France – océan Indien – mer Rouge
Sous le titre France-océan Indien-mer Rouge et sur le thème ainsi défini, la Fondation pour les études de défense nationale vient de publier deux études complémentaires, qui ont été effectuées sous le patronage du Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie moderne (CHEAM). Œuvres collectives d’experts reconnus, elles ont été dirigées respectivement par Jean-Jacques Schweitzer, ancien commandant des Forces maritimes françaises dans l’océan Indien et ancien major général de la marine, et par Jean-Pierre Campredon, ancien ambassadeur de France au Soudan et à Madagascar. La première analyse « les menaces pesant sur la libre circulation dans l’océan Indien et le rôle de la France dans la région ». et la seconde examine « les incidences possibles d’une déstabilisation des États riverains de la mer Rouge sur les intérêts de la France ».
Les raisons de cette double recherche sont expliquées de façon convergente par Philippe Decraene, directeur du CHEAM, dans un avant-propos, et par les directeurs des deux études, dans leur introduction. Nous les résumerons en rappelant les trois données suivantes :
1) La région considérée contient 60 % des réserves mondiales connues de pétrole et fournit 13 sur 18 des matières premières dites « stratégiques » parce qu’elles conditionnent la survie des industries de haute technologie de l’Occident.
2) L’évacuation au début des années 1970 de cette région par la Grande-Bretagne, qui en avait fait longtemps sa chasse gardée, a provoqué un vide, dans lequel s’est d’abord engouffré l’expansionnisme tiers-mondiste de l’Union soviétique, puis où s’est développée la rivalité des deux superpuissances en mettant à profit les pulsions belligènes particulièrement nombreuses des riverains.
3) De toutes les puissances extérieures à la région, seule la France est reconnue comme riverain de par son département de la Réunion, et elle y exerce une présence militaire significative avec ses forces maritimes de l’océan Indien et par ses forces aéroterrestres basées dans la république amie de Djibouti, présence qui est peu contestée parce que considérée en général comme stabilisatrice.
Dépassant son intitulé, l’étude relative à l’océan Indien n’a pas borné son examen des menaces à celles qui concernent la liberté de la circulation maritime et aérienne dans cet océan, ou plutôt dans sa moitié ouest à laquelle elle s’est en fait limitée. Elle a considéré aussi les autres facteurs perturbateurs qui peuvent s’y manifester à l’égard des intérêts de la France, et plus généralement envers ceux de l’Occident. Il en résulte des recouvrements avec la seconde étude qui traite de ces facteurs perturbateurs aux abords de la mer Rouge, mais les deux études s’enrichissent ainsi mutuellement, sans jamais se contredire, ce qui renforce leur effet convaincant.
Dans la première étude nous avons retenu surtout les analyses relatives à « la question mozambicaine » et à « la problématique malgache », où nous avons reconnu l’expérience de Pascal Chaigneau. Il y aborde en effet un sujet qui nous paraît depuis longtemps particulièrement digne d’intérêt, à savoir celui des critères d’irréversibilité des régimes « à orientation socialiste », c’est-à-dire prosoviétiques, dans le Tiers-Monde. Plutôt que de s’interroger sur la part de marxisme et de nationalisme dans le discours officiel, notre ami estime plus important de savoir « qui contrôle la garde prétorienne et la police politique ». Aussi est-il sceptique quant à une perte d’influence de l’Union soviétique dans les pays où elle est implantée de la sorte, le plus souvent maintenant par Est-Allemands ou Nord-Coréens interposés ; d’autant que pour elle « le maître mot est opiniâtreté », même si on peut s’attendre de sa part à « une action plus patiente et plus subtile », après les échecs qu’elle a subis en Égypte et en Somalie. Quant aux occasions de s’insinuer plus avant dans la région, elles ne vont pas lui manquer ; que ce soit à propos de l’Afrique du Sud, où la situation s’est singulièrement détériorée depuis la rédaction de l’étude, confirmant ainsi le processus annoncé par Tocqueville en cas de réforme trop tardive : ou que ce soit encore en Iran « lors de l’après-Khomeni ». bien que nos acteurs considèrent que « la mainmise de l’Armée soviétique sur l’Iran en face d’une opposition tout à fait déterminée des États-Unis et de ses alliés n’est pas possible ».
