La guerre est morte… mais on ne le sait pas encore
Ceux qui connaissent le général Claude Le Borgne, mais aussi tous ceux qui ne le connaissent pas, seront heureux de trouver dans La guerre est morte… mais on ne le sait pas encore la marque de son esprit très original servi par une plume vigoureuse, appuyé par de profondes réflexions et de nombreuses lectures. Nous pourrons simplement regretter qu’il se laisse parfois emporter par la magie du verbe, ce qui le conduit, de temps en temps, à utiliser des expressions un peu obscures paraissant inspirées par un récent ouvrage d’André Glucksmann. C’est ainsi que « la fusée » de « la force du vertige » devient ici « la bombe ». L’arme nucléaire prend tout à coup vie dans une sorte d’anthropomorphisme un peu hallucinant. Le reproche n’est cependant que très mineur en comparaison de la richesse des idées exprimées dans tout le livre que l’auteur défend avec vigueur et talent. Ce qu’il écrit sur la dissuasion nucléaire paraît particulièrement pertinent. D’autres points, de moindre importance, méritaient d’être soulevés mais l’opinion émise emporte moins d’adhésion.
Stratégie et guerre. Il faut d’abord définir le mot stratégie, un des termes les plus galvaudés de notre langue militaire. Le général Le Borgne lui a gardé le sens donné par l’historien britannique Liddell Hart et conservé dans le vocabulaire anglo-saxon comme le prouve l’usage qu’en fait Michael Howard (1) : l’art de distribuer et d’appliquer les moyens militaires pour arriver aux fins de la politique. Il rappelle également une idée fondamentale exprimée par le général Beaufre : « L’hostilité de l’autre est le milieu générateur de la stratégie ». Le complément tiré de l’amiral Castex paraît plus discutable. Pour ce dernier, ce n’est pas la stratégie qui est « se remuer intelligemment pour créer une situation favorable » (2), mais la manœuvre. Celle-ci peut être le fait du chef de section ou du commandant d’armée. Elle est valable à tous les échelons.
À très juste titre, le général Le Borgne fait sienne, sans le dire, la définition de la guerre de Léon Bouthoul : « Une lutte armée et sanglante entre groupes organisés » (Les guerres, Payot), mais il la met lui-même en cause dans la troisième partie de son livre (Chapitre 16), quand il écrit que « la guerre ne sait plus où elle en est. On ne sait plus qui la mène. Elle est partout, toute action devient stratégie ». Il y perçoit une manière dangereuse de voir les choses. En abusant du mot guerre, on transforme en situations conflictuelles la compétition normale entre les nations. « Raisonnant le tout en termes de stratégie militaire, on élargit dangereusement les rapports collectifs. On affadit symétriquement la défense militaire jusqu’à ne plus voir son caractère fortement spécifique : l’usage des moyens de la violence physique pour protéger la vie de la nation contre l’emploi des mêmes moyens ».
Ce danger est très réel. Certes la défense est d’ordre global comme l’indique l’ordonnance de janvier 1959 sur la défense. Menaces et vulnérabilités peuvent prendre toutes les formes, mais les rapports entre les États ne sont pas tous d’ordre conflictuel. Cette ordonnance paraît bien maintenir « le caractère exorbitant » de la défense militaire. Il me semble cependant qu’appeler « ministre de la Défense » le ministre des Armées est une erreur. C’est le Premier ministre qui est « responsable de la défense nationale » et en « exerce la direction générale et la direction militaire » (Ordonnance n° 59-147 du 7 janvier 1959, article 9). Je suis plus d’accord quand le général Le Borgne s’en prend aux partisans de la stratégie dite « intégrale ». Trop de gens ajoutent de nombreux adjectifs au mot stratégie et on ne sait plus très bien où l’on en est. Par contre il ne faut pas confondre la « stratégie d’approche indirecte » de Liddell Hart qui consiste à frapper l’ennemi à son point le plus vulnérable, non à l’endroit où il est le plus fort (3), ce qui est de la stratégie opérationnelle, avec la stratégie « indirecte » du général Beaufre qui « inspire toutes les formes de conflit qui ne recherchent pas directement la décision par l’affrontement des forces militaires, mais par les procédés les moins directs, soit dans l’ordre politique ou économique (guerre révolutionnaire), soit dans l’ordre militaire par actions successives » (Introduction à la stratégie, p. 37). En démarquant la définition de Liddell Hart pour l’appliquer à toutes les catégories de moyens, on peut concevoir qu’il existe une stratégie pour la conduite de la politique extérieure de la nation, mais elle n’est plus militaire. Il faut cependant être sans illusions : l’idéologie marxiste-léniniste ne voit que des rapports conflictuels. Des stratégies indirectes sont effectivement menées contre nous, mais tout ce qui se passe n’en provient pas. Adopter les thèses de l’adversaire, c’est déjà reconnaître sa victoire.
