L’année stratégique 1987
Jusqu’à une époque récente, les annuaires de référence en matière de géostratégie étaient tous écrits en anglais. Parmi eux les plus réputés étaient, et sont toujours, les deux ouvrages complémentaires publiés par le célèbre IISS, c’est-à-dire l’International Institute for Strategic Studies de Londres, et intitulés respectivement : Military Balance et Strategic Survey. Le premier paraît en juillet de chaque année et présente à cette date la composition des forces militaires et la situation des dépenses de défense de 140 pays. Groupées par régions stratégiques, ces données sont précédées par une courte synthèse des changements survenus dans la région en matière militaire, économique et diplomatique.
Le Strategic Survey, quant à lui, est publié en mai (l’édition 1986-1987 vient ainsi de paraître). Il passe en revue, lui aussi, l’évolution de la situation dans chaque région stratégique, mais en y sélectionnant les seuls thèmes d’actualité. En outre, un chapitre de l’ouvrage est consacré aux négociations sur la maîtrise des armements (arms control) et une annexe récapitule, toujours par région, la chronologie des principaux événements survenus pendant l’année écoulée. Ces deux ouvrages sont rédigés collectivement par des experts internationaux qui restent anonymes ; ajoutons que leur ton, sinon leur tendance, est très anglo-saxonne.
Il existe par ailleurs une publication annuelle en langue anglaise qui fait autorité en matière de situations des armements et de négociations sur le désarmement, c’est le SIPRI Year Book, rédigé et publié par le Stockholm International Peace Research Institute, organisme financé par le gouvernement suédois et animé par un conseil d’administration et un conseil scientifique de composition internationale. Inutile de préciser que la tendance de cet ouvrage est neutre, pour ne pas dire neutraliste (Egon Bahr et un Allemand de la RDA, République démocratique allemande, figurent dans le conseil d’administration), et qu’elle est aussi franchement antinucléaire. Mais les données chiffrées et techniques, très abondantes et le plus souvent inédites, qu’il réunit ne sont pas contestables. Enfin, il faut citer aussi comme publication annuelle en langue anglaise sur ces sujets, Soviet Military Power éditée par le gouvernement américain, dont il n’est pas besoin de souligner l’engagement, mais aussi la qualité de la documentation, qui, soit dit en passant, comprend cette année des reproductions de photographies de notre satellite Spot (Satellite pour l’observation de la Terre), acquises commercialement. Ajoutons que ce dernier document va être traduit en français et que le Strategic Survey l’a été l’année dernière, sous le titre Faits stratégiques, comme en a rendu compte notre revue.
Si nous avons rappelé un peu longuement l’existence de tous ces documents, c’est pour situer dans quel contexte paraît L’Année stratégique 1987, qui fait l’objet de la présente note de lecture. Il faudrait d’ailleurs ajouter au décor ainsi planté, deux publications annuelles françaises de caractère plus géopolitique que géostratégique : le rapport Ramsès (Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies) et l’annuaire État du monde (Annuaire politique et géopolitique mondial). Le premier, dont nous avons rendu compte longuement dans la livraison de février 1987 de cette revue, est publié par l’Ifri (Institut français de relations internationales) sous la direction de Thierry de Montbrial, et le second est rédigé par une équipe internationale sous la direction d’un collectif qui comprend Yves Lacoste. Enfin, ajoutons pour être complet que Jacques de Lestapis a entrepris sous le titre Military Powers (en anglais dans le texte) de publier une étude approfondie des forces armées de la Ligue arabe, dont les premiers volumes viennent d’être présentés dans cette revue.