Personnellement, nous aurions tendance à penser que c’est surtout l’issue, peut-être prochaine, du conflit irano-irakien qui doit maintenant retenir notre attention ; ainsi que l’éventualité, peut-être elle aussi prochaine, d’une déstabilisation des autres pays riverains du Golfe, comme peuvent le laisser craindre les conséquences pour ces pays de la baisse du prix du pétrole, qui sont généralement ignorées du grand public ; ou enfin, comme on peut le redouter également, l’évolution actuelle de la situation politique intérieure au Pakistan. En ce qui concerne l’Inde, les auteurs estiment qu’elle constitue pour l’Union soviétique « un trop gros morceau à avaler », mais que, par contre, le Sri Lanka, en cours de déstabilisation interne, pourrait lui offrir des occasions favorables.
La seconde étude nous offre, de son côté, des analyses particulièrement intéressantes des facteurs de déstabilisation qui se manifestent en Égypte, au Soudan et en Éthiopie, bien que les situations locales aient évolué, mais vers le pire, depuis sa rédaction. Nous y avons découvert, quant à nous, le rôle géopolitique très important que continue à jouer le Nil pour ces trois pays, puisqu’ils se disputent de plus en plus les bienfaits de ce « personnage prodigieux ». Les auteurs nous expliquent par ailleurs très clairement les problèmes ethniques, religieux, sociaux, économiques et politiques, tous apparemment insolubles, qui pèsent sur eux, alors qu’ils occupent tous trois des positions clés au plan géostratégique. L’implantation politique et militaire de l’Union soviétique en Éthiopie lui donne ainsi une assise très solide en Afrique noire, de forts moyens de pression sur le Soudan en pleine guerre civile, et. à travers lui, sur l’Égypte, et enfin une position d’attente incomparable face à la péninsule Arabique, d’autant qu’elle y dispose déjà d’un relais particulièrement bien situé stratégiquement, au Yémen du Sud. Cette implantation soviétique est-elle réversible ? Nos auteurs ne s’engagent pas sur le sujet, mais personnellement, sans savoir si le critère proposé par Pascal Chaigneau s’y applique, ou encore celui souvent avancé par Annie Kriegel (un parti communiste orthodoxe), nous aurions tendance à en douter après avoir lu le dernier ouvrage d’Hélène Carrère d’Encausse, lorsqu’elle nous démontre dans Ni paix ni guerre que le « rêve éthiopien » est ancré depuis longtemps dans la conscience historique de la Russie. Reste à observer cependant si son incapacité d’assistance économique, plus évidente ici encore que partout ailleurs, ne pourrait par avoir des conséquences politiques.
L’étude dirigée par Jean-Pierre Campredon examine aussi les facteurs de déstabilisation en Arabie saoudite, et à cette occasion elle souligne bien entendu « l’enjeu énergétique » considérable que ce pays représente, avec les cinq autres États du Golfe producteurs de pétrole. Elle nous rappelle donc qu’il détient le quart des réserves mondiales prouvées, celles dont l’extraction est de beaucoup la moins chère et peut immédiatement passer de 200 à 500 millions de tonnes par an. Mais les auteurs ne nous expliquent pas les variations de la politique française à l’égard de ces approvisionnements. En effet la France, qui en 1979 s’approvisionnait dans le Golfe à 77 % de sa consommation, n’en a plus importé en 1985 que 17,5 % (Arabie saoudite 4,3 %, Irak 8,3 %, Iran 4,9 %), alors que la mer du Nord devenait notre premier fournisseur (29,7 %). Mais voilà qu’en 1986 on observe un nouveau renversement brutal de cette répartition (Arabie saoudite 24,3 %, Grande-Bretagne 14,3 %). Ces renversements successifs sont-ils motivés par une « grande politique », qui serait alors à « géométrie variable », ou bien résultent-ils plus simplement de tractations mercantiles à court terme ? On peut s’interroger à ce sujet, en tout cas hors de chez nous, lorsqu’on constate que les pétroliers américains fournissent à l’Angola les devises qui lui permettent d’acheter des armes sophistiquées à l’Union soviétique et de payer l’entretien de ses mercenaires Cubains ; et le président Reagan ne semble pas trouver à y redire, puisqu’il ne s’est pas opposé à ce que l’Export-Import Bank donne sa garantie à un prêt bancaire de 130 millions de dollars pour le développement dans ce pays de l’exploitation du pétrole, alors qu’il venait de recevoir en grande pompe le chef militaire angolais Jonas Savimbi qui a entrepris d’en chasser avec ses guérillas le gouvernement et ses protecteurs communistes.