La dissuasion. La stratégie n’est que hors-d’œuvre ou dessert. Il reste plusieurs plats de résistance dont le premier est « la bombe ». Le général Le Borgne prend à bras le corps le paradoxe fondamental de la dissuasion : elle repose sur un danger si terrifiant que l’on hésite à le brandir tellement il paraît excessif. D’autres formes de dissuasion sont inopérantes parce que le risque est trop faible. « … Le caractère affreux de ce que l’on élabore est le garant même de l’efficacité qu’on attend de la stratégie nouvelle… Le militaire le plus dissuasif est celui qui s’embarrasse le moins de dissuasion. Les généraux soviétiques l’ont compris de longue date ».
Cette apparente contradiction porte notre auteur à qualifier la dissuasion de stratégie « bête et méchante ». La formule fait choc, mais il consacre en fait une bonne partie de son livre à prouver que la dissuasion n’est pas si bête et qu’elle n’est pas méchante. Il est cependant conscient que l’énormité de la menace fait sa faiblesse. On est donc obligé de strictement limiter son domaine d’emploi à ce qui est « intérêt vital ». La « bombe » n’est pas objet de guerre mais de méditation, l’inverse du pari de Pascal : un risque infini pour un enjeu limité.
Le général Le Borgne se représente le risque sous la forme d’un produit de deux facteurs, l’un étant la gravité des dommages que l’on redoute, l’autre la probabilité d’occurrence de l’événement (4). Il ajoute ce qu’il appelle « les manœuvres de crédibilité » dont la principale serait constituée par l’action du corps de bataille et de l’arme nucléaire tactique qui forment « un piège à escalade ». Ainsi est étendu à toute guerre conventionnelle ou nucléaire le bénéfice de la dissuasion nucléaire. Alors le soldat, c’est-à-dire le militaire de ce corps de bataille se trouve dans une situation très inconfortable : « Le voici à préparer une mission dont la mise en œuvre signifierait son échec. Plus encore, c’est de la perfection de la préparation qu’on attend le succès, comprenez le non-passage à l’acte… Il y faut une bien grande conscience professionnelle ou beaucoup d’inconscience ». Cela semble donc aller plus loin que le Livre blanc de 1972 où il était question de contraindre l’adversaire « à recourir à une attaque dont l’intensité justifierait à l’évidence à ses propres yeux, à ceux des Français et à ceux du monde, le recours à la riposte nucléaire », mais relève de la même logique. C’est probablement dans cette même logique qu’on doit examiner le problème de l’arme à neutrons (Chapitre 6, page 93) qui, pour notre auteur, paraît deux fois ambiguë : est-elle « escaladante » ou non, stabilisante ou déstabilisante ? On peut alors se demander si cette arme ne pourrait trouver sa place comme valeur ajoutée au corps de bataille dans son rôle dissuasif, en tant qu’arme bien adaptée à la bataille d’arrêt.
Pour sortir du paradoxe de la dissuasion, on peut aussi se débarrasser de la « bombe », mais on condamne la dissuasion. Or celle-ci est bien commode. L’opinion publique, en s’emparant du problème, devient facteur de stratégie (en fait, elle devient un enjeu qu’on se dispute !). Le général Le Borgne examine les solutions de remplacement les plus connues pour toutes les repousser. Utilisation des technologies dites « émergentes » et « technoguérilla » ne permettent pas de répondre à la question : comment arrêtera-t-on la guerre ? La résistance armée, la guerre populaire sont des formes de guerre totale. La résistance non violente ne peut être qu’un complément aux stratégies de guerre, mais il y a incompatibilité technique et divergence philosophique entre résistance armée et objection de conscience. II n’y a pas de solution de substitution à l’arme nucléaire. Les stratégies de remplacement ne sont que des adjuvants aux manœuvres contre les menaces floues.