La concurrence est donc sévère pour L’Année stratégique 1987, qui est rédigée par une équipe de chercheurs français d’origine universitaire sous la direction de Pascal Boniface, et publiée cette année sous le patronage de la Fondation pour les études de défense nationale. L’initiative de diffuser un document de l’espèce avait été prise en 1985 par Jacques Soppelsa, président de l’Université Paris I et de l’Institut national supérieur d’études de défense et de désarmement (Insed), qui avait alors éclairé son objectif comme suit : les ouvrages de référence d’origine anglo-saxonne « font autorité dans le monde, mais suivant un système d’analyse qui ne correspond pas à la tradition française en ce domaine. Notre but est de fournir, suivant une orientation scientifique française, mais sans chauvinisme aucun, un annuaire de référence qui puisse satisfaire les besoins d’un large public qui s’intéresse aux questions géostratégiques ». Cette année, c’est l’amiral Pierre Lacoste, président de la Fondation pour les études de défense nationale, qui présente la livraison 1987 de L’Année stratégique, en souhaitant que cet ouvrage apporte « sa contribution au nécessaire développement du débat stratégique dans notre pays », et aussi qu’il « contribue à l’effort de diffusion et d’information qui s’impose pour mieux faire connaître, hors de nos frontières, les thèses et les points de vue de nos chercheurs ».
L’Année stratégique 1987 insiste donc sur l’aspect de vision rétrospective et de bilan des événements qui sont survenus sur notre planète depuis la première édition de ce document. À cette fin, elle analyse successivement la situation dans les principaux espaces géostratégiques suivant une séquence adaptée de celle des documents de l’IISS : France, Europe occidentale, Europe méditerranéenne, URSS et Europe de l’Est, États-Unis, Amérique latine, Maghreb et Proche-Orient, Afrique subsaharienne, Asie et Pacifique. On y trouve par ailleurs un chapitre sur la maîtrise des armements, des tableaux insérés dans chacune des sections géographiques qui récapitulent les forces militaires en présence, des annexes donnant pour tous les pays concernés les dépenses militaires, les effectifs militaires, les importations et les exportations d’armes, ces chiffres étant assez anciens (1983) et présentés en pourcentage des PNB, des habitants ou du commerce extérieur, ce qui est certes significatif, mais probablement insuffisant comme références pour des chercheurs. Figurent aussi dans les annexes deux tableaux récapitulant respectivement les systèmes centraux américains et soviétiques et les armes nucléaires de théâtre en Europe (France exclue), dont les données n’apportent pas de révélation par rapport à ceux fournis par le Military Balance et le SIPRI Year Book. Le tableau le plus intéressant est celui concernant les forces conventionnelles Est-Ouest en présence sur le théâtre européen ; en effet il fournit les estimations françaises sur ce sujet, c’est-à-dire officielles pensons-nous, répondant ainsi aux critiques qui avaient été faites dans le passé de notre côté aux présentations du Military Balance. Ajoutons enfin que l’ouvrage comporte un atlas géostratégique très bien réalisé des principales zones de tension actuelles. Comme nos lecteurs le constatent, L’Année stratégique 1987 se propose donc dans sa conception de réaliser dans un seul ouvrage les objectifs du Military Balance et du Strategic Survey. Elle est d’ailleurs au moins égale en volume à la somme de ces deux ouvrages, compte tenu de son format, de sa pagination en colonnes doubles et des caractères adoptés.
