Défense dans le monde - L'activité spatiale militaire soviétique : seulement du retard sur l'Amérique ?
Depuis un certain 4 octobre 1957, date du lancement par l’URSS du premier satellite, des applications militaires se sont très rapidement fait jour.
Aux États-Unis, le nombre de satellites militaires s’est très vite accru jusqu’en 1967, année record avec 60 lancements. Puis ce type d’activité spatiale a diminué progressivement pour se stabiliser autour d’une dizaine de satellisations annuelles. Depuis 1986, année catastrophique pour la navette spatiale et le pays, les accidents d’autres lanceurs ont contraint les pas de tir au sommeil. Au contraire en URSS, après une période de latence, le nombre des lancements réussis ne fait que croître depuis 1962 et depuis 1981 il se stabilise à une moyenne annuelle de la centaine.
La stabilité actuelle du nombre de lancements dans chacun des deux blocs, traduit deux équilibres différents dont tous les aspects ne sont pas appréciés à leur juste valeur quand on en dresse les bilans.
La première idée qui vient à l’esprit est que le niveau technologique des Américains étant bien supérieur à celui des Soviétiques, les États-Unis ont besoin d’un nombre plus réduit de satellites pour accomplir leurs missions spatiales. Cet argument prévaut en matière de fonctions spatiales et non en bilan de lancements, puisqu’avec un seul lancement annuel les Américains maintiennent opérationnelle une fonction permanente de reconnaissance optique comportant des capteurs « haute, moyenne et basse résolutions, électro-optiques à retransmission directe ». Les Soviétiques doivent procéder à 35 lancements pour aboutir à la même permanence de fonction, et sans avoir des performances de résolution identiques, en particulier pour la retransmission directe.
De même les Américains n’utilisent que trois satellites géostationnaires pour la détection des lancements des missiles balistiques intercontinentaux, contre 9 en orbites excentriques pour l’URSS. Ces 9 satellites se relayent à la position d’observation en apogée où pendant quelques heures ils apparaissent quasi stationnaires. Mais la permanence de ce réseau nécessite 5 à 6 lancements annuels contre un lancement bisannuel de la part des Américains pour cette même mission.
Ce déséquilibre technologique bien évident ne doit pas cependant cacher « la face immergée de l’iceberg », et le système spatial militaire soviétique présente des particularités qui en font une arme redoutable. Tout d’abord, l’immensité de son territoire et la nécessité de couvrir des latitudes élevées obligent l’URSS à recourir à des systèmes différents, en particulier pour les télécommunications. Comme elle le fait pour les satellites de détection de lancement, elle est contrainte d’utiliser des réseaux de satellites à orbites excentriques, auxquels les satellites de type Molnya ont donné leur nom. Les satellites géostationnaires, dont elle possède par ailleurs une constellation normale, ne couvrent en effet pas les pôles.
En outre, les Soviétiques ont des systèmes qui remplissent des fonctions qui leur sont spécifiques. Par exemple, les satellites de messagerie lancés individuellement ou par paquets de 8, sillonnent le monde entier pour recueillir les messages émis sur leur passage par les « correspondants », et réémettre ces messages sur Moscou. De n’importe quel point du globe, les Soviétiques en service sur les lieux envoient leurs rapports d’activité en quelques heures par un moyen sûr et relativement discret, de plus, complètement découplé des autres réseaux. Cette solution est typiquement adaptée au système soviétique, où chaque occupant de poste clé est doublé en quelque sorte d’un représentant de l’administration centrale de Moscou. De ce fait, il existe deux systèmes autonomes de messagerie, indépendants dans leur clientèle.
On retrouve aussi une attitude typiquement soviétique dans la planification des équipements spatiaux : les matériels nouveaux s’ajoutent aux anciens toujours en cours d’amélioration, sans heurt, sans rupture. Seuls les matériels trop anciens ou dont la technologie présente deux ou trois générations de retard sont retirés du service. Les autres sont conservés pour être utilisés dans un domaine où ils seront aussi efficaces, plus pratiques et surtout moins coûteux. On peut aussi penser qu’au plan militaire ils apportent une certaine contrainte aux adversaires potentiels par leur multitude : ils saturent les moyens d’acquisition de renseignement et constituent un secours certes moins performant, mais non négligeable à l’occasion d’un conflit où les systèmes modernes seraient les cibles privilégiées.
En ce sens l’attitude soviétique présente deux avantages. Tout d’abord, la vulnérabilité à la destruction d’un ensemble de satellites renouvelables est beaucoup plus faible que celle d’un satellite unique regroupant plusieurs fonctions et destiné à servir pendant 3 ans dans l’Espace, comme le fait actuellement l’unique Keyhole des Américains. De plus, la nécessité de renouvellements fréquents laisse sous-entendre une grande disponibilité de satellites en réserve, prêts au lancement pour parer à toute perte. Dans le cadre d’un éventuel conflit, les Soviétiques procéderaient sans doute à la mise en orbite de satellites supplémentaires, comme ils le font à l’occasion de certaines manœuvres annuelles. En 1986, l’exercice Zapad a conduit à une concentration de 7 rentrées de satellites de reconnaissance, capsules, etc. en quelques jours seulement, alors qu’un tel volume s’étale normalement sur près de deux mois ; et le planning des lancements pendant les mois suivants n’a pas montré de creux de compensation. Il semble vain et il serait très coûteux de vouloir détruire un tel système, aussi abondant et apte à se reconstituer.
Deuxièmement et ce n’est pas le moindre de ses avantages, une constellation de satellites fournit nécessairement plus d’occasions d’observer un événement qu’un satellite unique. Du fait de leur rotation autour de la terre, ils ne passent que très peu de temps sur une zone à observer, et il est possible de prévoir leur passage avec une grande précision. Ainsi peut-on momentanément échapper à leur investigation, en interrompant les émissions radioélectriques, en se camouflant ou en évitant toute activité susceptible d’attirer l’attention. La répétition de telles procédures plus de cinq fois par jour est fortement pénalisante, et on peut craindre qu’à brève échéance elle conduise à l’oubli par négligence de toute mesure préventive.
La redondance et la diversité technique des moyens de satellisation soviétiques mettent l’URSS à l’abri d’une défaillance prolongée comme celle que connaissent les États-Unis avec leur lanceur unique « Space Shuttle », qui par surcroît ne peut plus être autorisé à la moindre impasse, puisqu’il met en jeu la vie d’un équipage, voire la réputation d’un pays.
Si cette idée n’avait pas été avancée avant l’accident de la navette spatiale, tous les commentateurs sont maintenant bien d’accord sur le surprenant pari des Américains à ne jouer qu’un seul cheval. L’URSS a entassé des systèmes plus ou moins performants, très diversifiés, avec opiniâtreté, méthode et efficacité… Loin d’être en retard, elle a repris deux ans d’avance et s’installe comme le leader de l’Espace dans le monde.
NDLR. La Fondation pour les études de défense nationale donne le nom de l’amiral Castex, l’un des plus brillants stratèges français, à un nouveau prix littéraire.
Ce prix récompensera « Une œuvre d’expression française ayant particulièrement contribué au développement de la pensée stratégique ou à la compréhension des grands problèmes stratégiques contemporains ».
Il sera décerné pour la première fois en octobre 1987, avec un montant de 30 000 francs.