États-Unis et défense de l’Europe. Pour le général Le Borgne, la dissuasion française est la dissuasion pure. Les États-Unis ont deux stratégies dissuasives, l’une insulaire, l’autre européenne, qui ne sont pas forcément compatibles entre elles. Pour les Soviétiques, comme dit le journaliste Michel Tatu, tout le monde se demande quand la doctrine affichée par Moscou est la plus fausse. Depuis le 18 janvier 1977 (Discours de Brejnev à Toula), il semble qu’à leur tour ils considèrent que la guerre ne peut plus être un moyen de la politique. Mais le seul contact physique entre les deux superpuissances n’existe qu’en Europe et celle-ci n’est pas le sanctuaire américain. Pour lui donner le bénéfice de la dissuasion, les États-Unis sont obligés de se livrer à ce que le général Le Borgne appelle des « contorsions » : « flexible response », doctrine Rogers, euromissiles. Pour lui, les deux premières envisagent trop facilement de transformer l’Europe en champ de bataille. La troisième est en contradiction avec les deux autres qui tendent à relever le seuil nucléaire. La stratégie française bête et méchante ne peut s’harmoniser sans effort avec une stratégie « tordue ». L’Initiative de défense stratégique (IDS) accentue le caractère insulaire de la défense américaine. Les résultats d’un simple programme de recherches sont encore trop aléatoires et une efficacité relative ramènerait à la destruction mutuelle assurée. Le but lointain, la disparition des armes nucléaires, est un piège dont Gorbatchev a fait bon usage à Reykjavik.
L’Europe reste protégée par deux stratégies nucléaires, celle de l’Otan et celle de la France. Cette dernière se sentira concernée par toute agression soviétique sur le rideau de fer, mais elle ne doit pas dévaloriser pour autant sa menace nucléaire par des comportements irréfléchis. La force d’action rapide appartient à la seule puissance nucléaire du continent et on ne l’engagera pas si on ne veut pas engager le reste. En fait la France joue le rôle de conscience stratégique de l’Alliance en répétant que la guerre n’est pas possible, qu’elle est ce qu’il faut éviter. Alors quelle Europe, quelle défense de l’Europe ? L’unité politique et militaire est une affaire insoluble qui se heurte au problème allemand et à l’existence de l’arme nucléaire. Une bombe européenne pourrait être française : « La France devenue île artificielle est à son tour piégée. Manifester à ses alliés sa solidarité militaire sans désacraliser ni le sanctuaire ni la bombe qui le garantit, telle est la contradiction dans laquelle est enfermée la stratégie de la France. Cette contradiction est sa stratégie ». L’Europe de l’Ouest a pourtant mieux à faire qu’à se militariser. Elle sait mieux que tout le monde que la guerre est morte. « Seule région du monde pacifiée – pacifique –, on oublie trop vite ce que cet état a de miraculeux ».
Le reste du monde. La deuxième partie du livre étudie ce qui se passe dans l’ensemble du monde qui n’est pas contraint à la paix par la « bombe ». De la violence virtuelle on passe alors à la violence vraie. Mais la guerre a-t-elle un sens ? La construction de l’espace international ne va pas de soi. Dans le Tiers-Monde, nombre de terrains vagues offrent un champ fertile aux affrontements. Les conflits se déroulent sur les ruines des empires. La notion d’État n’est pas la même dans nos pays laïques et en milieu musulman.
Le général Le Borgne retrouve ici Clausewitz pour prôner la défensive, forme la plus « facile de la guerre », convenant au faible et guerre « juste ». « Le temps est proche où la guerre offensive, conduite par de franches armées, apparaîtra comme un outil politique totalement périmé ». On peut se demander si, ici, les mots « offensive », « défensive » ne sont pas ambigus. Simples procédés opérationnels, ils ne comportent aucune connotation morale. Toute autre serait l’offensive initiale d’un agresseur pénétrant chez un voisin. Une armée purement défensive est vouée à la défaite. L’analyse de la situation mondiale paraît beaucoup plus pertinente quand elle voit de nombreuses situations belligènes dans le Tiers Monde. « Nul besoin, pour que la violence se déchaîne, des agissements de l’une ou l’autre puissance ». Pourtant la notion de « Rimland » reçoit une importance nouvelle chez les Américains. La France doit assister et protéger les pays africains par devoir plus que par intérêt : « Elle évite que seule la force décide ».
L’ouvrage donne une bonne place à la guerre révolutionnaire et à la subversion, non sans prendre quelques précautions. Il y a des souvenirs douloureux pour les militaires français, mais aussi des usages immodérés du concept qui entraînent des réactions excessives et rendent suspecte la moindre allusion. « Notre siècle est subversif ». Mais adopter les façons, c’est adopter la philosophie. La guerre révolutionnaire n’est pas la guerre. Les militaires ne peuvent, seuls, y faire échec. Ils n’y réussissent pas et s’y salissent beaucoup. Affaire faite, on ne manque pas de leur en faire reproche.