Nous évoquons là une idée « non reçue », mais si nous nous le permettons, c’est parce que Jean-Jacques Schweitzer s’élève dans son étude « contre quelques idées reçues ». Citons rapidement certaines de ses remarques, et pour commencer celles qui concernent justement le trafic pétrolier : le passage par le détroit d’Ormuz, par où s’opère le trafic du Golfe, ne pourrait être interdit que par une puissance militaire majeure ; le canal de Suez n’a pas repris son importance d’avant sa fermeture, mais son principal utilisateur est maintenant l’Union soviétique pour le trafic militaire ; le passage au sud du cap de Bonne-Espérance peut être assimilé pour des raisons nautiques à celui d’un détroit, mais seule, là encore, une puissance militaire majeure pourrait réunir les moyens pour l’interdire ; et à cet égard l’Union soviétique est la mieux placée car elle est seule à disposer de forces navales et de points d’appui à proximité. À ce propos l’auteur rappelle, à juste titre, la distinction fondamentale qu’il convient de faire entre « facilités navales » et « bases navales », et il ajoute : « l’avantage marginal que l’on peut retirer d’une base navale en pays étranger est sans commune mesure avec les frais qu’entraîne son fonctionnement, le chantage diplomatique auquel elle peut donner lieu, l’animosité éventuelle des populations et enfin le risque de ridicule si son évacuation devient nécessaire ».
Enfin notre ami ose aborder le problème du maniement de l’arme nucléaire dans le Tiers-Monde en cas de prolifération de ceux qu’il appelle les « petits nucléaires ». parmi lesquels il range, dans la région étudiée, l’Afrique du Sud, l’Inde et le Pakistan, comme il est normal, mais aussi l’Iran, l’Irak, l’Arabie saoudite et le Kenya, ce qui nous laisse plus sceptique à moyen terme. Quoi qu’il en soit, il fait sur le sujet quelques réflexions qui méritent d’être retenues : rôle inhibiteur du « tabou » sur l’emploi de l’arme atomique à l’égard d’un pays qui n’en est pas doté ; doute quant à la transposition entre « petits nucléaires » du raisonnement de la dissuasion réciproque : possibilité de comportement irrationnel de leur part, qui oblige les « grands nucléaires » à être en état de riposter.
Après ces analyses détaillées, qui sont très enrichissantes parce que faites par des « hommes de terrain » et assorties de nombreuses données et références, les deux études examinent ce qu’elles appellent respectivement « la politique des grandes puissances » (États-Unis, URSS, Grande-Bretagne, Chine, Australie) dans la région et « le jeu des superpuissances » dans chacun des pays considérés. Faute de place, nous nous bornerons à retenir les deux remarques suivantes : c’est dans l’océan Indien que l’Union soviétique a, jusqu’à présent, tiré le plus de bénéfices pour sa politique globale de la triple capacité maritime dont elle s’est dotée : flotte militaire (2e du monde), marine de pêche (1re), marine marchande (5e) ; si l’Inde est incontestablement la plus importante puissance régionale, tant du point de vue de sa population, de la superficie de son territoire et de l’étendue de son littoral, qu’en ce qui concerne ses capacités militaires et l’influence de sa diaspora dans les pays riverains, elle n’a pas de « projet politique » digne de ce nom dans l’océan qui porte son nom, puisqu’on ne peut pas considérer comme tel la préservation de ses liens étroits avec l’Union soviétique et son soutien théorique à la résolution de l’ONU faisant de l’océan Indien une « zone de paix ». En ce qui concerne cette dernière, la première étude examine longuement les carences de cette « velléité utopique », ainsi que l’attitude des grandes puissances à son égard (l’Union soviétique est favorable comme on l’imagine, et les États-Unis contre ; la France l’a appuyée à son départ, mais considère que la stabilité actuelle de la zone nécessite le maintien des dispositifs militaires en place).
Pour terminer, puisque tel était en définitive leur objectif commun, les deux études passent en revue les intérêts actuels de la France dans la région et font des recommandations au sujet de son rôle dans l’avenir. Là encore elles se recouvrent par conséquent, mais en se confortant l’une et l’autre.
La première étude analyse ainsi en détail les problèmes propres à la Réunion et la seconde ceux de Djibouti, les deux « assises » de notre présence dans la zone. L’étude de Jean-Jacques Schweitzer expose ensuite le cas de Mayotte, au sujet duquel, comme l’a proposé par ailleurs Jean-Pierre Campredon, « il faut temporiser d’une part et chercher le compromis d’autre part » ; elle examine aussi notre contentieux avec Madagascar et Maurice à propos des îles Éparses dans le détroit de Mozambique, qui n’ont un intérêt éventuel que par leurs zones économiques exclusives ; elle étudie enfin notre situation dans les îles Australes (Kerguelen, Saint-Paul, Nouvelle-Amsterdam, Crozet), où la souveraineté historique de la France n’est pas contestée, mais dont l’intérêt économique est quasi nul (encore que leurs zones économiques exclusives soient fréquentées très activement, sous notre contrôle, par les flottilles de pêche soviétiques), et au sujet desquelles « il ne faut pas nourrir de projets extravagants qui ne tiennent aucun compte des réalités très spéciales des îles et de la zone » (allusion probable à l’éventualité parfois évoquée d’une implantation aux Kerguelen de nos centres d’essais nucléaires ; et non pas, pensons-nous au projet tout récent d’y baser administrativement un pavillon de complaisance « bien de chez nous », qui pourrait permettre de survivre à quelques unités de notre marine marchande).