La rédaction de ce document a visiblement été terminée avant les deux événements majeurs qu’ont constitués récemment les propositions en cascade de Mikhaïl Gorbatchev relatives à la dénucléarisation de l’Europe et la victoire remportée au Tchad sur Kadhafi par Hissène Habré, ce qui vieillit prématurément certaines analyses. Mais la plupart d’entre elles restent intéressantes en tant que récapitulation de référence, et certaines en tant que vision prospective. Nous avons retenu en particulier les remarques suivantes : à propos de la France, « Cette fois encore (il s’agit de la Loi de programme militaire) la France a pu choisir de tout faire ou presque. Le pourra-t-elle encore à l’avenir ?… L’exemple britannique laisse à méditer sur la réussite des replis stratégiques en bon ordre… Le retour au pré carré pourrait en être la conclusion finale ». À propos de l’Europe occidentale, nous sommes moins optimistes que l’auteur de l’analyse lorsqu’il fait état d’une avancée politique dans la coopération franco-allemande au plan militaire ; comme nous l’avons déjà écrit ici, nous avons plutôt constaté, quant à nous, un désintérêt croissant des milieux allemands pour le sujet, au bénéfice d’un renforcement de la coopération germano-britannique. À propos de l’Europe méditerranéenne, le rédacteur reprend à juste titre le jugement percutant de l’amiral Gagliardi sur la Méditerranée : « Une mer à ennuis, une mer qui a horreur du vide et qui se remplit lentement mais sûrement, une mer occupée, exiguë et fermée » ; mais partant de cette constatation, on peut regretter que la Méditerranée n’ait pas été traitée en tant que région stratégique, ce qui aurait permis de faire ressortir son écartèlement entre les tensions Est-Ouest et les tensions Sud-Nord, sans parler des tensions Nord-Nord et Sud-Sud. À propos de l’URSS et de l’Europe de l’Est, nous avons retenu particulièrement l’évolution que l’auteur croit distinguer de la pensée stratégique soviétique « vers une doctrine Ogarkov », laquelle privilégierait l’option conventionnelle ; nous avons noté aussi la création en Union soviétique d’un ministère de l’Informatique, qui pose le problème de la compatibilité du développement de l’information et du maintien de l’emprise sur la population d’un régime totalitaire. À propos de l’Amérique latine, nous avons noté des précisions très intéressantes sur le développement des industries et des exportations d’armement au Brésil. À propos de l’Afrique subsaharienne, nous avons retenu, outre l’analyse que nous donne l’auteur du rôle de la France, les trois « facteurs géostratégiques spécifiques » qu’il souligne : faible coût des interventions militaires, distinction entre les idéologies internes et les politiques extérieures, particularité de l’islamisme africain et rôle conservateur des confréries face à l’intégrisme et à l’anarchisme libyen. Enfin à propos du Pacifique Sud, l’auteur avait bien perçu la méfiance croissante de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande à l’égard des initiatives soviétiques et libyennes, qui a été confirmée depuis au point que le ministre australien des Affaires étrangères, Bill Hayden, vient de reconnaître que la France avait encore un rôle à jouer dans le Pacifique.
Nous avons sélectionné ces quelques exemples parmi d’autres, pour montrer combien l’ouvrage peut être stimulant pour la réflexion stratégique. Son intérêt à ce sujet étant acquis, la question qu’il est permis de se poser ensuite est celle de son adaptation en tant que document de référence pour des chercheurs spécialisés dans ce domaine. La principale critique constructive que nous nous permettons de lui faire à ce propos est l’absence d’un index par matière traitée, par noms géographiques et par noms de personnes cités, ainsi que celle d’une liste des encarts, qui sont très nombreux et souvent intéressants. Par ailleurs, on pourrait souhaiter que certaines des analyses soient revues par des professionnels de la chose militaire, afin d’éviter des impropriétés de termes ou quelques jugements trop péremptoires. Enfin on pourrait imaginer que la conception de l’annuaire stratégique français s’inspire de celle du Ramsès, lorsqu’il traite des domaines politique et économique, c’est-à-dire qu’il comporte deux parties : la première passant en revue les événements significatifs survenus à travers le monde dans le domaine stratégique et la seconde traitant en profondeur certains thèmes d’actualité. Cette année, on aurait pu choisir par exemple, et avec d’autres : les problèmes libyen et syrien, le terrorisme, l’alimentation en armes des conflits du Tiers-Monde, la présence soviétique dans les Caraïbes, l’effet des sanctions contre l’Afrique du Sud, la poussée antinucléaire dans le monde. On se rapprocherait ainsi également de la conception du Strategic Survey, à la rédaction duquel va présider dorénavant François Heisbourg, puisqu’il va prendre prochainement les fonctions de directeur de l’IISS. Les échanges d’idées entre lui et Pascal Boniface se feront d’ailleurs tout naturellement : n’ont-ils pas en effet rédigé en commun l’excellent ouvrage « La Puce, les Hommes et la Bombe », dont nous avons souligné le grand intérêt à nos lecteurs dans la livraison de mai 1986 de cette revue ?