Les illusions de la guerre limitée sont également dénoncées. Pour les Anglo-Saxons, une guerre est limitée si elle n’intéresse pas leur territoire, ce qui ne peut satisfaire les Européens. La guerre peut être limitée pour un parti, totale pour l’autre. D’ailleurs « va-t-on tuer ou mourir pour une cause médiocre ? Pour le combattant, il n’est pas de guerre plus totale que celle où il se fait tuer ». La « bombe » n’oblige pas à la modération militaire. Elle impose l’exclusion de la guerre. Les démocraties ne peuvent mener que des guerres totales.
Le général Le Borgne étudie également ce qu’il appelle « la violence expressive ». Ni guerre totale ni guerre limitée, elle participe de l’une et de l’autre. « Elle vise seulement à affirmer une détermination donc une vérité… La violence n’est ici que langage mais langage indubitable ». Ici on ne comprend pas très bien pourquoi notre auteur ne range pas dans cette catégorie tout ce qui est guerre et diplomatie. La « diplomatie de la canonnière » a encore de beaux jours devant elle si on la considère comme étant « les applications politiques de la force navale limitée », sous-titre d’un petit livre écrit par un diplomate britannique (5). Ce genre d’action va de la visite amicale d’un petit bâtiment de guerre jusqu’à l’opération britannique des Malouines (1982) ou celles des Américains sur la Grenade (1983) ou la Libye (1986).
La guerre est morte. Le dernier chapitre du livre est consacré à « la transparence ». Par ce vocable un peu mystérieux, le général Le Borgne veut dire qu’à l’heure actuelle on ne peut rien cacher, tout se sait. « Les armes sont évaluées avant d’être construites, les affrontements potentiels offerts à nos méditations ». Les combattants sont visibles sur le champ de bataille. « Une conscience planétaire se développe où progressent d’un même pas, perception et réprobation ». Même la violence expressive a du mal à subsister. Cette transparence joue contre l’État lui-même.
Finalement la guerre est morte, car « l’arme nucléaire tue la guerre. La sainte et puissante défense fait de même, car tuer l’offensive, c’est tuer la guerre ». La transparence leur prête main-forte. Viendra le temps où le Tiers-Monde lui-même s’en apercevra. En attendant, il faut être prudent pour décourager les attardés et les tricheurs. Nous sommes interpellés par la stupidité du régime de l’Est et plus fortement par la vigueur de l’islam. L’Occident est la pointe avancée de l’humanité. « Il faut laisser sa chance à Dieu, telle est l’honnêteté de nos démocraties ». C’est donc par une sorte d’acte de foi que se termine ce livre. C’est montrer beaucoup d’optimisme et penser que les actions des hommes sont toujours raisonnables. Si la guerre est morte là où l’arme nucléaire l’a tuée, il est à mon sens, beaucoup moins sûr que défense et clairvoyance aient le même effet. Si c’était exact, la dissuasion en serait fortement affaiblie car on laisserait entendre qu’elle est inutile. J’ai envie de dire comme la vieille mère de Brejnev (6) : « Tout ça, c’est bien beau, Leonid. Et si les bolcheviks revenaient ». Nous vivons dans un monde incertain et dangereux.
(1) Michael Howard : « The forgotten dimensions of strategy », Foreign Affairs, été 1979.
(2) « Théories stratégiques », tome II, chapitre l : « Généralités sur la manœuvre stratégique ».
(3) Brian Bond : « Liddell Hart, a study of his military thought ». chapitre 2 : « The strategy of indirect approach, 1925-1930 ».
(4) La Recherche, décembre 1986 : « La prévision du risque technologique », par Jean-Pierre Signoret et Alain Leroy. On trouve dans cet article une notion du risque qui est très voisine.
(5) Sir John Cable : « Gunboat diplomacy. 1919-1979 », 2e édition, séries « Studies in international security », The Macmillan Press, 1981. D’après ce livre (p. 19), de janvier 1970 à décembre 1979, il y a eu plus de soixante incidents avec 23 gouvernements agresseurs et 48 gouvernements victimes, certains plusieurs fois.
(6) Hedrich Smith : « The Russians ». Ballantyne books, New York.