En ce qui concerne l’avenir, Jean-Jacques Schweitzer émet d’abord un jugement plutôt sévère, sous forme d’un nota il est vrai, lorsqu’il souligne « les contradictions entre une présence militaire française et l’absence d’une véritable politique diplomatique dans la région ». Il émet à ce sujet les suggestions suivantes, qu’il argumente solidement : bien que « l’océan Indien forme une cavité résonnante qui demande une vue politique globale et suivie », la France n’a pas « intérêt à soutenir la montée d’un état d’esprit plus ou moins unitaire » ; « il ne reste plus alors qu’à pratiquer dans tous les pays riverains une diplomatie sans exclusive visant à développer les relations bilatérales et à faire admettre notre présence dans la région » ; en se rappelant qu’« il est notoirement faux, dans une zone où le verbe est parfaitement déconnecté de l’acte, de croire s’acquérir les faveurs des uns en vitupérant les autres » ; notre diplomatie peut et doit être mercantile, comme l’est celle de nos alliés et concurrents ; enfin « dans l’océan Indien plus qu’ailleurs, notre puissance militaire doit être reconnue, respectée, mais surtout pas détestée ». À cet égard notre pays dispose d’atouts certains : une longue présence dans la zone et son rang de puissance moyenne exclusif de toute hégémonie.
L’auteur aborde alors très rapidement les possibilités d’une stratégie européenne ou occidentale concertée dans l’océan Indien, en faisant état d’une résolution dans ce sens émise par le Parlement européen en 1981 et de l’éventualité périodiquement évoquée d’une extension de la zone couverte par le traité de l’Atlantique Nord. Nous avons eu l’occasion d’argumenter à plusieurs reprises dans cette revue et ailleurs notre conviction que de tels projets sont parfaitement utopiques. Tel est bien d’ailleurs en définitive l’avis de Jean-Jacques Schweitzer puisqu’il écrit que « l’entente discrète des commandements locaux est une voie plus sérieuse d’y parvenir tout en évitant toute réaction extérieure ».
Les conclusions de Jean-Pierre Campredon vont tout à fait dans le même sens, sauf qu’il s’interroge sur la priorité que nous donnons aux pays francophones dans notre aide économique et culturelle, tandis que « les pays lusophones. anglophones et arabophones attendent beaucoup de la France » ; alors que Jean-Jacques Schweitzer entend respecter cette priorité, puisqu’il propose l’ordre suivant : Comores, Maurice et Seychelles, Djibouti, Madagascar, auxquels il ajoute cependant le Yémen du Nord.
Les deux études insistent pour finir sur les deux atouts spécifiques de la France dans la région : la réussite de l’« indépendance-association » franco-djiboutienne, qui constitue, dit Jean-Pierre Campredon, « un puissant facteur de sécurité régionale » , comme cela fut encore démontré lors des récents événements du Yémen du Sud ; et la libre adhésion à la République du département de la Réunion, « pivot de notre présence dans la zone », puisqu’elle fait de notre pays un riverain reconnu, comme vient d’en témoigner son admission à l’unanimité des États membres dans la Commission de l’océan Indien. Jean-Jacques Schweitzer lance à ce sujet l’avertissement suivant, qu’a repris à son compte Philippe Decraene dans son avant-propos : « La Réunion sortie de l’orbite française, nos autres possessions ne mériteraient plus qu’on s’y attache. La France ne serait plus riveraine et pourrait se replier à l’ouest de la Corse ». Cet avertissement pourrait sans doute être transposé à l’identique dans l’océan Pacifique, où est en train de se jouer également et conjointement notre rang de puissance mondiale, si l’on considère comme nous que la « théorie des dominos » s’applique au cas particulier des Dom-Tom.
Mais tel n’est pas notre propos d’aujourd’hui, puisque nous entendons nous borner à souligner combien l’ouvrage que nous venons de résumer trop rapidement est riche en réflexions stimulantes et cela dans de très nombreux domaines.