L'auteur a fait, à l'automne 1972, un voyage en Chine où il s'est entretenu avec le Premier ministre, Chou Enlai, et avec le vice-ministre des Affaires étrangères, Chiao Kuan-Hua. Il en a révélé une partie dans deux articles publiés par le New York Times Magazine les 11 et 18 mars 1973. Nous reproduisons ici, avec l'aimable autorisation de l'auteur, de larges extraits de son premier article qui a trait essentiellement à l'éventualité d'un conflit sino-soviétique. Selon l'auteur, les Soviétiques ont déjà été tentés d'opérer une castration nucléaire de la Chine et ils ne peuvent indéfiniment reculer devant la question : « Que faire de la Chine ? ». L'auteur parie pour une décision de sagesse : l'accord nucléaire soviéto-américain de juin 1973 semble lui donner raison. À noter, dans le même sens, l'offre faite par M. Brejnev à la Chine, à la même époque, d'un pacte de non-agression.
« Y aller ou ne pas y aller »
Une définition simple de l’aliénation mentale est l’incapacité de percevoir le monde réel, qui amène les aliénés à vivre dans un monde totalement irréel. Si vous acceptez cette définition, cependant, vous vous trouvez en face d’un choix troublant : ou bien les libéraux intellectuels américains sont fous, ou bien Chou En Lai est fou. D’une part il est évident que le point de vue des libéraux intellectuels, actuellement à la mode, exclut totalement l’hypothèse d’une attaque nucléaire préventive de l’Union Soviétique contre la Chine. Une telle brutalité de l’Histoire leur paraît invraisemblable — si ce n’est comme une conséquence de l’absurdité bien connue de la politique américaine. D’autre part, il est également évident que le Premier Ministre Chou En Lai et les autres dirigeants chinois croient fermement à une très sérieuse possibilité d’une attaque préventive soviétique — qui serait nécessairement nucléaire, la Chine ayant également des armes nucléaires. La conscience de ce danger conditionne la politique actuelle chinoise, tant intérieure qu’étrangère et constitue la clef, essentielle à la compréhension de toutes sortes d’autres questions, grandes et petites.
Si nous commençons par les très petites, la conscience qu’a la Chine de ce danger m’a même ouvert les portes de ce pays, pour un voyage qui a duré de la mi-novembre à la mi-décembre (1972) et m’a amené dans des territoires qui n’ont pas été visités par un journaliste étranger depuis bien des années. Lorsque la première course aux visas chinois pour des Américains commença, il ne me vint pas à l’esprit d’en solliciter : j’avais beaucoup trop critiqué certains aspects de l’évolution de la Chine communiste — et plus spécialement ces deux étranges convulsions du grand Bond en avant et de la grande Révolution culturelle. En automne 1972 cependant, je reçus un message d’un ami sino-américain. Il revenait de Pékin où son père avait eu une position élevée quoique honorifique parmi les partisans non-communistes du régime. Il me dit que certains membres du gouvernement chinois voulaient savoir pourquoi je n’avais pas demandé de visa puisque maintenant des journalistes « de toutes nuances » étaient les bienvenus dans la nouvelle Chine.
Après réflexion, je conclus qu’il ne pouvait y avoir qu’une explication à cette surprenante semi-invitation. Pendant les années qui avaient suivi la publication du livre de Harrison E. Salisbury sur le sujet, j’avais été le seul parmi les journalistes américains et même européens à écrire régulièrement sur la concentration massive, continue et terriblement coûteuse des forces soviétiques sur la frontière nord de la Chine. Compte tenu de l’intérêt particulier que je portais à cette affaire, j’ai donc demandé un visa que j’ai obtenu relativement rapidement, quoique des affaires personnelles m’aient amené à remettre mon voyage jusqu’en novembre dernier. En bref, ce que j’avais dit au sujet de la concentration des forces soviétiques était le motif principal de l’accueil très exceptionnel qui me fut réservé en Chine. La menace impliquée par cette concentration continue d’être des plus graves. Maintenant, je pense que je sais également comment cette menace est perçue par les Chinois eux-mêmes. Le moment est donc venu de résumer les faits saillants — quoique j’ai toujours le sentiment de parler de la géographie de la face cachée de la Lune lorsque j’aborde ce sujet dans le climat américain actuel.
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