussi peu que possible. Ce sont les principaux intéressés qui sont les mieux placés pour résoudre cette question, et il conviendrait qu’ils le fassent car il n’est pas raisonnable de la laisser en l’état.
• Quelle est la situation dans le golfe de Syrte au regard du droit de la mer et celle dans le détroit d’Ormuz ?
En ce qui concerne le premier cas l’avis de la France est pratiquement celui du gouvernement américain : le golfe de Syrte ne peut pas être considéré comme des eaux de caractère historique tombant dans les dispositions du droit de la mer qui permettent de les classer dans les eaux intérieures. Quant au détroit d’Ormuz, ce qui est en cause, c’est la protection des approvisionnements pétroliers, de sorte que la France et les États-Unis y exercent un droit qui est toujours contesté d’une manière ou d’une autre par tout État dont les intérêts s’exercent en sens contraire. Ces deux exemples sont d’ailleurs à rapprocher de la décision du Canada d’étendre la limite de ses eaux territoriales. Un exemple qui présente l’inconvénient de pouvoir être suivi, et c’est presque chose faite par l’URSS, car la première démarche effectuée après la décision canadienne a été celle de l’ambassadeur soviétique à Ottawa, venant dire que la position du Canada recevait l’entière approbation des autorités de Moscou.
Politique maritime européenne de défense
• En 1984, je crois, le Parlement européen a voté une motion invitant les États-membres à augmenter leur présence navale dans l’océan Indien et à coordonner leur action dans cette zone. Bien que cette notion soit restée sans effet, que vous inspire-t-elle ?
En dehors des moyens britanniques et des nôtres, tous ceux dont disposent les pays européens sont affectés à l’Otan. C’est une première difficulté. La seconde tient au fait que même si on tournait celle-ci, se poserait la question de savoir au nom de quelle politique on irait dans l’océan Indien. De plus, qui dit présence de bâtiments dit éventuelle intervention, et il n’y a rien, au niveau européen, qui permette de franchir cette étape.
• N’y aurait-il pas une éducation de l’opinion européenne à faire : si elle prenait conscience que le quart des zones économiques maritimes revient à l’Europe, peut-être s’intéresserait-elle plus à ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie ou ailleurs ?
Bien que nous ne le soyons plus, l’opinion internationale nous voit toujours comme une puissance coloniale. Lorsque nous intervenons quelque part chacun pense que c’est parce que nous le voulons bien. Il y a pourtant autre chose : si nous agissons de telle ou telle manière, c’est que la France n’est pas seule en cause et qu’il faut y voir une position de l’Occident et en particulier de l’Europe, mais le dire passe très mal. Il existe une concertation européenne, lorsqu’il s’agit du beurre, des œufs, du GATT, mais aussitôt qu’il s’agit de prendre un risque le cœur n’y est plus. Quand il a simplement fallu décider un embargo sur les importations argentines, les délibérations ont duré quinze jours. Au contraire dans l’affaire du déminage de la mer Rouge, le ministère français des Affaires étrangères, saisi par l’Égypte, a reçu dans les douze heures un plan d’action de la rue Saint-Dominique. Nous avons ensuite présenté l’affaire aux États-Unis et 48 heures après, l’opération était lancée. La Communauté européenne ne dispose pas d’un organe de décision rapide, toute affaire de supranationalité étant mise de côté. Mais nous avons réussi à faire admettre par nos partenaires des points de vue qui, il y a 25 ans, leur paraissaient hérétiques. C’est donc à nous de les convaincre progressivement qu’il leur faudra bien un jour accepter l’idée d’engagement.
• Il y a un domaine dont nous avons fort peu parlé : celui de la pollution. Or, en la matière, les États de la Communauté ont fait preuve d’une volonté de concertation qui a porté ses fruits. N’y a-t-il pas là un indice favorable ?
Oui, mais notre approche doit être très concrète sur des sujets qui, par la force des choses ou par leur nature, ne peuvent pas intéresser toute la communauté des nations.